Nous vous proposons ci-dessous un article de Piiga Souleymane Yaméogo, un des initiateurs du Balai citoyen, qui, après avoir obtenu une thèse en Corée du Sud est désormais un chercheur à temps plein, attaché à un laboratoire en Angleterre.

Ce texte nous parait important parce qu’il en existe trop peu qui, comme celui-ci,  décrypte en profondeur, plusieurs discours de Thomas Sankara. Le DOP (Discours d’orientation politique), le discours du 4 août 1987 et celui du 2 octobre 1987. Qui plus est il ne se contente pas de les citer, mais s’en sert comme source de base pour nourrir sa réflexion sur la problématique à laquelle il s’attelle : la Révolution était-elle démocratique, et Sankara était-il lui-même démocrate ?

Par ailleurs lors de l’échange que nous avons eu, à propos de l’article avant sa publication, il a clairement expliquer que désormais, il ne s’agit plus de travailler à informer sur ce qui s’est passé durant la Révolution. Il s’agit, pour sa génération, de préparer l’avenir en adoptant désormais une démarche critique de cette révolution. Une démarche toute nouvelle et porteuse d’avenir.

Notre site bien sûr ne souscrit ni ne réfute les thèses développées ici. Notre rôle consiste à le rendre accessible. Et nous publierons avec plaisir tout article de réflexion de ce type. Cet article, comme tous ceux du site, est suivi d’un forum qui permet à chacun d’entre vous de donner son point de vue. Le débat est ouvert. 

Bruno Jaffré


Sankara, le Démocrate : Héritier ou imposteur ?

par Souleymane Yamégo

Peut-on se dire héritier de la révolution sankariste de 1983-1987 et être antidémocratique ou sectaire ? Cette question est essentielle dans le contexte africain actuel, où les coups d’État se multiplient et où certains dirigeants exploitent la mémoire de figures comme Sankara pour justifier leur prise de pouvoir ainsi que leurs politiques antidémocratiques et autoritaires.

Ma thèse est que Sankara est un démocrate, et que sa révolution démocratique constitue le prolongement naturel de sa conception participative du pouvoir, fondée sur l’implication des masses dans la gestion de l’État. Je soutiens également que sa vision du centralisme démocratique aurait probablement échoué, et que si le temps le lui avait permis, il aurait, à l’instar de Rawlings, transformé sa démocratie populaire en une démocratie multipartite. Quoi qu’il en soit, la vision démocratique de la révolution de Sankara ne saurait être confondue avec une conception autoritaire et personnaliste, comme c’est le cas dans plusieurs régimes actuels qui, sous couvert de révolution, instaurent en réalité une dictature ou un régime autoritaire.

Le but de cet écrit n’est pas d’ouvrir un débat sur la nature du régime de Sankara – révolution ou coup d’État – car, en s’appuyant sur les théories de la révolution telles que définies dans les sciences sociales, cette période correspond bien à une révolution, même si elle n’est pas une révolution de masse, mais plutôt ce que Tanter et Midlarsky (2017) appelle un « revolutionary coup». Tanter et Midlarsky (2017)[1] identifient quatre types de révolutions: la révolution de masse (mobilisation large, forte violence, refonte structurelle), le coup d’État révolutionnaire (mobilisation limitée, violence modérée, réformes profondes), le coup d’État réformateur (mobilisation minimale et changements modestes), et le coup d’État de palais (initié par les élites, sans changement substantiel). À la lumière de cette typologie, de nombreux mouvements révolutionnaires africains – y compris le cas burkinabè – relèvent de la catégorie du « coup d’État révolutionnaire » : faible mobilisation de masse, violence limitée et insurgés engagés dans une transformation politique et sociale ambitieuse.

Dans ce texte, je ne propose pas une évaluation de la gouvernance révolutionnaire – cela fait l’objet d’un article intitulé « Révolution et gouvernance en Afrique : étude de cas de la révolution de Thomas Sankara (1983-1987) », actuellement en cours de révision, où j’effectue une analyse critique de la révolution et montre pourquoi, au-delà de ses acquis, la révolution sankariste a échoué et était structurellement condamnée à l’échec.

