Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara parus de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. Nous les mettrons en ligne petit à petit dans l’ordre chronologique où ils ont été publiés.
Cet article intitulé Les vieux mythes volent en éclat est paru le 4 septembre 1983. Mohamed Maïga y analyse les premières mesures prises par le gouvernement révolution arrivé au pouvoir le 4 août 1983. Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/. Cet article a été retranscrit par Mahamadi Ouedraogo et Bruno Jaffré, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga
La rédaction
De notre envoyé spécial MOHAMED MAIGA
C’est dans un enthousiasme délirant que les masses populaires voltaïques ont salué le retour de Thomas Sankara au pouvoir. Les difficultés, les défis restent cependant considérables et seul un regroupement de la gauche pourrait empêcher la réaction de redresser la tête.
Brazzaville, Congo, 5 août 1983.
Fraîche, l’aube naissante apporte une nouvelle qui aura l’écho d’un coup de tonnerre : là-bas, en Haute-Volta, à quelque 3 000 km, le capitaine Thomas Sankara a repris le pouvoir. Dès le petit matin de ce vendredi, des petits groupes se forment dans les rues de la capitale congolaise, à l’écoute des nouvelles qui proviennent de Ouagadougou. Dans la matinée, plus aucun doute n’est permis : « le capitaine » est bel et bien de retour. C’est le délire. On s’embrasse ; on saute à pieds joints. Des badauds esquissent gigues et entrechats.
Cependant, quelques doutes subsistent. Les radios occidentales font état de coups de feu par-ci, de confusion par-là, espérant secrètement l’échec du coup d’État. Les télex? Ils restent désespérément muets. Comme les communications téléphoniques avec l’étranger. Pour les vingt ans de sa révolution, la République populaire du Congo renouvelle l’ensemble de ses télécommunications.
Un air de fête
Ouagadougou, Haute-Volta, 19 août.
Ici, plus qu’un grondement de tonnerre, l’événement du 4 août a été vécu comme un tremblement de terre. Pensez donc! Un tel retournement de situation! A un moment où tout semblait compromis, perdu pour la gauche et les forces démocratiques voltaïques, parce que la Sainte-Alliance réactionnaire ne lésinait sur aucun moyen pour assurer la victoire totale et définitive de la droite nationale. L’impression de bouleversement nous accueille dès notre arrivée à l’aéroport international de Ouagadougou, avec l’enchevêtrement de mitraillettes Kalachnikov à l’épaule des militaires et des poings levés des militants à la révolution naissante. Au climat de « vigilance » de l’aéroport s’ajoute un autre, dans les rues, celui de la mobilisation et de la détermination. Si la droite adopte un profil bas, la jeunesse et les travailleurs soufflent un air de libération et de fête, voire de kermesse populaire. Les uns et les autres s’empressent cependant d’ajouter : « Nous devons nous mettre au travail au plus vite. La révolution, ce n’est pas la fête ».
Une page de l’histoire voltaïque semble donc avoir été définitivement tournée le 4 août 1983, après une dizaine d’années de soubresauts, de flux et de reflux, au grand dam, du reste, de tous ceux qui, à l’intérieur et hors des frontières nationales, ont activement milité sinon pour le Statu quo, du moins pour l’immobilisme. Le premier acte d’un chapitre nouveau est entamé.
Sa première caractéristique : l’irrésistible ascension de la gauche et des forces progressistes voltaïques, concrétisée par l’arrivée au pouvoir, le 7 novembre 1982, du Conseil de salut du peuple (CSP.) première version. Sous la poussée des travailleurs urbains, avec l’appui de ceux des campagnes, grâce à l’action des militaires nationalistes, des forces, hier condamnées au silence, voire à la clandestinité, accèdent aujourd’hui aux commandes des affaires de l’État.
C’est un progrès immense dans un pays dont on voulait faire un modèle de néo-colonie « modérée ». Parmi ces forces ascendantes : la Ligue patriotique pour le développement (Lipad), la bête noire de la réaction locale. Elle a été pourfendue par tous les régimes — de droite— qui se sont succédé à la tête de l’État depuis sa création en 1973. Lorsque, le 17 mai 1983, Thomas Sankara a été limogé et arrêté, le chef de l’État, Jean-Baptiste Ouédraogo, s’en est pris en termes particulièrement hostiles à la Lipad, qu’il qualifiait de « groupuscule minoritaire ayant voulu s’emparer du pouvoir en manipulant le capitaine Sankara ». Le 28 juin 1983, l’ancien président revenait à la charge lors d’une conférence de presse essentiellement consacrée à la gauche voltaïque, et qui réhabilitait les forces du passé.
