Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara.
Cet article intitulé L’école nouvelle et publié le 11 avril 1983, est une interview accordée par Monsieur Emmanuel Dadjouari, alors ministre de l’Éducation nationale, des Arts et de la Culture. Dans cet entretien, le ministre Dadjouari parle d’une réforme radicale du système éducatif en cours dans le cadre de la politique nouvelle du C.S.P. (Conseil du salut du peuple) dirigé par le Président Jean-Baptiste Ouédraogo. Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/.
Cet article a été retranscrit par Joagni PARE, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à l’adresse https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga
La rédaction
L’école nouvelle
Par Mohamed Maïga
Emmanuel Dadjouari est à la tête de ce ministère depuis le 26 novembre 1982. Il exerce les fonctions d’enseignant depuis 1965, et c’est donc fort de son expérience d’instituteur et de militant qu’il envisage la réforme radicale du système éducatif.
Question: Depuis l’avènement du C.S.P., on parle beaucoup, en Haute-Volta, de « l’école nouvelle ». De quoi s’agit-il exactement, et quels sont ses objectifs?
Emmanuel Dadjouari : Effectivement, dans le cadre de la politique nouvelle du C.S.P., il est question d’une nouvelle école : c’est une école à bâtir. L’« école nouvelle », c’est l’école du peuple, qui prend en compte ses aspirations et éduque les enfants en fonction de ces aspirations à la liberté, à la dignité, à l’indépendance, au bien-être et au progrès. C’est, en somme, l’école de la responsabilité et de la liberté. Elle a plusieurs objectifs. Le premier est d’amener le Voltaïque à prendre conscience de son identité de Voltaïque vivant dans une communauté d’hommes et de femmes qui aspirent au progrès et à la liberté. C’est en même temps d’éveiller chez chacun la réalité de son appartenance à une communauté plus vaste, celles des autres hommes et des autres femmes vivant dans d’autres pays. En un mot, il s’agit d’éduquer le Voltaïque dans l’amour de la patrie et dans la solidarité internationaliste.
Un autre but majeur de l’« école nouvelle » est le dévouement au peuple et l’acquisition de l’esprit de sacrifice correspondant. Objectif non moins majeur, elle aidera chacun à s’épanouir librement et totalement, physiquement et intellectuellement de façon à apporter sa contribution la plus efficace au progrès de la Haute-Volta. Pour ce faire, l’« école nouvelle » mettra l’accent sur la formation scientifique et technique afin de mettre à la disposition de notre économie, de notre santé, de notre culture, etc., une armée de techniciens compétents et dévoués.
Comment parvenir à ces objectifs? D’abord par une transformation fondamentale des contenus des programmes, des méthodes et des techniques d’enseignement, des structures de l’école actuelle. Comme vous pouvez vous en apercevoir, il s’agit d’entreprendre une véritable transformation qualitative. Mais il faut reconnaître que cette transformation ne doit et ne peut épargner aucun aspect de la vie nationale. Ce devrait être une véritable transformation des mentalités et des comportements à tous les niveaux.
Question: A l’heure actuelle, quelles sont les caractéristiques principales de l’école voltaïque, dont on s’accorde à reconnaître qu’elle est pour le moins inadaptée aux réalités sociales et nationales?
Emmanuel Dadjouari : Comme vous avez dû le constater, l’école voltaïque est tributaire de l’étranger et permet de perpétuer chez nous cette dépendance. Elle ne forme pas les techniciens nécessaires à notre développement, c’est-à-dire les techniciens agricoles, les techniciens de la santé, de l’industrie, etc., qui devraient permettre à notre nation d’avoir confiance et de compter sur elle-même. Le système actuel, d’autre part, forme des gens déracinés, fuyant leur pays parce que coupés des valeurs de leur terroir.
C’est aussi un système antidémocratique. Il y a dans nos campagnes et dans nos villes des milliers d’enfants de paysans, d’ouvriers ou de Voltaïques pauvres qui ne peuvent pas aller à l’école ou poursuivre leurs études, alors que la nation a besoin de techniciens pour résoudre les problèmes de l’agriculture, de la santé ou de l’industrie. Les programmes sont lourds et ne tiennent pas compte des conditions de vie des élèves. Les enfants sont éduqués avec les mêmes méthodes qu’au temps colonial, ou presque: beaucoup de choses doivent donc changer. C’est une tâche nationale qui concerne le peuple voltaïque entier. Une réforme est actuellement en cours, et, si certains aspects doivent être corrigés, les intentions de départ ne manquent pas d’intérêt. A très court terme, on peut valoriser ces aspects positifs tout en préparant les bases de l’« école nouvelle ». Les intentions positives contenues dans l’actuelle réforme sont relatives à la démocratisation du savoir, au lien éducation-production et à la réhabilitation du patrimoine culturel voltaïque grâce à l’utilisation des langues nationales dans l’enseignement. Ces aspects sont positifs parce que l’« école nouvelle », qui est une école du peuple, devra détruire effectivement le mythe de l’intellectualisme et le goût de la bureaucratie. Voilà ce que nous entendons par « éducation liée à la production ».