Ici, je porte un regard spécifique sur le caractère démocratique de la révolution Sankariste et la distance que Sankara lui-même a toujours maintenue vis-à-vis des régimes dictatoriaux. Cela pour dire qu’un régime se réclamant de Sankara ne saurait, par essence, être dictatorial et antidémocratique.

Je m’appuie ici exclusivement sur trois documents, que je considère fondamentaux et fondateurs de cette vision : le Discours d’Orientation Politique (DOP)[2] du 2 octobre 1983, le discours de clôture de la rencontre nationale des CDR du 4 Avril 1986[3], et enfin le discours prononcé le 2 octobre 1987 à Tenkodogo[4]. Ce choix ne signifie pas que d’autres documents importants n’existent pas, mais le DOP, écrit deux mois après la révolution, reste un texte fondateur de la pensée révolutionnaire de Sankara ; le discours sur les CDR constitue, selon moi, une analyse à mi-parcours très précieuse pour saisir la réflexion critique de Sankara sur sa propre révolution et les instruments de démocratisation du Burkina Faso ; enfin, le dernier discours du 2 octobre 1987, prononcé peu avant son assassinat, sonne comme un bilan lucide de la révolution, où Sankara, avec recul, évalue sa trajectoire et nous permet d’apprécier sa vision de la démocratie, en dépit des faiblesses, des ennemis déclarés, et des luttes internes. Pour plus de clarté méthodologique, je m’efforcerai de citer intégralement certains passages de ces discours afin d’éclairer et de renforcer mon point de vue..

Argument 1. La révolution sankariste était fondamentalement démocratique. Le DOP, document cadre de la théorie révolutionnaire de Sankara, proclame clairement la Révolution Démocratique et Populaire (RDP). Selon ce texte, la révolution vise à briser plus de 23 ans de domination impérialiste et de collaboration des élites locales avec celle-ci. Le DOP en dresse une liste exhaustive, identifie chaque acteur contre-révolutionnaire, et définit clairement les ennemis de la révolution. Il oppose donc la classe bourgeoise, qualifiée de contre-révolutionnaire, à une classe populaire constituée du peuple, de la paysannerie et de la petite bourgeoisie intellectuelle ou commerçante, susceptible de rejoindre les révolutionnaires. Une fois cette contradiction de classe posée, la révolution devient inéluctable.

Pour marquer la rupture avec les formes anciennes de l’État post-colonial, le DOP inscrit la révolution d’août 1983 dans la continuité des luttes insurrectionnelles passées. La RDP veut établir un État véritablement révolutionnaire, porteur d’espoir pour les masses longtemps marginalisées. Après avoir minutieusement planté le décor et défini le contexte de lutte des classes, le DOP présente la révolution d’août 1983 comme la réponse politique des masses à cette situation injuste. Mais faire une révolution est une chose; gouverner de manière révolutionnaire en est une autre, bien plus complexe. D’où la nécessité, selon Sankara, de donner une forme concrète à la gouvernance révolutionnaire : une révolution démocratique. Le centralisme démocratique qu’il adopte n’est pas inédit dans la tradition marxiste, même s’il est souvent synonyme de dérives autoritaires, d’exclusion des débats, de culte du leader et de purges internes, comme ce fut le cas du stalinisme post-Lénine (Christopher Read, 2024)[5]. Lénine plaidait pour une révolution organisée par des « professionnels » formant l’avant-garde de la classe ouvrière. Le centralisme démocratique qu’il proposait se caractérisait par la liberté de discussion et l’unité d’action. Sankara est resté fidèle à ce principe, qu’il s’est efforcé de défendre tout au long de la révolution, et dont l’empreinte est clairement perceptible dans le discours du 2 octobre 1987 que nous analyserons dans la dernière partie de ce texte.

Or, le DOP est clair : l’objectif final de la révolution sankariste est la démocratisation de la société burkinabè.

