de Pascal Karlygash PAAMBÔSGO
octobre 2011
Vingt quatre ans après l’arrêt brutal de la courte expérience révolutionnaire du Burkina (4 août 1983 – 15 octobre 1987), la question de sa valeur continue de diviser. Autour de cet événement se forme comme un nœud d’enjeux politiques suscitant des débats passionnés qui semblent rendre impossible tout consensus. Il s’avère pourtant possible de transcender les options partisanes pour juger objectivement de la valeur de cette expérience. Il suffit de la passer au crible de la pensée critique. Un paradigme fécond de pensée permet justement une juste compréhension de la révolution burkinabè. Ce paradigme conceptuel, nous l’empruntons au philosophe allemand Emmanuel Kant, le paradigme de “signe historique”. Il permet de penser concomitamment dans une même synthèse un événement à la fois porteur d’un idéal louable et auteur de drames condamnables.
L’ambigüité révolutionnaire
D’emblée, une ambigüité fondamentale caractérise la révolution burkinabè. Autour d’elle se nouent à la fois espoirs et désespoirs, promesses de dignité et dénis de liberté. Cette ambiguïté, Kant l’avait éprouvée en face de la révolution française de 1789. ” Peu importe si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu’un homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien, ne se résoudrait jamais néanmoins à tenter l’expérience à ce prix, cette révolution, dis-je, trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs une sympathie d’aspiration qui frise l’enthousiasme”[[KANT, Le conflit des facultés, in Opuscules sur l’histoire, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 211.]].
De fait, Kant condamne la révolution pour sa Terreur et ses milliers de morts. Il éprouve même un sentiment d’horreur devant le crime impardonnable du régicide. Que les révolutionnaires aient guillotiné le roi, le garant même de l’ordre étatique, relève aux yeux du philosophe attaché à l’ordre étatique, d’un crime impardonnable. A contrario, il décèle et partage l’enthousiasme universel autour de son idéal. De l’avis de Kant, le sens ultime de la révolution ne se situe pas dans sa trame événementielle en elle-même repoussante pour ses atrocités ; il se lit plutôt en dehors d’elle, dans les sentiments que la révolution provoque chez les spectateurs extérieurs à l’évènement. Ils éprouvent une vive sympathie à son égard et souhaitent ardemment sa réussite. Or, reconnaît Kant, “le véritable enthousiasme ne se rapporte toujours qu’à ce qui est idéal“[[Ibid, p. 212.]]. Un idéal sous-tend donc la révolution française et cet idéal suscite la ferveur des spectateurs désintéressés au-delà des drames vécus à l’intérieur.
Nous sommes en présence de sentiments contradictoires pour un même événement qui provoque deux affects opposés : ferveur et horreur. Mais le philosophe tente de penser cet événement tout aussi ambivalent qu’ambigu, de le jauger à la lumière de la pensée. Le paradigme conceptuel de signe historique lui permet de penser à la fois l’horreur et l’enthousiasme révolutionnaire.
La révolution, un signe historique
Cette ambivalence tient au statut même de signe historique reconnu par Kant à la révolution. Dans sa lecture des événements de son époque, il perçoit en effet, la révolution française comme un signe historique, c’est-à-dire un événement qui marque l’irruption de l’Idée de liberté dans le monde. Or, lorsque la liberté tente de s’incarner dans l’histoire des hommes, alors se lèvent en même temps paradis et enfer.
Ainsi la révolution connaît une proximité du meilleur et du pire. L’idéal révolutionnaire tente de se réaliser mais sur fond d’abîme ; la réalisation de son idéal se trouve sans cesse menacée de sombrer dans l’abîme de la terreur, de l’anarchie. Semblable à toute nouvelle naissance, la révolution reste marquée par toute la violence et toute la fragilité d’une naissance.
Les sentiments que l’on éprouve devant elle participent de ce que Kant appelle le “sentiment du sublime”. C’est un événement qui engendre le sentiment esthétique du sublime qui consiste en une alternance rapide de répulsion et d’attrait provoquée par un même objet. Comme dans le sublime esthétique, la révolution si cruelle et douloureuse mais aussi chargée de promesses, provoque répulsion et attraction. Le sentiment du sublime synthétise en lui le paradoxe d’une révolution à la fois admirée et décriée. Il est enthousiasme effrayé, horreur admirative, joie pénible. Telle est la tentative kantienne de penser l’événement révolutionnaire de son temps. Peut-on faire autant pour notre expérience révolutionnaire ?
