Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. Nous les mettrons en ligne petit à petit dans l’ordre chronologique où ils ont été publiés.
Cet article intitulé Quand la politique sort des villes est paru le 14 février 1983. Dans cet article, Mohamed Maïga évoque les efforts du nouveau gouvernement, Thomas Sankara est premier ministre depuis janvier, pour aller à la rencontre des populations et expliquer les changements en cours.
Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/. Cet article a été retranscrit par Cléophas Zerbo, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga
La rédaction du site thomassankara.net
Quand la politique sort des villes
Par Mohamed Maïga
Une nouveauté dans un pays où 95% des 7 millions d’habitants, les paysans n’étaient sollicités que pour servir de masse de Manœuvre à une minorité citadine.
La politique sort des villes pour gagner le monde rural. Innovation de taille parce que ce pays qui, à juste titre, se targuait naguère de bénéficier d’une démocratie politique ou plutôt d’une liberté d’expression exemplaire en Afrique occidentale francophone, était aussi celui d’un paradoxe saisissant. L’élaboration des décisions jusque dans le détail, aussi bien que les discussions sur la chose publique, étaient le mono- pole quasi exclusif d’une minorité de citadins dont, il est vrai, la combativité est bien connue même hors des frontières nationales. En revanche, les campagnes, où vivent 95 % des 7 millions de Voltaïques, n’avaient guère voix au chapitre. Ces derniers n’étaient sollicités qu’à l’approche des échéances électorales, quand quelque baron de la politique nationale se décidait à rendre visite, se plaçant du reste, la plupart du temps, sur des bases fortement ethno-régionalistes, aux Voltaïques de la brousse.
Depuis la fin du mois de janvier, les missions d’information conduites par des responsables politiques ou gouvernementaux sillonnent systématiquement les onze départements de ce pays de 274 000 kilomètres carrés. Objectif: sensibiliser, comme on le dit ici, les populations rurales aux objectifs et à la politique nationale du nouveau pouvoir. En d’autres termes, pour citer un responsable politique, « il s’agit d’amener tous les Voltaïques à poser et à se poser des questions sur la vie du pays et à prendre leurs affaires en mains ».
C’est dire que l’organe suprême du pays, le Conseil du salut du peuple (C.S.P.), du médecin-commandant Jean- Baptiste Ouédraogo, veut non seulement se faire comprendre du public voltaïque mais aussi et surtout mettre en place des cadres organisationnels à l’intérieur desquels tous les citoyens sont invités à discuter en toute liberté de la vie du pays.
C’est dans cet esprit qu’il faut placer la mission d’information qui, conduite par le ministre de l’Information, Adama Fofana, sillonne durant une dizaine de jours, à partir du 15 février, le Sud- Ouest du pays. Elle intervient après celle effectuée du 31 janvier au 5 février par plusieurs délégations officielles dans les départements des Hauts- Bassins, de la Comoé, du Sahel et du Nord.
Chacune de ces visites a donné lieu à d’importants meetings populaires au cours desquels le public s’est librement exprimé en posant les questions les plus cruciales, mais aussi en exigeant les réponses les plus claires. Comme dit ici, les responsables nationaux ont été soumis à des interviews populaires marathons. En ce sens, une mission d’information a été révélatrice: il s’agit de celle effectuée le 3 février à Bobo Dioulasso, la métropole économique du pays, par l’un des membres du CSP, le Capitaine Blaise Compaoré. Soumis au feu roulant des questions de toute sorte, cet officier, qui a joué un rôle déterminant dans l’exécution du coup d’État du 7 novembre 1982, a eu à répondre aussi bien sur les raisons profondes et immédiates du putsch que sur la nature et les objectifs du C.S.P. ou sur les perspectives politiques offerts depuis la fin de l’année dernière.
Comme nous l’a confié l’intéressé lui- même, « on assiste à l’heure actuelle à une mobilisation sans précédent du peuple voltaïque, essentiellement des paysans jadis désarmés et impuissants devant les systèmes économiques et politiques affameurs de peuples, des élèves et étudiants tourmentés face une école dont la fonction principale est la reproduction d’agents d’un système social attardé, et de tous les travailleurs qui aspirent à une émancipation par et pour le travail ». Le capitaine Compaoré a eu aussi à répondre à d’autres thèmes de préoccupation. Ainsi, selon lui, « les citoyens nous demandent très souvent si, au bout de deux ans, le C.S.P. va de nouveau les livrer aux politiciens véreux d’antan La réponse est claire, ajoute-t-il, l’engagement pris sera honoré, le mouvement des forces armées ne sera pas au pouvoir pendant plus de deux ans, l’essentiel étant d’élever le niveau de conscience générale, et de tracer les cadres institutionnels de la Haute-Volts nouvelle ».
Ce travail de « conscientisation », une innovation majeure, touche particulièrement l’armée. Ainsi, le C.S.P. se permet-il de publier le numéro zéro de « Armée du peuple », un hebdomadaire « de lutte et d’information » dont la devise est « s’intégrer et s’identifier peuple ». Blaise Compaoré a également eu à répondre à des interrogations relatives à la cohésion du pouvoir et à celle de l’armée dans son ensemble. Il est évident que le C.S.P. regroupe plusieurs tendances. Comme le déclarait récemment le chef de l’Etat, plusieurs voix s’y font entendre, même si les objectifs politiques fondamentaux sont communs. Mais la démarche pour y parvenir, elle, donne souvent des débats houleux.
Des accents de liberté
Cependant, à en croire les tenants du pouvoir, la réalité est fort éloigné des rumeurs alarmistes qui, périodiquement parcourent les milieux politiques. Le fait est que, si le pouvoir mobilise ses forces, ses adversaires en font tout autant mais différemment. Ainsi, il est assuré que certaines questions posées lors du meeting de Bobo Dioulasso sont bel et bien parties de Ouagadougou, leur objectif étant évidemment d’embarrasser. Cela est de bonne guerre et constitue une des exigences du débat démocratique. Un débat vif, amplifié, relayé et entretenu par une presse qui a retrouvé les accents de liberté que le régime précédent avait voulu tuer.
Ainsi, une partie de la presse voltaïque se fait-elle l’écho de préoccupations multiples : l’opportunité de maintenir en vie la cour spéciale de sûreté héritée de l’ancien régime, avec lequel, logiquement, elle aurait dû mourir; l’opportunité d’une certaine rigueur extrême dans la volonté de moraliser la vie publique, etc. Il est souhaitable que le pouvoir entende la voix de ceux qui pensent différemment, il est tout aussi souhaitable et légitime de s’attendre qu’une partie de l’intelligentsia voltaïque ne se fige pas dans une attitude oppositionnelle – facile quand elle n’est pas pur snobisme-, qui pourrait l’amener à passer à côté de certaines réalités politiques et sociales. Mais cela est une autre affaire.
Pour l’instant, on assiste au début des grandes manœuvres politiques, tant à l’intérieur que sur le plan diplomatique. Ainsi, tout laisse présager pour la semaine à venir une offensive diplomatique de grande envergure. Aussi bien vers certains pays africains qu’en dehors du continent. Mais, aussi, en direction du Mouvement des non-alignés dont la Haute-Volta nouvelle entend devenir un membre bien plus actif qu’elle ne l’était jusque-là.
Μohamed ΜAÏGA
Source : Afrique Asie N° 290 du 88 février 1983