« L’adhésion enthousiaste des larges masses populaires à la révolution d’août est la traduction concrète de l’espoir immense que le peuple voltaïque fonde sur l’avènement du CNR pour qu’enfin puisse être réalisée la satisfaction de son aspiration profonde à la démocratie, à la liberté et à l’indépendance, au progrès véritable, à la restauration de la dignité et de la grandeur de notre patrie, que 23 années de régime néo-colonial ont singulièrement bafouée. » (DOP, p.6)

De ce point de vue, la révolution sankariste nous rappelle que la démocratie elle-même est souvent le fruit de révolutions, comme ce fut le cas en Angleterre (1688), aux États-Unis (1778), ou en France (1789). Depuis la Grèce antique, les révolutions démocratiques sont nées des luttes populaires pour obtenir un rôle dans la cité (cf. Fustel de Coulanges[6], Cheikh Anta Diop[7]). De ce fait, une révolution qui n’a pas pour finalité la démocratie – c’est-à-dire la remise du pouvoir entre les mains des masses populaires – ne saurait être considérée comme une véritable révolution.

Le DOP résume clairement cette vision:

« La révolution d’août est une révolution qui présente un double caractère : elle est une révolution démocratique et populaire. […] Ce caractère populaire de la révolution d’août réside aussi dans le fait qu’en lieu et place de l’ancienne machine d’État s’édifie une nouvelle machine à même de garantir l’exercice démocratique du pouvoir par le peuple et pour le peuple. » (DOP, p.18)

Argument 2.  La révolution sankariste visait à transférer le pouvoir au peuple tout en instaurant des garde-fous démocratiques.  Un des éléments fondamentaux de cette révolution est la création d’un instrument permettant aux masses de participer directement à la gestion de la cité. Dès le 4 août, la révolution appelle à la création des Comités de Défense de la Révolution (CDR).

« L’objectif de cette révolution consiste à faire assumer le pouvoir par le peuple. C’est la raison pour laquelle le premier acte de la révolution, après la Proclamation du 4 août, fut l’appel adressé au peuple pour la création des Comités de défense de la révolution (CDR). » (DOP, p.20)

Les CDR ont ainsi été mis en place comme instruments par lesquels le pouvoir populaire devait s’exercer concrètement. Même si leur efficacité demeure aujourd’hui un sujet de débat, leur nécessité s’imposait dans la logique même de la révolution. Sankara l’affirme d’ailleurs clairement le 4 avril 1986, lors de la clôture de la première conférence nationale des Comités de Défense de la Révolution.

Ce jour-là, il dresse un diagnostic lucide et sans complaisance de la situation des CDR. Bien qu’il reconnaisse les nombreuses réalisations positives accomplies, il admet aussi l’existence d’abus graves :

« Certains CDR ont fait des choses exécrables, indicibles… Mais comme ‘indicible’ n’est pas révolutionnaire, il faut tout dire. En effet, des CDR ont profité de la patrouille pour piller. Eh bien, nous les pourchasserons désormais comme des voleurs et nous les abattrons purement et simplement. Que cela soit clair ! Si nous avons des armes, c’est pour défendre le peuple. » (Discours du 4 avril 1986, p.7)

Et il insiste sur la nécessité de redéfinir le rôle des CDR, en condamnant fermement toute forme d’arbitraire ou de brutalité :

« Nous avons vu des CDR arrêter, enfermer, puis dire : “C’est ça, c’est le règlement, c’est la justice : on va te manœuvrer !” Non ! Chaque Burkinabè a droit à la protection des CDR, et la permanence CDR ne doit pas être un lieu de tortionnaires, mais au contraire une permanence où se retrouvent des responsables qui dirigent, qui organisent, qui mobilisent, qui éduquent et luttent en révolutionnaires. Mais il peut arriver qu’on éduque dans la fermeté, alors il faudra de la lucidité dans la fermeté. Cependant, les abus de pouvoir doivent être considérés comme étrangers à notre lutte. » (Discours du 4 avril 1986, p.8)

L’un des points que je souhaite particulièrement souligner dans ce texte est l’importance centrale que Sankara accordait à la redevabilité et au contrôle dans la mise en œuvre et la poursuite de la démocratie populaire. Pour lui, le principe « unité – critique – autocritique – unité » était fondamental. L’autocritique, loin d’être un aveu de faiblesse, représentait un moteur du progrès révolutionnaire :

