Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, alors journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara. Il a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. L’article que nous publions ci-dessous a été écrit quelques jours après le 4 août 1983, la prise du pouvoir par Thomas Sankara et ses camarades, qui marque le déclenchement de la Révolution. On note que Mohamed Maïga évoque la mort de Somé Yorian suite à son suicide. On sait depuis longtemps qu’il a été tué par des militaires du camp de Thomas Sankara et de Blaise Compaoré
Cet article a été retranscrit par Achille Zango, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga.
La rédaction
L’amertume de la Saint Alliance réactionnaire
Par Mohamed Maïga
Ce n’est pas à un spectaculaire renversement de situation qu’ont procédé en Haute-Volta, dans la nuit du 4 au 5 août, le capitaine Thomas Sankara et ses partisans. Cela ne constitue en effet une surprise que pour ceux qui s’acharnaient à prendre leurs désirs pour des réalités. Ce cinquième coup d’État de la Haute-Volta indépendante – qui fêtait précisément ses vingt-trois ans le 5 août – est avant tout un juste retour des choses. Et un échec cuisant pour la réaction nationale, régionale et les intérêts néocoloniaux français.
Juste retour des choses parce que te régime issu du coup de « Cube Maggi », le 17 mai dernier, flottait dans l’irréel et revêtait, jour après jour, des allures de mauvais gag de film de série B. Inconsistant, il l’était aussi bien par rapport à l’armée qu’à l’égard des aspirations populaires. L’ancien président Jean-Baptiste Ouédraogo, le colonel Somé Yorian, alias « Cube Maggi » et leur homme de main, le capitaine Jean-Claude Kamboulé, se retrouvaient totalement isolés au sein des forces armées nationales – leur tentative maladroite de liquider l’ex-Conseil de salut du peuple (C.S.P.) et leur acharnement à trahir les aspirations du mouvement progressiste militaire étaient totalement rejetés par l’écrasante majorité du C.S.P. Tant et si bien que l’imagination fertile de certains allait jusqu’à leur faire voire le putsch du 17 mai comme une ruse de l’aile gauche du C.S.P. animée par Thomas Sankara : se laisser évincer pour mieux reprendre le pouvoir et opérer une clarification définitive, en en écartant les éléments de la droite conservatrice !
Mais de tout cela, les lecteurs d’« Afrique-Asie » ont pu, depuis le 17 mai, prendre une juste mesure. Ils savent que dès le lendemain même de ce coup, le pouvoir commençait à échapper à « Cube Maggi » et à ses complices. D’ailleurs, seuls les esprits chagrins pouvaient nier que la réalité du pouvoir fût entre les mains de Thomas Sankara et du capitaine Blaise Compaoré commandant de la garnison de Po[1].
Premier acte de la déconfiture de ce pouvoir irréel : le suicide, en juin, du commandant de gendarmerie qui avait procédé à l’arrestation de Thomas Sankara, le malheureux ayant été pris de remords et exprimant, dans une lettre laissée à sa famille, ses regrets d’avoir été manipulé et entraîné dans une opération contraire à ses convictions.
Deuxième acte : le refus persistant de toutes les unités de l’armée voltaïque de recevoir les soldats ou officiers périodiquement arrêtés par « Cube Maggi » signe manifeste de la défiance des garnisons voltaïques à l’égard du régime du 17 mai. Une défiance particulièrement remarquée le 13 juin, lorsque la troupe refusa de répondre à l’appel aux armes lancé par « Cube Maggi », annonçant une fausse attaque des commandos de Po sur la capitale.
