Au nom du «Grand peuple des déshérités»

L’expérience révolutionnaire du petit Burkina Faso n’aurait pas eu un tel retentissement si Thomas Sankara ne l’avait inscrite à l’échelle mondiale. Comme le bolivarien Chávez aujourd’hui, le panafricaniste Sankara plaidait avec ferveur pour l’unité des «pays de la périphérie», comme l’on disait alors. Dès son premier discours aux Nations unies, Thomas Sankara annonce la couleur: «Ma seule ambition est une double aspiration: premièrement, pouvoir, en langage simple, celui de l’évidence et de la clarté, parler au nom de mon peuple, le peuple du Burkina Faso; deuxièmement, parvenir à exprimer aussi, à ma manière, la parole du «Grand peuple des déshérités», ceux qui appartiennent à ce monde qu’on a malicieusement baptisé tiers monde. Et dire, même si je n’arrive pas à les faire comprendre, les raisons que nous avons de nous révolter.»
Devant la communauté internationale, le jeune président souligne la «solidarité spéciale [qui] unit ces trois continents d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique», un «ensemble tricontinental» qu’il voit uni «dans un même combat contre les mêmes trafiquants politiques, les mêmes exploiteurs économiques».
Ses pairs du Sud ne sont pas épargnés par les coups d

e griffes. En particulier, ceux qui acceptent de plier sous le fardeau de la dette. En ce début des années 1980, la chute des prix agricoles mondiaux et la hausse des taux d’intérêt mettent les Etats du tiers monde à la merci de leurs créanciers du Nord. L’absence de réaction commune des Africains exaspère Thomas Sankara: «Combien de chefs d’Etat sont prêts à bondir à Paris, à Londres, à Washington lorsqu’on les appelle en réunion mais ne peuvent pas venir ici, à Addis-Abeba, en Afrique? Allons-nous continuer à laisser les chefs d’Etat chercher individuellement des solutions au problème de la dette avec le risque de créer chez eux des conflits sociaux qui pourraient mettre en péril leurs stabilités et même la construction de l’unité africaine?» demande-t-il en 1987 aux représentants de son continent réunis en Ethiopie. Pour Sankara, la question de la dette est aussi vitale que symbolique: les détenteurs de capitaux ont «joué au casino avec l’Afrique»; la crise de la dette doit être leur défaite, pas celle des peuples. «La dette ne peut pas être remboursée parce que si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mouront pas. Soyons en sûrs. Par contre, si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons en sûrs également!» lance-t-il à la tribune de l’Organisation de l’unité africaine (OUA). On ne parle pas alors, pas encore, de «dette odieuse».

Mais Thomas Sankara n’hésite pas à rappeler les responsabilités: «La dette s’analyse d’abord de par ses origines. Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme. Ceux qui nous ont prêté de l’argent, ce sont ceux-là qui nous ont colonisé, ce sont les mêmes qui géraient nos Etats et nos économies, ce sont les colonisateurs qui endettaient l’Afrique auprès des bailleurs de fonds, leurs frères et cousins. Nous étions étrangers à cette dette, nous ne pouvons donc pas la payer.» Avec les indépendances, accuse Sankara, la mainmise du Nord s’est poursuivie mais sous une autre forme: «La dette, c’est aussi le néo-colonialisme où les colonisateurs se sont transformés en assistants techniques; en fait, nous devrions dire en assassins techniques. Ces bailleurs de fonds nous ont été conseillés, recommandés. On nous a présenté des montages financiers alléchants; nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans, même plus c’est-à-dire que l’on nous a amené à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus», prédit-il avec clairvoyance.
«Reconquête savamment organisée de l’Afrique», nouvel «impérialisme» par «l’esclavage financier», le fardeau de la dette exige donc une réponse à la mesure du défi. Interpellant le président de l’OUA, il réclame la constitution d’un «Front uni d’Addis-Abeba contre la dette». «Ce n’est pas de la provocation. Je voudrais que très sagement vous nous offriez des solutions. Je voudrais que notre conférence adopte la nécessité de dire clairement que nous ne pouvons pas payer le dette. Non pas dans un esprit belliqueux, belliciste. Ceci, pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner. Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence! Par contre, avec le soutien de tous, dont j’ai grand besoin, [applaudissements] avec le soutien de tous, nous pourrons éviter de payer. Et en évitant de payer nous pourrons consacrer nos maigres ressources à notre développement.» Deux mois et demi plus tard, Thomas Sankara est renversé et assassiné.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE

Saisissez votre commentaire svp!
SVP saisissez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.