« Nous en sommes conscients, nous sommes résolument engagés à combattre toutes ces pratiques négatives, néfastes à la révolution. C’est d’ailleurs l’une des motivations de cette Conférence. » (Discours du 4 avril 1986, p.8)

Sankara, c’est aussi le refus catégorique des slogans creux et du culte de la personnalité :

« C’est pourquoi nous devons bannir de nos manifestations les slogans creux, les slogans lassants, inutilement répétitifs et finalement irritants. On arrive à des manifestations, on vous crie 25 fois “La patrie ou la mort, nous vaincrons !” : ça commence à être un peu trop ! Non ! Les CDR-magnétophone, de côté ! On improvise des slogans pour meubler le temps. » (Discours du 4 avril 1986, p.9)

L’analyse de cette partie du texte, et surtout du discours de Sankara face aux CDR, me semble l’une des plus fortes prises de parole du leader burkinabè à son peuple. Il y invite à sortir du populisme, des slogans creux et des gestes vides de sens. Il insiste sur la primauté de l’action sur l’autocélébration et les discours stériles qui ne changent pas la vie des populations, rappelant que l’objectif est leur bonheur concret. En pédagogue, il souligne la nécessité de travailler sérieusement pour obtenir des changements qualitatifs, allant jusqu’à porter un regard critique sur la tenue des CDR, la propreté des services publics ou encore le comportement hypocrite de certains de leurs membres. Il fait de la pédagogie un outil central de sa gouvernance, conscient que son peuple, en grande partie analphabète, doit être abordé avec un langage clair et accessible. Pragmatique dans sa démarche, il connaissait intimement son peuple.

Et il poursuit :

« Il faut écarter – et c’est très important – les formes de louanges qui sont des expressions de réflexes mal étouffés en nous, mal éteints. Par exemple, cette chanson : “Oh CNR, Thomas Sankara qu’il soit toujours le Président”, ce n’est pas bon. » (Discours du 4 avril 1986, p.10)

Il s’agit ici de mettre en avant le refus du culte de la personnalité, caractéristique des régimes dictatoriaux, et que Sankara a toujours rejeté. Dans l’ensemble des textes et discours que j’ai analysés pour ce travail – et dans presque tous les documents que j’ai pu consulter – Sankara s’exprime en utilisant le « nous ». Rarement ramène-t-il le combat à sa propre personne. Cette approche révèle un leader qui, malgré son charisme, se tient à distance des « Vive Sankara » qui, dans bien des dictatures militaires, accompagnent la glorification des dirigeants – ces mêmes leaders qui se font élever aux grades de maréchaux, bardés d’honneurs, parfois même déifiés, et salués par des slogans creux tels que « le guide suprême est un envoyé de Dieu », « tel président est une chance », etc.

Sankara, au contraire, a refusé ces marques d’allégeance personnelle, affirmant ainsi sa nature fondamentalement démocratique. C’est ce qui me fait dire qu’il aurait permis au Burkina Faso de basculer vers une démocratie multipartite, une fois l’échec de la démocratie populaire constaté. À l’instar de Rawlings, il possédait la capacité d’adapter sa trajectoire politique lorsqu’il constatait les limites ou les échecs de ses choix. Ce fut également le cas du président Park Chung-hee en Corée du Sud qui, après avoir échoué entre 1961 et 1964, dut réviser sa politique et ouvrir son pays à une nouvelle voie.