La valeur mitigée de la révolution burkinabè
La révolution burkinabè ne s’identifie pas à la révolution française mais force est de constater qu’elle recèle les mêmes ambigüités. Elle a provoqué des drames humains : licenciements, exactions multiformes, assassinats, libertés syndicales confisquées etc. constituent le trou noir de l’horreur de la révolution burkinabè. Cruelle et douloureuse pour bien de familles, son passif humain reste énorme. En quatre ans, elle a accumulé misères et atrocités, rationalisé la violence d’Etat et la dictature au point qu’on hésiterait à tenter encore l’expérience à ce prix comme le disait Kant de la révolution de 1789.
Et pourtant, force est de reconnaître qu’à l’instar de la révolution française, la révolution burkinabè et son idéal ont suscité un enthousiasme certain au-delà des frontières du Burkina. Doctorant à Strasbourg, nous en avons eu maintes fois la confirmation. Lors de nos retrouvailles entre étudiants africains dès que nous nous présentions comme Burkinabè, beaucoup s’exclamaient instinctivement : ” Ah ! Sankara, notre espoir que vous avez assassiné ! Et vous osez encore vous appeler Burkinabè, c’est-à-dire homme intègre ! “. Cet enthousiasme même post-mortem traduit un fait : l’homme Sankara et sa révolution représentaient un espoir de respect et de dignité pour l’Afrique et au-delà de l’Afrique.
Sankara et sa révolution, un signe historique
Ils représentaient une revendication de dignité non seulement pour son peuple mais pour toute l’Afrique. Peut-être Sankara représentait-il la voie des peuples aphones qui s’identifiaient difficilement à la parole de leurs leaders à la solde de puissances étrangères. Pour sûr, les jeunes voyaient en ce chef d’Etat, l’espoir d’émergence de nouveaux dirigeants africains intègres et désintéressés aimant à fond de cœur leur peuple.
Sa revendication de dignité ne s’arrêtait pas seulement à son peuple ; elle allait même au-delà de l’Afrique. A l’assemblée générale des Nations Unies le 4 octobre 1984, Sankara élargissait l’idéal de sa révolution aux dimensions du monde, de tous les laissés pour compte : ” Nous voudrions que notre parole s’élargisse à tous ceux qui souffrent dans leur chair. Tous ceux qui sont bafoués dans leur dignité par une minorité d’hommes ou par un système qui les écrase. Je ne parle pas seulement au nom de mon Burkina Faso tant aimé, mais également au nom de tous ceux qui ont mal quelque part“.
De fait, pour beaucoup de consciences africaines et au-delà, Sankara demeure la voix qui portait haut les revendications du tiers-monde. Il a tracé un chemin de dignité pour l’Afrique. Il a indiqué que ce continent n’a d’autres voies de développement que lui-même. Mais voilà que cet espoir a été assassiné. L’idéal qu’il incarnait passe-t-il dans l’obscurité du tombeau avec lui ? L’espoir qu’il a fait naître survit-il à sa mort ? De l’avis de Kant, la révolution peut échouer lamentablement mais l’idéal qui la sous-tend subsister à cet échec et perdurer.
Au-delà de l’échec, la fécondité
A vue humaine, la révolution burkinabè semble avoir échoué : l’échec d’abord de son idéal par ses propres dérives, l’échec aussi de son expérience par son arrêt brutal. Tout a été fait pour effacer Sankara de la mémoire de son propre peuple. En réalité, la nation burkinabè respire implicitement des idéaux révolutionnaires qui l’ont imbibée de façon presque indélébile. Même le pouvoir actuel tire profit de l’œuvre de transformation des mentalités de ce pays. En un court laps de temps (4 ans), Sankara et sa révolution ont amené un peuple à la forte tendance à la résignation devant l’austérité du climat et la pauvreté, à avoir confiance en lui-même, à se mettre debout, à relever la tête, à croire en lui-même et en son avenir. Et de tout cela la société burkinabè reste encore imprégnée. Ce sont là des traces qui ne s’effaceront pas de si tôt.
