Cet article est extrait du numéro 33 de mars 1989 de la revue Politique Africaine. Vous pouvez en charger une version PDF sur le site de la revue à l’adresse http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/033059.pdf
Auteur: J-P. Augustin Y.K. Drabo
« Au Sport, citoyens ! »
L’arrivée au pouvoir du CNR (Conseil national de la révolution) et la mise en oeuvre du processus de transformation de la société ne se traduisent pas par des mesures uniquement politiques et économiques ; étroitement associée à celles-ci, la volonté d’institutionnaliser aussi le sport est d’emblée proclamée et inlassablement réaffirmée. Le sport conquiert ainsi rapidement une position centrale dans le discours politique dominant. Il est l’expression d’une nouvelle politique manifestée par la définition d’une sorte d’objectif sacré vers lequel se doit de tendre l’énergie de tout le peuple : la réconciliation de la santé du corps avec celle de l’esprit ; la production frénétique d’un corpus oratoire de célébration des corps vigoureux et travailleurs ; l’allégresse de la « mise au sport », comme H. Lefèvre parlait de la mise au travail, assortie d’un dispositif d’incitations et de sanctions élaboré avec un zèle certain.
Pour la première fois dans l’histoire du Burkina indépendant s’élabore, tout au moins au niveau du discours, un projet sportif en tant que tel. On chercherait en vain les traces d’une quelconque politique nationale du sport dans le Burkina d’avant août 1983 ; on trouverait une série d’actions quasi instinctives, insuffisamment suivies et soutenues pour désigner une vraie politique (1). C’est donc bien, en ce domaine également, d’une rupture profonde qu’il s’agit
Le sport comme thérapie de masse
D’emblée, le sport se voit assigné une mission conciliatrice. A lui est dévolue la charge de remembrement d’une société désarticulée, à cause à la fois de l’éloignement de la ville par rapport aux campagnes et de l’inégalité constitutive des politiques gouvernementales précédentes.
L’intérêt que le nouveau pouvoir porte au sport est souligné par la nomination d’un des artisans du coup de force du 4 août, le capitaine Henri Zongo, puis d’une femme à la tête du ministère qui en a la charge. L’innovation que le CNR introduit ainsi est double : c’est en effet la première fois qu’une femme au gouvernement hérite d’un autre ministère que de celui des Affaires sociales, comme c’est la première fois que la conduite de la politique sportive lui est attribuée. Au plan symbolique, on est en présence d’une double signification, voulue à l’évidence par le CNR.
Les fondements de la nouvelle politique sportive sont rapidement esquissés par le régime révolutionnaire : promotion d’un sport de masse, mise en place d’une infrastructure adéquate, notamment par la construction d’un terrain dans chaque village (soit 7 000 en tout) et d’une trentaine de stades (un par chef-lieu de province), considération égale pour toutes les disciplines sportives.
Le volontarisme affiché au plan intérieur se double d’un véritable activisme sportif au plan extérieur, au nom du rapprochement entre les peuples par le sport. Par ce biais, le Burkina se pose comme l’agent de réactivation du sport en Afrique et, à ce titre, il fera de la redynamisation du CSSA (Conseil supérieur du sport en Afrique) l’un de ses chevaux de batailles diplomatiques : en juin 1984, par exemple, face à la crise de confiance qui affecte le Bureau exécutif du CSSA, le Burkina, devant « l’irresponsabilité » des autres partenaires, se pose en sauveur d’une institution africaine menacée de mort. Autre exemple : lorsque le Liberia revient sur sa décision d’organiser la troisième tournée de football de la zone trois du CSSA, le Burkina se propose « in extremis », pour pallier cette défection ; c’est, précise alors un journaliste burkinabè, parce que « le Liberia s’est dérobé a la dernière minute », avant d’en profiter pour exalter l’acte de « panafricanisme » que constitue l’attitude de son pays. C’est dans ce contexte de prise en charge systématique des institutions sportives africaines communautaires, où le Burkina semble vouloir pratiquer la visibilité maximum, que celui-ci annonce sa décision de boycotter les Jeux, olympiques de Los Angeles pour protester contre le soutien des États-Unis au régime de Pretoria.
Cette « spectacularisation » de la volonté politique sportive se traduit progressivement sur le plan national par un discours volontariste de plus en plus abondant qui débouche sur un projet totalisant marqué par le souci d’encadrer pratiquement toutes les activités (2). Ainsi, dès septembre 1984, le Conseil des ministres institue la pratique du sport dans les services de l’État et en indique les modalités de mise en oeuvre. Chaque CDR (Comité de défense de la révolution) de service ou de secteur géographique est tenu de désigner des responsables aux activités culturelles et sportives. Ceux-ci, assistés par une cellule d’une dizaine de militants, sont chargés d’une action de sensibilisation sur la nécessité de pratiquer le sport. Parallèlement sont envisagées des rencontres périodiques entre les responsables du ministère et ceux préposés aux activités culturelles et sportives dans les CDR.