L’analyse croisée du DOP et du discours de clôture des CDR révèle une chose essentielle : Sankara souhaitait une révolution démocratique plaçant le peuple au cœur de la gestion de la société, à travers des instruments comme les CDR. Mais, en même temps, il mettait en garde : « L’abus de pouvoir doit être étranger aux CDR. »

Il savait que la mauvaise gestion de ces structures pouvait démobiliser les masses et dévoyer le projet révolutionnaire. Ce qui comptait avant tout, c’était la redevabilité, le refus de l’autosatisfaction, et la mise en place de mécanismes de contrôle populaires, tels que les Tribunaux Populaires de la Révolution (TPR), pour juger les abus d’où qu’ils viennent. Il est important de rappeler que cette exigence de contrôle populaire précède les ouvertures démocratiques formelles des années 1990 en Afrique, où les droits humains ont été mis au cœur des réformes politiques. Sankara, inspiré des révolutions passées, cherchait à construire une révolution dans laquelle le peuple assume la gestion de la cité de manière démocratique, tout en acceptant que ce pouvoir exercé par le peuple soit lui-même encadré, régulé et critiqué pour éviter toute dérive.

L’éducation politique des masses, la place de la femme, des jeunes et des anciens dans le processus révolutionnaire, traduisent une volonté d’inclusion démocratique. La RDP voulait que le peuple délibère, participe, contrôle – mais soit aussi contrôlé pour éviter les abus. La démocratie sankariste repose donc sur un principe fondamental : ni gouvernants, ni gouvernés ne sont au-dessus du peuple.

« La révolution a pour premier objectif de faire passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie voltaïque alliée à l’impérialisme aux mains de l’alliance des classes populaires constituant le peuple. » (DOP, p.20)

Argument 3. La révolution sankariste prônait une gestion inclusive et mesurée des menaces. Une question revient souvent dans mes conférences et échanges avec des amis chercheurs : quelle aurait été la posture de Sankara face au terrorisme actuel ? La Révolution Démocratique et Populaire aurait-elle basculé vers l’autoritarisme ou conservé ses principes démocratiques ? La liberté et le respect des droits humains auraient-ils été maintenus ? En d’autres termes, comment la révolution Sankariste aurait-elle réagi à la crise sécuritaire du Sahel : en restant fidèle à sa vision démocratique ou en suivant la trajectoire de certains régimes actuels de la région ?

Pour répondre à la question du lien entre la révolution Sankariste et le terrorisme, je préfère la formuler ainsi: la révolution sankarienne face à la menace, ou Sankara face à ses ennemis. Je pars du principe que la manière dont Sankara répondait à ses adversaires ou ennemis permet d’imaginer sa réponse politique à la crise du terrorisme actuel. Pour cela, je me suis appuyé sur son dernier discours de commémoration du 2 octobre 1987 à Tenkodogo. Deux semaines avant son assassinat, malgré les contradictions internes et les pressions, Sankara s’adresse au peuple sans haine ni menace. Il affirme clairement la nécessité de l’inclusion sociale, politique et économique, ainsi que l’importance d’adopter une approche pédagogique envers les « ennemis » de la révolution. Il appelle inlassablement à l’unité. Cette personnalité fondamentalement démocratique, cette volonté de résoudre même les conflits les plus graves dans un cadre strictement démocratique, montrent que Sankara aurait probablement adopté une méthode non radicale de lutte contre le terrorisme, proche de l’approche britannique, fondée sur la prévention, la protection, la poursuite ciblée et la préparation (4P)[8].

La stratégie antiterroriste du Royaume-Uni, connue sous le nom de CONTEST, repose sur quatre piliers complémentaires : Prevent, qui vise à empêcher la radicalisation en identifiant précocement les individus à risque et en les orientant vers des programmes de déradicalisation ; Pursue, qui consiste à détecter, enquêter et neutraliser les menaces par l’action coordonnée de la police et des services de renseignement ; Protect, qui renforce la sécurité des infrastructures et des lieux publics tout en sensibilisant la population ; et Prepare, qui assure la capacité de réponse rapide et coordonnée en cas d’attaque, ainsi que le soutien aux victimes et la gestion post-crise.

Sankara nous rappelle que la:

« révolution n’aura de valeur que si, en regardant derrière nous, à nos côtés et devant nous, nous pouvons dire que les Burkinabè sont, grâce à la révolution, un peu plus heureux […] parce qu’ils ont plus de liberté, de démocratie, de dignité. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.3)

Sankara ne renie pas les tensions, les difficultés, les conflits internes. Mais il insiste sur l’importance de rester uni dans la diversité, de lutter ensemble, de débattre, de ne pas exclure les voix dissidentes au nom d’une révolution figée.

