Une révolution inachevée

 

Par Samir Amin

  

Souvent invité par Thomas Sankara à donner son point de vue sur les orientations de la révolution du pays des hommes intègres, l’économiste Samir Amin ne lui a jamais caché ses impressions. Bonnes ou mitigées.

 

  «Colonie de colonie », telle fut la réalité de la Haute-Volta. Ce pays a fourni par l’émigration l’essentiel des travailleurs qui ont construit l’économie coloniale de la Côte d’Ivoire, tandis  que les villages d’origine de ces bâtisseurs de prospérité n’ont survécu que des miettes du festin. En général, l’émigration appauvrit les régions de départ qui supportent le coût de la formation des travailleurs, de leur naissance à leur départ, et souvent celui de la retraite des vieux quand ils retournent au pays. Elle enrichit les classes dirigeantes des pays d’accueil bénéficiaires du travail des immigrés, généralement bon marché. La Haute-Volta ne faisait pas exception. La Côte d’Ivoire avait tout intérêt à ce que ce pays soit, dans ces conditions, « indépendant », c’est-à-dire qu’elle soit débarrassée des charges d’entretien de celui-ci (la majeure portion du territoire de la Haute-Volta a fait partie de la colonie de Côte d’Ivoire jusqu’en 1947).

Si l’on considère ensemble les deux pays, ce qui correspond strictement à la réalité de leur  association économique inégale, les chiffres du « miracle » ivoirien doivent être divisés par deux.

Cette situation a toujours été connue des Burkinabè, peuple et intellectuels. Elle les révoltait spontanément. Au cours d’une conférence à l’université de Ouagadougou, discutant de ce problème, j’étais invité à répondre à une question malicieuse d’un étudiant. Je dis carrément : prenez vos bicyclettes (les Burkinabè sont les seuls sur tout le continent à faire un usage intensif de cet instrument, et Ouagadougou ressemblait de ce fait à Beijing !) et descendez jusqu’à Abidjan y proclamer l’unité des deux pays. Deux problèmes seront résolus du même coup : le problème économique de la Haute-Volta, et le problème politique de la Côte d’Ivoire ! Je fus applaudi comme jamais. Cette révolte est peut-être l’une des raisons pour lesquelles l’intelligentsia burkinabè était, et reste, dominée par la gauche. Tous ceux, ou presque, qui font la politique, ici, appartiennent ou ont appartenu à l’un des courants du communisme, du Parti africain de l’Indépendance (PAI) d’origine ou des mouvements maoïstes (que ce soit le Parti communiste révolutionnaire de Haute-Volta [PCRHV] ou d’autres organisations).

Il n’est pas étonnant que cette influence se soit étendue jusque dans l’armée, et qu’un groupe d’officiers ait même osé prendre le nom de Rassemblement des officiers communistes (Roc).

 

Altermondialiste

La mascarade de l’administration néocoloniale du RDA (Rassemblement démocratique africain) de Maurice Yaméogo, le premier président de la Haute-Volta, ne pouvait donc durer. Mais la radicalisation de la réponse n’était pas gagnée d’avance.

L’agitation urbaine, animée par des syndicats puissants refusant d’être domestiqués par le pouvoir du parti unique, mais néanmoins enfermés dans les limites de leurs clientèles de la petite bourgeoisie (enseignants, fonctionnaires) faute de base industrielle et ouvrière, avait, dans un premier temps, ouvert les portes à un régime militaire mou et velléitaire, celui de Lamizana.  Jusqu’au jour où le Roc, dirigé par Thomas Sankara, prit la relève.

Se posèrent immédiatement les problèmes classiques de ces situations : que faire ? Dépassera-t-on le populisme et encouragera-t-on les masses paysannes et urbaines pauvres à s’organiser librement, ou tentera-t-on de les « encadrer » au point d’en annihiler la vigueur potentielle ?

Quelles relations le pouvoir établira-t-il avec les organisations révolutionnaires marxistes ? Cherchera-t-il à les absorber dans un nouveau parti unique ou acceptera-t-on une formule plus démocratique de front réel tolérant les différences de vues et ouvrant le débat ?

Tel fut l’objet de discussions répétées avec Thomas Sankara qui m’invitait à donner mon point de vue. Sankara, je dois l’avouer, est une personnalité qui m’est apparue immédiatement très sympathique.

Réellement simple, direct, ouvert, écoutant ce qu’on dit et y répondant sans abus de sa position de chef. De surcroît réellement féministe, insistant sur l’importance du bouleversement des moeurs en faveur de l’égalité des sexes – ce qui est fort rare chez les « grands hommes ». Cultivé aussi, ayant lu les « classiques » du marxisme avec autant d’attention qu’un bon intellectuel civil. Je me sentais donc tout à fait à l’aise avec lui et, s’il n’avait pas été un chef d’État, il serait devenu un ami sans problème. Son assassinat m’a bouleversé.

Sankara avait, à mon avis, vu juste – au moins théoriquement – sur le volet « stratégie de développement économique et social ». Altermondialiste avant l’heure, Sankara avait promu la consommation de produits locaux au détriment des importations, en lançant symboliquement le Faso Dan Fani, un mode vestimentaire qui valorisait le coton produit localement au lieu de l’exporter à l’état brut. Il songeait en somme à un développement davantage autocentré, endogène.