Troisième acte : selon certaines sources, une tentative de suicide du colonel Somé Yorian, qui, se sentant de plus en plus isolé, voyant, le pouvoir lui échapper et prenant conscience d’avoir joué à l’apprenti sorcier, aurait ainsi voulu faire une « sortie honorable ». Si cette tentative de suicide, dont la réalité n’a pas été confirmée, n’a en tout cas pas mis fin aux jours du colonel, la nuit du 4 août semble bien, elle, avoir définitivement mis fin à la longue carrière de ce sous-officier de « la coloniale », qui doit son surnom de « Cube Maggi » au fait d’avoir mariné dans toutes les sauces gouvernementales de la Haute-Volta indépendante.
Le retour du « capitaine » constitue un échec surtout pour la droite nationale qui pensait avoir trouvé en Jean-Baptiste Ouédraogo le paravent idéal. Le médecin commandant ne tenait-il pas un langage vaguement réformiste et « réaliste », tout en restant totalement fidèle à l’ancienne classe politique (qu’il réhabilitait hâtivement) et à la hiérarchie catholique, l’une des plus retardataires d’Afrique ?
Pour la réaction voltaïque, l’échec est aussi daté : 22 mai 1983. Sa « marche de soutien » au nouveau (et désormais ancien) régime fut un fiasco retentissant soixante-dix manifestants seulement, dont quelques ministres alors que les contre-manifestants, rudoyés par la gendarmerie, étaient estimés, eux, à plusieurs milliers de personnes. Un échec similaire, sinon plus humiliant, était enregistré à la mi-juin quand une autre « marche de soutien », celle de l’ancien président Maurice Yaméogo, dut être annulée à la seule évocation de la mobilisation des forces progressistes. Le 22 juin, enfin, le tandem Ouédraogo-Yorian buvait la coupe jusqu’à la lie : leur propre manifestation réunissait moins d’une centaine d’individus.
Isolés dans l’armée, les deux hommes ont pris alors l’exacte mesure de leur impopularité. Quant à la droite qui les sponsorisait, elle a, depuis le 5 août, adopté le « profil bas », tandis que le peuple voltaïque organisait des manifestations d’allégresse et célébrait l’avènement d’une « ère nouvelle ».
Avec la droite voltaïque, c’est l’ensemble de la réaction régionale qui doit être gagnée par l’amertume. Elle n’a pas lésiné sur les moyens politiques et financiers pour déstabiliser le régime du C.S.P., éliminer son aile militante et mettre fin au processus de changement social. Des hommes d’affaires de tout acabit, des dirigeants politiques d’États voisins de la Haute-Volta ont bel et bien trempé dans l’opération du 17 mai 1983. Obnubilés par « la subversion internationale », s’autoterrorisant en évoquant l’ombre du colonel Kadhafi, ils ont même voulu entraîner la France dans un véritable traquenard : intervenir énergiquement pour soutenir la réaction locale contre les pseudos « agents de la Libye » dont le Ghanéen Jerry Rawlings et Thomas Sankara bien sûr !
Tant pis pour cette Sainte-Alliance réactionnaire si elle se refuse à comprendre la mutation qui s’opère dans les armées africaines, tout comme dans l’ensemble de la société. Elle aura toutes raisons de se morfondre un peu plus en Haute-Volta, où sa bête noire, Thomas Sankara, dont elle voulait la tête à tout prix, de Premier ministre devient chef de l’État. A la place d’un C.S.P. qui cherchait sa voie, elle trouve un Conseil national de la Révolution (C.N.R.) apparemment plus radical. Tant pis pour la réaction ! Mais tant mieux pour le peuple voltaïque, qui peut espérer, lui, retrouver le chemin du progrès et sortir enfin de la nasse dans laquelle l’enserraient la droite, la féodalité coutumière et quelques sphinx de l’Église catholique. Maintenant, il appartient aux jeunes officiers du 5 août de faire leurs preuves et, surtout, de tirer les leçons de leurs erreurs, qui ont failli leur coûter le pouvoir et la vie.
Mohamed Maïga
Source : Afrique Asie N°302 du 15 août 1983.
[1] Cf., dans Afrique-Asie N° 300 du 18 au 31 juillet 1983, l’interview de ce dernier