« Nous avons connu des difficultés […]. Des affrontements entre des éléments tout aussi bons, valables et engagés dans le processus révolutionnaire. […] Nous devons avoir 8 millions de révolutionnaires. Et aucun révolutionnaire n’a le droit de dormir tant que le dernier des réactionnaires au Burkina Faso n’aura pas été en mesure d’expliquer conséquemment le Discours d’orientation politique. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.6)

Sa révolution n’est pas sectaire :

« Notre Révolution démocratique et populaire est une révolution qui se démarque de tout regroupement de sectes ou regroupement sectaire. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo,p.6)

Et l’éducation politique reste un pilier :

« L’art d’enseigner, c’est la répétition. Il faut répéter, et encore répéter. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.6)

Sankara rejette toute logique répressive systématique :

« Un peuple de vaincus est une succession interminable de prisons. […] Quand nous aurons mis quatre millions de Burkinabè en prison, il nous faudra en trouver deux fois quatre pour garder ces prisons. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.6)

Et en conclusion de ce discours, il annonce :

« Pour nous, révolutionnaires, notre victoire, c’est la disparition des prisons. Pour les réactionnaires, leur victoire est la construction d’un maximum de prisons. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.9)

Même la sanction est pensée comme outil éducatif :

« Il faut sanctionner ceux qui ont tort […] mais nous avons toujours tenté de repêcher ceux que nous pouvions repêcher. […] Éduquons ceux-là que nous sanctionnons par un débat démocratique. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.7)

Ma conviction est donc la suivante : si Sankara avait vécu, il aurait – comme Rawlings – fait évoluer sa démocratie populaire vers une démocratie pluraliste. Haynes, J. (2022), dans un travail intéressant sur Rawlings, montre que la démocratie multipartite au Ghana n’a pas résulté du succès de la révolution, mais de son échec[9]. Rawlings, confronté aux limites du modèle, a su s’adapter. Privé de soutien de pays comme Cuba ou la Libye, il s’est tourné vers le FMI et la Banque mondiale. Ce tournant s’explique par ce que Mylonas, H. and E. Vogli (2024) appelle la souveraineté sélective, où les leaders révolutionnaires doivent ajuster leur discours pour survivre politiquement dans un ordre international contraint. Le mérite de Rawlings, c’est d’avoir fait de cette transition un processus maîtrisé[10]. Et je pense que Sankara, par la nature profondément démocratique de sa vision politique, aurait emprunté un chemin semblable.

Pour finir, je tiens à rappeler que ce texte n’a pas pour but de dresser le bilan de la révolution de Sankara, mais plutôt de poser le débat sur le caractère démocratique de la révolution sankariste, sur la stratégie que ce centralisme démocratique aurait pu adopter dans le contexte du terrorisme actuel, et surtout sur ma conviction personnelle que ce centralisme démocratique aurait évolué vers une démocratie multipartite.

À travers la lecture croisée de trois documents majeurs de la révolution, j’ai montré que la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) de Sankara avait pour objectif de démocratiser le Burkina Faso pour le bonheur des Burkinabè. Il a mis en place les CDR comme instruments de cette démocratie, malgré des imperfections et des erreurs. Il a su lui-même analyser de manière critique les limites des CDR, tout en les présentant comme une nécessité vitale pour transférer le pouvoir au peuple.

Deux semaines avant son assassinat, il prononçait à Tenkodogo un discours qui, selon moi, figure parmi ses plus marquants, dans un contexte de fortes tensions et de renforcement de la coalition anti-Sankara. Il y restait fondamentalement pédagogue, mobilisait ses partisans et rappelait la nécessité de faire du DOP le guide de la révolution, le cadre dans lequel les contradictions devaient être résolues. Face à la menace, il a démontré le besoin d’inclusion démocratique, d’éducation des masses pour une meilleure compréhension des enjeux, et a appelé à éviter les autocélébrations creuses au profit de résultats concrets, plutôt que de céder au populisme.

