Peu connu en France, Thomas Sankara est une icône populaire dans toute l’Afrique de l’Ouest. Son nom évoque la résistance au néocolonialisme, le panafricanisme, la lutte en faveur des plus pauvres. Porté au pouvoir en 1983 dans ce qui deviendra le Burkina Faso, assassiné en 1987 avec le soutien du réseau Foccart, Sankara représente l’une des rares expériences politiques qui ébrécha la Françafrique.

Aujourd’hui encore, au Burkina, nombreux sont les mouvements qui se réclament du sankarisme. Pour le meilleur ou pour le pire ?

La Haute-Volta, au début des années 80, est l’un des pays les plus pauvres et oubliés d’Afrique. Depuis son indépendance en 1960, cette ancienne colonie française n’a connu que des périodes de troubles, des coups d’État, des amorces de démocratisation échouées sur fond de corruption, de détournement de l’aide internationale et de misère économique. L’espérance de vie ne dépasse pas les 45 ans. Excepté pour le coton, dont elle est l’un des principaux exportateurs mondiaux, la Haute-Volta intéresse peu les entreprises françaises. Ses 8 millions d’habitantEs sont surtout considéréEs comme un vivier de main d’oeuvre à bon marché pour les pays voisins, notamment la Côte d’Ivoire.

Le putsch de Thomas Sankara

Le 4 août 1983, un putsch militaire porte au pouvoir le capitaine Thomas Sankara. À 34 ans, ce jeune militaire est déjà une célébrité dans son pays. Quelques années plus tôt, il s’est couvert de gloire lors d’une guerre contre la dictature malienne. Excellent stratège admiré par ses pairs, Sankara est un officier atypique. Fervent admirateur de la révolution malgache, il anime depuis 1976 le Regroupement des officiers communistes (ROC). Depuis 1981, il a participé à plusieurs gouvernements, se faisant remarquer par ses dénonciations de la corruption et du néocolonialisme – ce qui lui vaut d’être emprisonné en mai 1983. Quelques mois plus tard, une partie de l’État-major voltaïque se soulève, libère Thomas Sankara et lui propose de prendre la tête du pays.

Le pays des hommes intègres

Lorsque l’armée est au pouvoir, il faut s’attendre au pire… Va-t-on assister, comme au Togo voisin, à l’émergence d’une dictature de plus, avec une garde présidentielle pléthorique, une répression politique sanglante, des matières premières bradées aux multinationales, une débauche de luxe pour l’oligarchie au pouvoir ? Rapidement, le style politique de Sankara détonne dans le paysage françafricain. À la tête d’un Conseil National de la Révolution (CNR), il lance des réformes spectaculaires. Le train de vie de l’État est drastiquement réduit. Les limousines gouvernementales sont remplacées par des Renault 5. Les ministres ont l’interdiction de voyager en première classe. Sankara se déplace lui-même souvent en vélo, faiblement escorté. La corruption est sévèrement réprimée. Signe de cette volonté, la Haute-Volta est rebaptisée Burkina Faso, ce qui, en langues locales, signifie la pays des hommes intègres.

Au fil des mois, le CNR multiplie les mesures sociales : construction considérable de logements sociaux, d’écoles et d’hôpitaux, grande campagne de vaccination contre la polio, la rougeole et la méningite (2,5 millions de Burkinabès vaccinés en quelques semaines), création d’une médecine du travail avec soins gratuits, cours d’alphabétisation pour les adultes, etc. Pour lutter contre la désertification, une vaste campagne de reboisement est lancée : plus de dix millions d’arbres sont plantés en 4 ans. Dans une logique de démocratie participative, le CNR retire aux chefs traditionnels les pouvoirs féodaux qu’ils continuaient d’exercer pour les remplacer par des Comités de défense de la révolution (CDR), élus localement.

Décoloniser l’économie et l’imaginaire

Sur le plan économique, le CNR lance un grand programme de cultures vivrières et d’industries locales.