Signe des temps : Les voltaïques trouvent normal et bénéfique qu’aujourd’hui, des militants de la Ligue participent au gouvernement, dont la composition a été rendue publique le 24 août
1983. Ils sont cinq dans un cabinet qui compte vingt personnes. Parmi eux : l’unique polytechnicien du pays, Philippe Ouédraogo, un ingénieur des mines à qui échoit le super-ministère de l’équipement et des Communications ; le professeur Adama Touré, ministre l’information ; un progressiste, proche de la Lipad, prend en charge la délicate diplomatie voltaïque : Arba Diallo, brillant cadre des Nations unies des cercles diplomatiques africain.
L’émergence de la Ligue était en fait inscrite dans les faits. Depuis sa création, voici dix ans, son audience n’a cessé de croître pendant qu’elle s’implantait dans tous les milieux socioprofessionnels du pays — ce qui par ailleurs a fait d’elle la cible privilégiée de la droite. Jetant un regard critique l’évolution de son pays, Philippe Ouedraogo, détendu, le front plutôt haut sur des traits réguliers, nous déclarait le 26 août : « Nul n’est indispensable, certes, mais il est évident que plus rien de durable ne peut être entreprit dans ce pays sans la gauche, en particulier la Lipad ». Outre le fait qu’elle est de loin le plus important creuset de l’intelligentsia et des technocrates progressistes, la Ligue patriotique, plus dynamique que jamais, demeure aujourd’hui la mieux structurée des organisations politiques voltaïques. Cette réalité est d’autant plus importante que la relève est urgente, mais aussi plus que jamais nécessaire. D’où l’importance des propos que nous a tenus le président (et un fondateurs) de la Lipad, Hamidou Coulibali : « La gauche doit faire preuve de sa capacité à diriger la Haute-Volta, un pays très difficile et complexe. »
Deuxième trait dominant, du nouveau chapitre de la Haute-Volta du 4 août : la mobilisation de toutes les forces derrière la capitaine Thomas Sankara et le Conseil national de la Révolution (CNR). D’ores et déjà, la gauche travaille à son unification, afin d’être le noyau de ce vaste mouvement populaire que porte le C. N. R. Plusieurs rencontres ont eu lieu dans ce sens entre les leaders qui, hier, étaient rivaux plus qu’alliés. Ce regroupement de la gauche est d’autant plus indispensable et urgent que l’abattement actuel de la droite ne doit pas faire illusion. Elle relèvera la tête aussitôt le choc de sa « défaite psychologique » passé. Et même battue, elle reste relativement puissante, ce que les Voltaïques reconnaissent volontiers.
Le nouvel État a fort bien compris la nécessité d’une relève efficace. Aux tentatives de regroupement des forces progressistes au sein d’un front répond, comme un écho, la nature du premier gouvernement de Sankara président. Si la gauche y fait une entrée remarquée et sans surprise, il n’en demeure pas moins un cabinet de regroupement et d’union, qui n’a jeté l’anathème et l’ostracisme sur aucune force politique. Toutes les tendances importantes y trouvent un ou deux représentants. Du vieux R.D.A. (Rassemblement démocratique africain au P.A.I. (Parti africain de l’indépendance), en passant par l’U.L.C. (Union des Luttes Communistes). Bref, un gouvernement qui au lendemain de sa composition, d’évidence jouit d’un très net préjugé favorable et dont le sérieux et les compétences techniques des membres sont reconnus jusque dans des milieux ouvertement hostiles au moindre changement social. Dont un gouvernement d’union et de combat, qui s’est attaqué à ses tâches dès le lendemain de sa formation.
