La mémoire est la boussole d’un peuple qui veut comprendre son présent. C’est à ce titre que deux récits distincts — mais profondément liés — me retiennent aujourd’hui : l’héritage de Thomas Sankara, assassiné le 15 octobre 1987 à Ouagadougou, et la blessure toujours ouverte de Thiaroye (1er décembre 1944), dont le Livre blanc, remis récemment à l’État sénégalais, jette une lumière salutaire et dérangeante sur les blessures enfouies de la mémoire nationale. Ces deux mémoires posent la même question : comment transformer la reconnaissance du passé en instruments concrets d’émancipation — et non en anesthésie civique ni en revanchisme stérile ?

Sankara : la force d’un rêve, les limites d’une pratique

Thomas Sankara demeure, pour une large partie de l’Afrique, un horizon critique et un déclencheur d’espérance. Le « sankarisme » a été — et reste — un ensemble d’intuitions politiques puissantes : la volonté d’un développement autocentré, la place singulière accordée aux femmes, la moralisation de la vie publique et la mise en place de structures populaires destinées à rapprocher le pouvoir des masses. Ces instruments ont servi, parfois efficacement, à mobiliser ressources et volontés vers des objectifs sociaux novateurs. Leur exemple continue, de Dakar à Ouagadougou, d’alimenter les répertoires de lutte et l’imagination politique.

Pour autant, rendre hommage à l’audace n’interdit pas la critique. Le sankarisme porte aussi des limites politiques et sociales qu’il faut rappeler sans complaisance : une base sociale souvent étroite, des formes d’autoritarisme dans la gestion politique, et des choix parfois peu ouverts au pluralisme. Autrement dit : Sankara a inventé un langage politique utile — patriotique, radical et révolutionnaire — mais n’a jamais complètement résolu la tension entre l’État moteur du changement et l’autonomie des forces populaires. Le bilan doit donc être double : inspirant dans ses visées d’émancipation, avertissant dans ses dangers institutionnels.

Cette mise en perspective est indispensable quand aujourd’hui des régimes se réclament du « sankarisme » comme d’une légende justificatrice. Le nom seul ne définit pas la pratique. La mémoire critique de Sankara nous commande d’exiger une cohérence absolue entre les principes (souveraineté, émancipation) et la pratique (respect des syndicats, transparence). Toute instrumentalisation de son nom pour légitimer une politique de coercition interne est une trahison de l’hypothèse même d’une révolution démocratique.

C’est pourquoi l’analyse du Burkina d’aujourd’hui — où le capitaine Ibrahim Traoré se réclame du sankarisme — doit être rigoureuse : il faut distinguer l’invocation rhétorique de l’application réelle des principes. Lorsqu’un pouvoir se dit « révolutionnaire » et institue, simultanément, une politique de répression contre les syndicats, une centralisation des prélèvements sans contrôle démocratique des travailleurs et une concentration du pouvoir exécutif, on bascule de la revendication nationale populaire à l’autoritarisme camouflé. Le véritable héritage sankariste exige au contraire l’extension du contrôle social et syndical sur les choix économiques, la limitation des appareils répressifs, et la mise en place d’appareils institutionnels capables d’assurer reddition de comptes et participation — conditions sans lesquelles la mobilisation populaire se transforme trop vite en dépossession politique.

Thiaroye : vérité, justice et le refus de l’amnésie

Si Sankara nous enseigne la vigilance contre la trahison des idéaux, Thiaroye nous confronte à une mémoire coloniale longue, exigeant avant tout vérité et justice. Des tirailleurs africains, revenus d’Europe après avoir combattu le nazisme, furent fusillés pour avoir réclamé leurs droits. Le Livre blanc accuse l’armée coloniale d’avoir prémédité et camouflé la tuerie ; il pointe des falsifications, des transferts massifs d’archives, et exhume des preuves archéologiques — squelettes mutilés, restes de chaînes — qui contredisent la version officielle. Les estimations sérieuses parlent de 300 à 400 victimes.

Ces révélations commandent une réponse d’État digne et structurée. Dire que la France « doit rendre gorge » n’est pas une formule gratuite : il s’agit d’imposer des actes concrets. Le Livre blanc propose des mesures précises : réparations, requêtes juridiques, fouilles archéologiques, création d’un mémorial, introduction dans les curricula scolaires. Ces recommandations ne sont pas des caprices mémoriels : elles constituent des instruments pour restaurer la dignité et inscrire la vérité dans le droit.

Sur le plan diplomatique, la posture française reste insuffisante. Les reconnaissances oratoires ont été accordées, mais l’accès complet aux archives demeure problématique. Le constat est clair : sans l’ouverture totale et la mise à disposition exhaustive des fonds, la parole publique française restera partielle et contestée.

Mémoire et politique : une double exigence

Relier Sankara à Thiaroye n’est pas un artifice rhétorique. Les deux cas parlent de souveraineté — politique, mémorielle, économique — et de la capacité des peuples à exiger justice et à construire leur propre récit. Le sankarisme, s’il est pris au sérieux, exige des institutions populaires pour empêcher que la révolution ne soit détournée ; Thiaroye exige des institutions judiciaires et mémorielles pour tirer les leçons du passé.

Il y a une responsabilité particulière pour les forces de gauche et panafricanistes : ne pas réduire la mémoire à l’invective ni à la pure symbolique, mais la travailler en instruments concrets. Cela implique d’exiger transparence (archives), vérité judiciaire (révisions), restitutions (indemnisation, corps), et surtout une pédagogie nationale qui transforme ces mémoires en savoir civique. Sans cela, la mémoire devient décor — et la politique, une liturgie sans effet.

La mémoire nous oblige à l’action. Que l’on parle de Sankara ou de Thiaroye 1944, la leçon est la même — la vérité doit être rendue, la justice poursuivie, et les noms des morts et des révoltés inscrits dans la cité. À ceux qui voudraient enfermer Thiaroye dans les « faits divers » ou instrumentaliser Sankara, répondons par la mobilisation des savoirs, du droit et des institutions populaires. La mémoire, si elle est bien organisée, ne se contente pas de pleurer : elle transforme.

Felix Atchadé

Source : https://chroniquesenegalaises.com/2025/10/19/sous-le-signe-de-la-memoire/

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