Excellent orateur, Sankara dénonce la dépendance du Burkina aux aides alimentaires : « Celui qui vous donne à manger vous dicte ses volontés […] Il y en a qui demandent : mais où se trouve
l’impérialisme ? Regardez dans vos assiettes. Quand vous mangez les grains de mil, de maïs et de riz importés, c’est ça l’impérialisme, n’allez pas plus loin »[[Propos cités dans Thomas Sankara, l’homme intègre, documentaire de Robin shuffield, 20061]]. Par la redistribution des terres, la construction de puits et le développement de coopératives, l’autonomie alimentaire est quasiment atteinte en trois ans. Pour soutenir l’industrie locale, la population est fortement incitée à consommer Burkinabé. Cette recherche d’autonomie matérielle s’accompagne, chez Sankara, d’une critique radicale du modèle consumériste néocolonial : « La plus grande difficulté rencontrée est constituée par l’esprit de néocolonisé qu’il y a dans ce pays. Nous avons été colonisés par un pays, la France, qui nous a donné certaines habitudes. Et pour nous, réussir dans la vie, avoir le bonheur, c’est essayer de vivre comme en France, comme le plus riche des Français. Si bien que les transformations que nous voulons opérer rencontrent des obstacles, des freins. »[[1983, discours à Paris, Conférence Internationale sur l’arbre et la forêt]]

Fait plus étonnant, Sankara multiplie les déclarations proféministes : « Il n’y a de révolution sociale véritable que lorsque la femme est libérée. Que jamais mes yeux ne voient une société où la moitié du
peuple est maintenue dans le silence. J’entends le vacarme de ce silence des femmes, je pressens le grondement de leur bourrasque, je sens la furie de leur révolte. J’attends et espère l’irruption féconde
de la révolution dont elles traduiront la force et la rigoureuse justesse sorties de leurs entrailles d’opprimées
»[[3 janvier 1984, Ouagadougou]].

Concrètement, le CNR interdit l’excision, réglemente la polygamie pour décourager les mariages forcés, nomme des femmes aux plus hauts postes gouvernementaux, instaure la mixité des formations militaires, lance des campagnes de communication sur le partage des tâches ménagères…

Enfin, au niveau international, Sankara est sur tous les fronts : il soutient le Nicaragua sandiniste et le front Polisario, prend systématiquement pour cible les États-Unis, l’Afrique du Sud, Israël et la France néocoloniale, et, fustigeant le FMI et la banque mondiale, tente – sans succès – de créer un front panafricain contre la dette.

Une révolution forcée Si les conditions de vie des classes populaires s’améliorent, si le taux de mortalité chute, si l’autonomie alimentaire progresse, et ce malgré la fin de l’aide budgétaire française, ces résultats sont obtenus de manière autoritaire. Le régime sankariste est tout sauf une révolution populaire. En témoigne la restriction des libertés politiques. Au Burkina, les syndicats et les partis d’opposition sont interdits, la presse est aux ordres, les fonctionnaires grévistes sont licenciés. Quant aux CDR, ils manquent trop de contre-pouvoirs locaux pour ne pas céder fréquemment à l’arbitraire et se comportent souvent en milice aux services de quelques-uns. Tous ces biais, Thomas Sankara en avait conscience.

Dès 1986, il se lançait régulièrement dans de sévères autocritiques publiques. Mais il était déjà trop tard.

L’assassinat de Thomas Sankara

Depuis 1983, les ennemis de Sankara sont légion : les chefferies traditionnelles destituées, les classes moyennes et aisées objectivement lésées, les grévistes licenciés, les syndicats, une partie des classes populaires lassée des méthodes autoritaires du régime… Dans les pays voisins, les piliers de la Françafrique craignent une contagion révolutionnaire et complotent ouvertement. Ils ont le soutien de Jacques Foccart qui, revenu à la tête de la cellule africaine de l’Élysée depuis 1986, ne cache pas sa haine du régime Burkinabé.

Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara est assassiné. Un coup d’État porte au pouvoir l’un de ses anciens compagnons, Blaise Compaoré, retourné par Houphouët-Boigny et Foccart. La terreur est instaurée dans le pays. Bien que la tristesse et l’incompréhension soient palpables, la population ne se soulève pas. Seule une partie de l’armée se mutine, finalement terrassée après d’intenses combats.

Compaoré, l’anti-Sankara

Depuis 1987, le régime Compaoré est aux antipodes du sankarisme : corruption, népotisme, luxe ostentatoire pour l’oligarchie au pouvoir, privatisation de la quasi-totalité des entreprises publiques, Plan d’Ajustement Structurel avec le FMI, soutien du criminel de guerre Charles Taylor, lancement de cultures OGM à grande échelle… Le Burkina est rentré dans le rang, même si, depuis 1992, Compaoré cultive une image de démocrate, avec l’instauration du multipartisme, une presse relativement libre, une vie culturelle intense et l’accueil à bras ouverts d’une multitude d’ONG humanitaires françaises. La répression et les assassinats politiques se poursuivent cependant, plus feutrés.

Le sankarisme toujours vivant

Vingt ans plus tard, Thomas Sankara est un mythe dans toute l’Afrique de l’Ouest, à l’image du Che en Amérique latine. Les vidéos, les K7, les Tshirts à son effigie se vendent par millions d’exemplaires. Les artistes les plus renommés, Didier Awadi, Tiken Jah Fakoly, Smockey ou Femi Kuti chantent ses discours. Pour une grande partie des classes populaires, Sankara est une figure de résistance et de
courage auxquelles on se réfère dans les difficultés quotidiennes. Signe de cette immense popularité, la veuve de Thomas Sankara était spontanément accueillie par des centaines de milliers de personnes lors de son retour au Burkina en 2007, mobilisation rarement vue à Ouagadougou.

Paradoxalement, les dizaines de partis et mouvements politiques qui se réclament du sankarisme peinent à rassembler. Divisés, empêtrés dans des luttes de pouvoir, trop concentrés sur des stratégies électoralistes, souvent confus dans leurs analyses, ils paraissent incapables de faire converger leurs efforts. Plus encourageants sont les collectifs politiques qui, généralement clandestins et composés d’étudiants, s’inspirent du sankarisme et tentent, malgré la répression et l’insécurité matérielle qui minent le militantisme africain, d’imaginer un autre avenir. Parmi eux, nombreux sont ceux qui rêvent d’un véritable mouvement révolutionnaire de masse, sans le dirigisme et l’autoritarisme de Sankara, mais qui puiserait dans cette expérience politique certaines idées fertiles : le panafricanisme, la recherche
d’autonomie alimentaire, matérielle et culturelle, la critique du développement, la priorité aux biens publics. Cet espoir est-il fondé ? Nul ne le sait.

Ce qui est sûr, c’est que plus les dégâts de la Françafrique s’approfondissent, répandant leur cortège d’inégalités, de famine et d’oppression, plus les tensions populaires s’accroissent. Face aux dégradations économiques et sociales qui minent le pays, va-t-on
assister au renforcement de la dictature, ou à une grande poussée révolutionnaire ? Au Burkina Faso, dans un sens ou dans un autre, l’avenir sera certainement radical.

Marie Cissako

Article initialement publié dans la revue Offensive, mai 2010

Source : http://www.les-renseignements-genereux.org/var/fichiers/textes/Tex_Sankara_Offensive.pdf

A lire

Biographie de Thomas Sankara, Bruno Jaffré, l’Harmattan, 2007 (voir la présentation sur le présent site à http://thomassankara.net/?p=142)

La Françafrique, François-Xavier Verschave, Stock, 1998

A voir

Thomas Sankara, l’homme intègre, Robin shuffield, Zorn Production International, 2006 (voir la présentation sur le présent site à http://thomassankara.net/?p=160).

Fratricide au Burkina, Thomas Sankara et la Françafrique, Didier Mauro et Thuy-Tiên Ho, ICTV, 2006 (voir la présentation sur le présent site à http://thomassankara.net/?p=308).

A consulter : www.thomassankara.net

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