La mort brutale de son leader a sonné le glas de la révolution et apparemment assuré le triomphe de l’horreur ; mais derrière cet échec se cache une fécondité. A Munich, une nuit de 1943 en pleine guerre, les nazis avaient décapité un professeur et trois de ses étudiants qui refusaient de trahir leur conscience pour soutenir l’insoutenable régime nazi ; le lendemain de leur exécution, les SS retrouvèrent partout sur les murs de la ville, “Der Geist lebt” (l’esprit vit). Ceux qui, nuitamment, tracèrent ces mots sur les murs au péril de leur vie, affirment par là que l’esprit que ces intellectuels défendaient survit à leur mort physique. Quatre têtes sont tombées, d’autres s’affirment, prêts à reprendre le flambeau de la liberté. Comme à Munich, la trace laissée par l’idéal révolutionnaire reste indélébile; tel un héritage spirituel, elle attend un héritier pour reprendre le flambeau.
L’héritage de la révolution burkinabè
Cet héritage spirituel transcende les frontières du petit pays qui l’a vu naître ; il transcende même la particularité de l’individu qui l’a porté. Du point de vue de Kant, parlant du signe historique de la révolution française, “un tel phénomène dans l’histoire des hommes ne s’oublie plus ; il est beaucoup trop grand, trop intimement uni à l’intérêt de l’humanité pour ne pas devoir être rappelé au souvenir des peuples à l’occasion de quelconques circonstances favorables et être réveillé pour la répétition de nouvelles tentatives de ce genre”[[KANT, Le Conflit des facultés, in Opuscules sur l’histoire, Paris, GF-Flammarion, 1990, pp. 214-215.]].
La révolution burkinabè n’a certes pas l’envergure de sa sœur française ; son lieu d’émergence s’avère un pays trop pauvre et trop petit, pesant très léger dans la balance des relations internationales pour que l’idéal révolutionnaire burkinabè ait un retentissement mondial à l’image de celui de 1789. Mais il est étonnant tout de même de constater l’émoi international causé par la mort tragique de son leader. Cet émoi ressenti sur tout le continent africain témoigne d’une conscience africaine éveillée, de la prise de conscience d’un destin commun. L’enthousiasme transnational provoqué par la révolution du vivant de son leader est révélateur d’un sens commun africain partagé. A l’annonce de sa mort, l’éditorial de Jeune Afrique du 28 octobre 1987 titrait : “Que s’est-il passé ? Les Africains ont le droit de savoir !”. Tout cela témoigne tant soit peu de l’universalité de son héritage historique.
L’horizon de l’idéal qu’il incarnait n’est pas définitivement bouclé avec sa disparition. De nouveaux horizons insoupçonnés se sont ouverts : de jeunes chefs d’Etats africains n’ont pas hésité à se réclamer du modèle Sankara ; des expériences révolutionnaires comme au Venezuela ont repris certains thèmes de la révolution sankariste. Sankara par son combat pour la dignité, son combat de l’exploitation capitaliste des plus pauvres, serait comme le précurseur de l’alter-mondialisme qui n’hésite pas de temps à autre à lui faire des clins d’œil référentiels.
En définitive, il n’est pas sûr que ceux qui ont animé la révolution ou en ont subi les dérapages puissent s’élever à la signification véritable, à la portée de cet homme et de l’avènement de la révolution.
Leur perception reste enveloppée, voire brouillée par la contingence des actions et des faits. Seul un recul loin des débats partisans, un recul de la pensée peut permettre de prendre de la hauteur et d’éclairer l’ambigüité de la révolution burkinabèn
Pascal Karlygash PAAMBÔSGO pakolpaam@yahoo.fr
1 KANT, Le conflit des facultés, in Opuscules sur l’histoire, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 211.
2 Ibid, p. 212.
3 KANT, Le Conflit des facultés, in Opuscules sur l’histoire, Paris, GF-Flammarion, 1990, pp. 214-215.
Source : l’Evènement N° 220 du 25 Octobre 2011 http://www.evenement-bf.net/pages/dossier_1_220.htm