Officiellement, cette volonté de diffusion du sport (dans toute la société est justifiée par un désir de « démocratisation » du, sport, car « un peuple sportif est un peuple sain et un peuple- sain est un peuple producteur ». Le 28 juillet 1984 offre au CNR l’Occasion d’une célébration hautement symbolique de la nouvelle politique sportive. Ce jour-là a lieu l’inauguration du stade omnisports maintes fois promis au Burkina et dont la construction fut régulièrement. annonce crée puis retardée durant la décennie achevée. Ce projet avait fini: par devenir un thème idéologique récurrent qui irriguait tes discours des hommes politiques de l’ex-Haute-Volta„ comme l’était l’exploitation du manganèse de Tambao sans cesse présentée comme imminente. L’inauguration du stade, naturellement baptisé: « Stade du 4 août », coïncide avec le premier anniversaire de
« Parce que nous voulons une société saine, bien équilibrée, assurée sur ses jambes, fraîche d’esprit et de corps,
Dans la presse nationale, cette orientation ferme de la politique sportive trouve des échos assurés ; on va vite faire de la pratique du sport de masse « un critère distinctif du degré d’engagement de chaque militant (…). C’est dire que l’inaptitude totale de tout individu à la pratique du sport équivaut à une inaptitude totale de ce dernier à servir le peuple dans
Très tôt, après le discours du chef de l’État rendant désormais obligatoire la pratique du sport pour tous les fonctionnaires, fleurissent dans la presse des tableaux représentant un barème de notes établi en fonction des performances réalisées selon l’âge et le sexe. Ainsi, le test de vitesse du
39 ans permet d’obtenir des notes de 1 à 20 : à un temps de 13 secondes et 8 dixièmes est attribuée la note 20, mais chaque dixième de seconde supplémentaire correspond à un point en moins jusqu’à la note 1 (15 secondes et 7 dixièmes). Pour améliorer la condition physique et les performances, un entraînement rationnel et méthodique est assigné à tous et à chacun. Assumé sur les lieux du travail, il présente le couple « travail-sport » comme les deux faces d’une même réalité :
« C’est pourquoi le sport et le travail ne feront désormais qu’un et notés comme tel car l’on ne peut en effet traiter de la même manière celui qui s’engage, qui prend des risques, qui produit plus et mieux, et cet autre qui manque d’imagination créatrice, qui est avare de son effort et paresseux de son rendement » (6).
Au total, on assiste ainsi à la « mise au sport » au Burkina déjà évoquée. Le processus est d’autant plus intéressant que le sport apparaît alors comme l’élément constitutif majeur d’une nouvelle citoyenneté.
Sport et nouvelle citoyenneté
En effet, on ne peut dissocier la valorisation du sport par le CNR du projet global de transformation de la société engagé dès le mois d’août 1983. Ce projet affirme sa volonté de contrôler le plus étroitement possible l’ensemble de la société civile et politique et se propose de forger une sorte de nouvelle citoyenneté afin de réaliser l’objectif premier de la révolution : « faire passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie voltaïque, alliée à l’impérialisme, aux mains du peuple ». Pour atteindre cet objectif, le CNR n’hésite pas à mettre en cause les autorités coutumières, à proroger l’interdiction des partis politiques, à réduire le pouvoir syndical, à surveiller les activités associatives ; il propose un nouveau modèle de socialisation politique en créant les CDR qui constituent l’outil principal de la révolution et sont les représentants du pouvoir révolutionnaire à la base. Leur statut, rendu public au mois de mai 1984, précise qu’ils ne sont pas un parti mais un mouvement de masse auquel adhère le peuple « sur la base d’une plate-forme anti-impérialiste ». Les CDR jouissent de la primauté sur toute autre organisation et doivent intervenir à tous les niveaux de l’espace social : dans les quartiers, les villages, les administrations et les lieux de travail. Quatre tâches essentielles leur sont assignées : un rôle politique de formation idéologique et de contrôle des ennemis de la révolution ; un rôle socio-économique avec la construction d’écoles, de dispensaires et de soutien du secteur commercial lié aux sociétés d’État ; un rôle de défense car « un peuple conscient assure lui-même la défense de la patrie » ; et, enfin, un rôle culturel et sportif. Il s’agit donc bien d’un projet global et totalisant (7) qui doit permettre l’homogénéisation du champ social et l’émergence d’un homme nouveau.
Dans ce schéma, la valorisation des activités physiques et du sport permet de donner une visibilité aux actions entreprises ; elle favorise l’intégration sociale et politique des jeunes et des adultes, l’attachement au régime, et conduit à la construction d’un nouvel univers symbolique de pratiques et de représentations. Le sport est l’occasion de manifestations collectives grâce auxquelles le pouvoir révolutionnaire s’efforce de capter à son profit la conscience émotionnelle d’appartenance.