De cette nature profondément démocratique et de son rapport à l’adversité, je soutiens que Sankara aurait adopté une approche non radicale dans la gestion de la crise du terrorisme, proche de la méthode britannique fondée sur la prévention, la protection, la poursuite ciblée et la préparation. Je suis convaincu – conviction subjective, mais éclairée par les faits mentionnés – qu’il aurait mis en avant l’éducation des masses, la réduction de l’extrémisme violent, le refus de la sectarisation du pays et l’appel à l’unité nationale, sans nourrir de suspicions inutiles. Il aurait travaillé avec sérieux à faire des militaires des acteurs intégrés au peuple, mieux formés et capables, aux côtés de la population, de combattre, traquer et enquêter pour identifier les menaces. Sans complaisance, il aurait pratiqué l’autocritique, accepté de se remettre en question, et, pour cela, appelé ses partisans révolutionnaires à convaincre jusqu’au dernier des Burkinabè, plutôt qu’à les traiter comme des ennemis à abattre. Il aurait fait de la prise en charge des personnes vulnérables une priorité, et aurait honoré les morts, plutôt que de les ignorer, à l’image de cet épisode relaté dans son discours du 2 octobre à Tenkodogo :

« Cet ingénieur qui, au cours des travaux, s’est gravement blessé en construisant le monument du 2 octobre à Tenkodogo. Malgré sa blessure, il est revenu immédiatement après quelques soins sur le chantier pour se préoccuper de la finition correcte de ce monument… Nous féliciterons désormais plus souvent, par décoration comme nous venons de le faire, ceux qui auront brillé par leur travail. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.10)

Pour conclure sur une note personnelle, la raison pour laquelle j’ai choisi de mener des études sur la démocratie réside en partie dans ce projet porté par Sankara et ses camarades :

« Ce pouvoir démocratique et populaire sera le fondement, la base solide du pouvoir révolutionnaire en Haute-Volta. »

Même si je ne partage pas l’adhésion au centralisme démocratique de type marxiste-léniniste, je reste profondément impressionné par le travail accompli par les révolutionnaires pour placer le peuple au cœur de la gestion de la cité, malgré les limites. J’ai été marqué par le sacrifice d’hommes et de femmes qui ont accepté de mourir pour permettre au Burkina Faso de vivre libre, libre de décider de son destin. Norbert Zongo, Thomas Sankara, Dabo Boukary sont tombés sur le front de la lutte pour la démocratie, les libertés et le respect du peuple. On ne peut pas se dire héritier de ces hommes et combattre les idéaux pour lesquels ils sont morts.

 Souleymane Yameogo, PhD

Chercheur a l’Universite de Glasgow, Ecosse, Grande Bretagne

Email: Souleymane.yameogo@glasgow.ac.uk

[1] Tanter, R. and M. Midlarsky (2017). A theory of revolution. In Revolutionary Guerrilla Warfare, pp. 47–74. Routledge

[2] https://www.sig.gov.bf/fileadmin/user_upload/DOP_-_Discours_d_orientation_politique_2_octobre_1983_CNR_.pdf

[3] https://www.thomassankara.net/wp-content/uploads/2005/09/abut_de_pouvoir_doit_etre_etranger_aux_cdr.pdf

[4] https://www.thomassankara.net/wp-content/uploads/2005/09/Nous_avons_besoin_d.pdf

[5] Read, C. (2024). Lenin Lives? Oxford University Press.

[6] De Coulanges, F. (1898). La cité antique : étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome. Paris: Hachette et Cie.

[7] Diop, C. A. (1967). Antériorité des civilisations nègres. Paris : Présence Africaine.

[8] Pour plus details: https://www.counterterrorism.police.uk/

[9] Haynes, J. (2022). Revolutionary populism and democracy in ghana. The Journal of Modern African Studies 60 (4), 503–526.

[10] Mylonas, H. and E. Vogli (2024). Suppress or support? great powers and revolutionary agency in the greek war of independence. Nationalism and Ethnic Politics 30 (4), 449– 467.

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