Question: Quelle politique de langues le nouveau pouvoir envisage-t-il de développer à l’école ?
E.D. – Disons que c’est dans sa langue qu’un peuple développe au mieux sa culture. L’école coloniale et l’école néo-coloniale ont nié la valeur de nos langues. En imposant le français comme langue d’enseignement, elles ont étouffé les possibilités d’épanouissement de nos langues nationales. Il est temps que nous réhabilitions ces dernières, qui sont les supports concrets de notre culture. Sur ce plan précis, nous travaillons activement. Une commission nationale et plus d’une dizaine de sous-commissions des langues nationales existent et s’emploient à la transcription des langues voltaïques. Des syllabaires et des documents scolaires et d’alphabétisation sont publiés. Et il est certain que le C.S.P. et le gouvernement favoriseront et faciliteront le travail de ces sous-commissions. Trois langues nationales sont actuellement utilisées comme langues d’enseignement pour l’expérimentation de l’actuelle réforme.
Question: Sur le plan culturel en général, quels sont les grands objectifs de la politique du nouveau pouvoir ?
E.D. – Notre action en la matière se situe donc dans cette politique nouvelle. II nous apparaît que, sous peine de se jeter dans une terrible impasse, nos Etats ne peuvent privilégier la course au développement économique en escamotant les exigences culturelles de nos pays. Une véritable politique de progrès, redonnant à notre peuple sa dignité, ne peut se situer que dans l’équilibre entre le développement économique et social et le développement culturel. Dans ce domaine, nous visons, en particulier, les objectifs suivants : la démocratisation de la culture; la défense et la revalorisation de notre patrimoine culturel; l’encouragement à la production artistique; l’affirmation de la présence culturelle voltaïque sur la scène africaine et internationale.
Démocratiser la culture, cela signifie décentraliser et multiplier les infrastructures culturelles, encourager les formes d’expression populaire de la culture et organiser des échanges culturels entre les diverses régions de notre pays. Tout cela pour susciter des vocations artistiques nouvelles dans toutes les couches de la population et renforcer la solidarité et l’unité nationales.
Défendre et revaloriser notre patrimoine culturel, c’est réaliser l’inventaire systématique et l’étude approfondie de nos œuvres artistiques (œuvres plastiques, architecture, chorégraphies…) et des éléments typiques de notre civilisation (art vestimentaire, art funéraire, etc.). La création de musées nationaux et régionaux renforce cette politique de défense de la culture. De même, l’inventaire et la protection des sites historiques et archéologiques réconcilieront notre peuple avec son histoire, contribuant ainsi à l’affirmation de notre identité nationale et de notre personnalité culturelle.
Pour encourager la production artistique, nous comptons, au niveau de chaque département comme au niveau national, organiser des rencontres culturelles périodiques où toutes les formes de l’art auront l’occasion de s’exprimer. Pour dépasser le caractère folklorique qui a, jusqu’à présent, toujours caractérisé les manifestations culturelles, un encadrement technique de bon niveau devra être donné aux différents groupes culturels. Des concours primés seront organisés, et les meilleures œuvres pourront recevoir une diffusion adéquate.
En complément de cette politique nouvelle de promotion culturelle au niveau national, nous ferons connaître la culture voltaïque autour de nous, en Afrique et à travers le monde, afin de favoriser des échanges mutuellement enrichissants pour que, dans le concert culturel des nations du monde, la Haute- Volta ne joue pas indéfiniment la partition du silence.
Question: En Afrique, on perd souvent de vue que la culture africaine n’est pas exclusivement celle des centres urbains mais qu’elle est aussi, et peut-être surtout, détenue par les masses rurales. Quelles actions concrètes envisagez-vous de mener auprès d’elles?
E.D. – Je crois avoir déjà partiellement répondu à cette question, dans le cadre de la démocratisation de la culture envisagée dans notre nouvelle politique. Il est un fait que la Haute-Volta est une nation rurale à plus de 80% mais notre politique culturelle s’adresse à tout le peuple voltaïque, c’est-à-dire à nos paysans, à nos ouvriers, à nos travailleurs, à nos artisans, à tous ceux que notre Premier ministre appelle les « acteurs de la production et de la culture ». La création récente, au ministère de l’Education nationale, des Arts et de la Culture, d’une direction chargée du patrimoine artistique et culturel est la traduction concrète de cette action culturelle que nous envisageons en direction du peuple.
Mohamed Maïga
Source : Afrique Asie N°293 du 11 avril 1983