Dans une première étape, il fallait penser « petits projets », c’est-à-dire actions d’amélioration rapide des conditions de production des collectivités rurales, aussi peu coûteuses que possible, les bénéfices de cette amélioration revenant intégralement aux collectivités concernées. Choix non pas motivé par la philosophie douteuse du « small is beautiful », mais à la fois par réalisme (qu’est-ce qui est possible immédiatement ?) et par sens politique (c’est à travers ce genre d’opérations qu’une organisation et une démocratisation de la vie rurale peuvent être amorcées). De plus, Sankara avait décidé – inspiré peut-être par le modèle chinois – d’envoyer les fonctionnaires et les techniciens faire des stages à la base, dans les villages. Espérant qu’« ils apprendraient des masses » (connaîtraient leurs vrais problèmes) et « apprendraient aux masses » (en mettant à leur service leurs savoirs d’agronomes, de vétérinaires, de médecins, d’enseignants, de comptables).

Je n’avais certainement rien à redire, ou à ajouter, à un plan de ce genre. J’ai donc dit à Sankara que je souhaitais seulement voir – au moins un peu – comment cela marchait sur le terrain. J’ai eu l’impression qu’il attendait cette question. Mais, encore plus, sa réponse : tu ne pourras pas tout voir (il était passé rapidement au tutoiement de camarades), il te faudrait rester un an pour cela, mais alors, fais-toi même ton choix, va voir tes amis (tout le monde savait que je fréquentais toute la gauche burkinabè) et choisis en fonction de ce qu’ils te diront (beaucoup d’entre eux doutaient et proposeront des exemples d’échec). Ce que je fis.

Je n’ai pas l’audace de dire que j’aurais pu faire un rapport sérieux à partir de mes observations, qui n’ont été que rapides et impressionnistes. Je dirai seulement que mes impressions ont été plutôt favorables. Peut-être par ignorance des vraies difficultés et réalités, qui m’ont fait accepter trop vite ce que les deux ou trois personnes de chacun des lieux visités étaient en position de dire et d’analyser. Mais le seul fait qu’un tiers environ des fonctionnaires et techniciens rencontrés sur le terrain était heureux du sort qui leur était réservé (la vie matérielle est plus dure qu’à Ouagadougou, mais qu’est-ce qu’on apprend ! Et puis on se sent tellement utile !) me paraissait un succès. Peut-être deux tiers de ces « déportés » – silencieux – n’étaient-ils pas de cet avis. Mais la proportion d’un tiers était beaucoup plus ce que j’avais pu imaginer. Cela me rappelait la phrase d’Amilcar Cabral sur le suicide de la petite bourgeoisie en tant que classe. En tout cas, les résultats matériels de l’opération – augmentation réelle de la production, de l’autoconsommation et des ventes – témoignent d’un succès au moins partiel, qui aurait pu être amélioré avec le temps.

Sur le volet des rapports avec les organisations révolutionnaires, les choses étaient plus difficiles. Sankara savait que je verrais « mes amis ». Il le souhaitait même, et je crois qu’il espérait que je jouerais le rôle d’une sorte d’intermédiaire officieux. Je tenais à rester à ma place : celle d’un étranger trop ignorant de beaucoup des réalités sous-jacentes pour s’ériger en donneur de leçons. J’ai certainement rencontré tout le monde, ou à peu près, et beaucoup écouté leurs analyses – diverses et souvent divergentes – : Basile Guissou et Joséphine Ouédraogo, Talata Kafando, Arba Diallo, Phillippe Ouédraogo, Taladie Thiombiano et tant d’autres, sans compter les hommes politiques modérés comme Joseph Ki-Zerbo, Charles Kaboré, les économistes tel Pierre Damiba, et les autres.

 

Avenir ouvert

Le pouvoir avait mis en place ses propres organisations, notamment les comités de défense de la révolution. Leurs comportements, le degré de leur organisation et de leur contrôle éventuel, leurs rapports avec les militants des organisations révolutionnaires, rien de cela n’était suffisamment clair pour qu’on en déduise (tout au moins moi) des conclusions concernant la stratégie politique, tant du pouvoir que des organisations révolutionnaires. Les directions de celles-ci, que je rencontrais normalement séparément les unes des autres, avaient des points de vue que je me contentais d’écouter. Ma seule intervention fut de dire à tous – y compris Sankara – : gardez vos différences et respectez-vous mutuellement, si c’est possible, mais essayez aussi de travailler ensemble, sur des points de convergence. Après tout, il y en a. Ce que je pense réellement.

L’expérience du Burkina Faso s’est enlisée et a mal tourné. Sankara a été assassiné par des proches, comme on le sait. Et le pays n’a pas amorcé depuis une sortie des sentiers battus du néocolonialisme banal. Mais l’avenir reste ouvert, et une reprise à gauche n’est pas  inimaginable si les conditions internes et externes en permettent le développement. Le Burkina Faso est, comme le Mali et le Ghana, en état d’attente.

Samir Amin

 

Source : Mensuel Afrique Asie Octobre 2007 p 38-40

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