Mais, dans l’esprit du CNR, le sport se doit d’être plus que cela et participer aux transformations sociales entreprises pour atteindre l’objectif révolutionnaire. Son message est d’affirmer que le peuple ne pourra compter que sur ses propres forces et que chaque citoyen doit chercher en lui-même la dynamique nécessaire.
« Le sport, c’est la victoire sur soi-même, la victoire sur nos instincts de paresse et de mollesse. Une lutte contre le défaitisme et la peur de perdre. Une lutte contre l’adversité, contre autrui » (8).
Plus qu’un moyen de dépassement, le sport est donc présenté comme un instrument de luttes révolutionnaires :
«. Ce n’est pas un simple creuset du divertissement. Il nous aide à effacer toutes nos divisions conjoncturelles et pousse tout le monde garçons, et filles, à regarder la nécessité absolue d’unifier nos rangs .pour mener à bien chacun, sa, mission (…). Le sport en tant que valeur sociale, dont la pratique n’est pas uniquement motivée par de simples envies ou caprices, mais surtout par des facteurs politiques et économiques ».
Le sport apparaît donc bien comme un relais de la politique ; il bat le rappel des masses et participe à la mobilisation par un travail s’exerçant sur l’individu et sur les foules. Dans le discours révolutionnaire, il se situe au rang des valeurs positives à promouvoir et renvoie à une transformation qualitative de l’ordre social (10).
Dans l’ensemble, la politique sportive du CNR diffère peu de celles habituellement élaborées par les régimes autoritaires. Pour l’essentiel, il s’agit d’exalter la fibre patriotique et la ferveur nationale. Le déploiement des couleurs dans les stades, l’hymne national chanté lors des manifestations sportives doivent magnifier le sentiment national par l’organisation, partout où c’est possible, de véritables grands-messes patriotiques. Mais dans le cas du Burkina, un degré supplémentaire a été franchi avec la désignation du sport comme moyen privilégié de socialisation politique, dans la perspective de cette nouvelle citoyenneté sous-tendant le projet révolutionnaire.
Or, c’est précisément à ce niveau qu’a achoppé la politique sportive du CNR. Si, au quotidien, les manifestations sportives et en particulier les matchs de football dans les quartiers et les villages, comme d’une manière générale toutes les rencontres sportives collectives qui associent des équipes et un public, ont été bien perçues par la population, les réactions négatives se sont progressivement manifestées face aux obligations de pratique dans les services. Ces résistances furent d’autant plus efficaces qu’elles tentèrent de contourner prudemment les décisions de l’État ; dans de nombreuses administrations, la protestation face aux mesures obligées prit des formes variées telles que le retard aux exercices, la disparition discrète après l’appel, la production de certificats médicaux de complaisance, le non achat de la tenue exigée (notamment le jogging frappé du sigle du CDR de l’administration). Cette manière de jouer avec les normes imposées par l’État peut prêter à sourire mais elle cachait en réalité l’agacement d’une grande partie de la population qui reprochait au gouvernement de pratiquer la dialectique du vouloir et du non vouloir, ce qui le conduisait à en faire à la fois trop et pas assez par rapport à ses objectifs proclamés : trop dans les dispositions contraignantes de « mises au sport » et pas assez dans les moyens proposés, notamment en équipements, en subventions et en organisations. L’échec du projet révolutionnaire s’est inscrit là de manière au moins aussi « parlante » qu’il l’a été au niveau des sites réputés plus politiques et/ou économiques (réforme agro foncière, démantèlement de la chefferie coutumière, réduction du pouvoir syndical…). L’abandon des obligations sportives par le Front populaire, dès janvier 1988, n’a fait qu’en prendre acte.
J.-P. Mignon, Afrique : jeunesses uniques, jeunesses encadrées, Paris, l’Harmattan, 1984; cf. en particulier le passage concernant le sport dans le chapitre consacré à
Sur la vision officielle du sport sous
Cette course deviendra par la suite le a Tour du Faso », organisé chaque année.
Carrefour africain, 4 octobre 1985.
Ibid.
Carrefour africain, 18 octobre 1985.
(1) R. Otayek, « Avant-propos », Politique africaine, 20, décembre 1985, p. 8.
Th. Sankara, conférence de presse de décembre 1986, cité par P. Labazée, « La société burkinabè vue par le pouvoir révolutionnaire : du discours à l’action », communication présentée à la journée d’étudeR. Otayek, « Avant-propos », Politique africaine, 20, décembre 1985, p.
Carrefour africain, lu novembre 1985.
P. Labazée, op. cit., p. 21.
J.-P. Augustin Y.K. Drabo
Université de Bordeaux III