Troisième caractéristique, complémentaire des deux précédentes : la mise en place de structures nouvelles, préfigurant le changement et le pouvoir de demain. II s’agit des Comités de défense de la révolution (C.D.R.), appelés à se constituer dès la prise du pouvoir par le C.N.R. Leur rôle : défendre, bien sûr, la révolution. Par les armes si nécessaire. Mais aussi se consacrer, dans les villes et les campagnes, aux tâches d’animation et de développement, sur les plans économique, social, culturel et politique. Autant dire que, cellules de base du nouveau pouvoir, les C.D.R. sont appelés à en être la charpente. La droite a également mesuré l’importance des C.D.R. Après en avoir dénoncé la création sous prétexte qu’ils ouvraient la voie à des exactions, elle les prend d’assaut après s’être subitement découvert des… vertus révolutionnaires.
Ainsi, des chefs féodaux et des conservateurs notoires poussent certaines de leurs ouailles se présenter aux élections qui, au niveau du quartier (pour les villes) et des villages, sont sanctionnées par la désignation des « délégués ».
Certes, la grande majorité de ces révolutionnaires de la dernière heure mordent – c ’est normal – la poussière. Mais l’amplification de ce mouvement de récupération ne manque pas d’inquiéter et d’intriguer certains militants de la gauche, qui font état de la trop grande tolérance du nouveau régime. Toujours est-il que les critères d’appartenance aux C.D.R. seront très prochainement définis, tout comme leur philosophie. Du reste, comme l’a souligné, le 26 août dernier, le chef de l’État, président du C.N.R., les bureaux actuels des C.D.R. sont provisoires, et la clarification sera faite au vu de l’efficacité avec laquelle les uns et les autres se seront acquittés de leurs responsabilités.
Outre cette tactique de « récupération du changement », comme disent les Ouagalais, la droite laisse, en 1983, un lourd passif socio-économique, après vingt-trois ans de règne et d’immobilisme politique. L’héritage est particulièrement lourd sur le plan social. La féodalité du pays mossi reste influente, notamment en milieu rural, perpétuant, en Haute Volta plus qu’ailleurs, des structures et des rapports sociaux des plus anachroniques et finalement réfractaires au développement, à l’épanouissement et l’émancipation du peuple voltaïque. Les « moro naba » (rois traditionnels) tout-puissants disposent encore des moyens de production ruraux. La tradition leur donne le droit d’octroyer ou de retirer à tout moment et à qui bon leur semble les champs et les lopins de terre. Le Voltaïque des campagnes ne peut s’adresser à eux qu’en se jetant par terre et en se couvrant de poussière, signe de soumission et d’humilité totales.
Sur le plan économique, au vu du bilan laissé, le mythe d’une « Haute-Volta jusque-là bien gérée » vole en éclats. En 1981, la dette publique était de quatre-vingt-quatre milliards de francs C.F.A, pour un produit intérieur brut (P.I.B.) de cent vingt dollars (de 1981) par habitant. Depuis, cette dette s’est sensiblement alourdie. De même, en 1983, le déficit budgétaire sera de 15 milliards alors qu’il était de 3,604 milliards en 1982. Pire, en 1982, si le pays a exporté pour 20 milliards, ses importations ont été de 91.4 milliards, soit un déficit de 71,4 milliards.
Certes, nul ne s’attend un « miracle » de la part des nouvelles autorités. D’autant que la droite, toutes forces confondues, ne leur facilitera pas la gestion économique nationale. L’ambition du régime du 4 août est de mobiliser le peuple voltaïque pour vaincre cette situation, qui se traduit par un analphabétisme touchant 95 % des sept millions de Voltaïques (le taux le plus élevé en Afrique occidentale), 5600 lits d’hôpital pour tout le pays (à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso essentiellement) et une espérance de vie de trente-neuf ans. Une situation dont la droite, un quart de siècle durant, s’est bien accommodée parce qu’elle lui profitait. Mais aussi un défi que les forces progressistes doivent révéler, tant il conditionne le succès du changement en cours. Leurs atouts : la disponibilité du peuple voltaïque, son aspiration à un sort meilleur et la conscience que, faute de capitaux de plus en plus difficiles à trouver, la solution au sous-développement actuel ne peut être trouvée que dans les cerveaux et les muscles des enfants de la Haute-Volta.
Mohamed Maïga
Source : Afrique Asie N°304 du 12 septembre 1983

















