Cet article est la première version de l’article écrit pour publication dans le Monde Diplomatique d’octobre 1987, avant les coupures dues aux contraintes de la presse qui font que la longueur est imposée et peut changer au fur et à mesure que s’élabore le journal notamment. On trouvera l’article effectivement publié sous le titre ’Thomas Sankara et la dignité de l’Afrique” sur le site du Monde Diplomatique à l’adresse http://www.monde-diplomatique.fr/2007/10/JAFFRE/15202 .

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Le 15 octobre 2007, sera commémoré le 20 ème anniversaire de la mort de Sankara dans de nombreux pays. Si Sankara reste largement méconnu hors de l’Afrique, il reste sur le continent dans bien des mémoires, comme celui qui disait la vérité, celui qui vivait proche de son peuple, celui qui luttait contre la corruption, celui qui donnait espoir que l’Afrique renoue avec la confiance, qu’elle retrouve sa dignité bafouée. Mais il était bien plus que cela : un stratège politique ayant dirigé jusqu’à la victoire un processus révolutionnaire, un président créatif, porteur de révolte, d’énergie, qui s’est engagé jusqu’au sacrifice suprême et enfin une voix qui porta haut et fort les revendications du tiers monde.

Une longue préparation

Sankara est né le 21 décembre 1949. Son père est revenu infirmier gendarme de la deuxième guerre mondiale dont il lui a rapporté des récits d’horreur. Sa mère lui raconte les injustices dont se rendent responsables les Naabas, les chefs que les révolutionnaires appelleront les “féodaux”. Aîné des garçons dans une lignée de douze frères et soeurs, il acquiert vite des responsabilités. A l’école où il côtoie les fils de colons et découvre l’injustice. Il sert la messe mais refuse in extremis de faire le séminaire et opte pour le collège puis entre au Prytanée militaire du Kadiogo en seconde.

C’est paradoxalement dans cette école militaire que Sankara va s’ouvrir à la politique. Adama Touré militant du PAI, parti africain de l’indépendance, marxiste convaincu y enseigne l’histoire avant de devenir le directeur des études. Il poursuit sa formation à l’école militaire inter-africaine d’Anstirabé à Madagascar. En plus des cours de stratégies militaires et de tout ce qui a trait à la formation d’officiers, l’enseignement y est pluridisciplinaire : sociologie, sciences politiques, économie politique, français, connaissance de la culture malgache, “sciences agricoles”. Militaires et civils entreprennent ensemble dans ce pays des changements radicaux et notamment la rupture avec la France. Il effectue durant cette période une année supplémentaire de service civique, l’occasion de nombreux séjours en zone rurale au milieu de la population. Il y découvre une nouvelle fonction de l’armée au service des populations.

En 1974, lors de la première guerre avec le Mali, son nom commence à circuler après un exploit militaire. A sein de l’armée il entreprend de regrouper les jeunes officiers de sa génération, d’abord pour défendre leur condition de vie, leur dignité d’officier alors que tout leur manque pour effectuer leur commandement dans de bonnes conditions, parfois jusqu’à l’eau potable. Puis la politique prend le dessus et il crée, avec ses amis, une organisation clandestine au sein de l’armée. Dès 1977, il demande au PAI d’organiser une session de formation politique d’une semaine, tout en entretenant des relations étroites avec des militants d’autres organisations. Il lit beaucoup, de tout, questionne, approfondit, prend goût au débat politique. Son charisme lui fait jouer le rôle de rassembleur. Son réseau s’étend au sein de l’armée plus souvent par la sympathie qu’il dégage que par adhésion à ses convictions politiques.

Sankara, à force de persévérance, obtient la création et le commandement d’une unité de commandos d’élite à Po.

Un pays en crise

Après l’indépendance, des périodes d’exception succèdent à des périodes de démocratie parlementaire. Ainsi, la Haute Volta est le seul pays de la région à élire un président, le général Lamizana, lors d’un deuxième tour en 1978. Ce dernier procède d’une gestion paternaliste et bon enfant de l’armée comme du pays mais doit affronter plusieurs fois une classe politique composée pour l’essentiel de partis issus du RDA, le rassemblement démocratique africain. A gauche, seul le parti de l’historien Ki Zerbo participe aux élections, parfois aussi au pouvoir, tout en étant implantés dans les syndicats.

C’est durant cette période que vont être créées les conditions des évènements qui aboutiront à la révolution : une exacerbation de contradictions, un puissant mouvement populaire et la montée en puissance et en popularité d’un militaire révolutionnaire charismatique.

Plusieurs phénomènes vont en effet évoluer en parallèle pour produire une situation explosive.

Les politiciens se complaisent dans les joutes parlementaires, délaissant les débats sur les moyens de sortir de la pauvreté. Ils se coupent petit à petit des forces vives du pays, constituées alors de la petite bourgeoisie urbaine, tandis les campagnes restent sous la coupe des différentes chefferies. L’armée se divise, coupée en deux, entre une jeune génération montante ambitieuse et des officiers plus âgés moins instruits. Les officiers supérieurs qui dans un premier temps rétablissent les finances publiques après 1966 et imposent une rigueur dans la gestion, vont finir par prendre goût au pouvoir puis se déconsidérer.

Une crise des finances publiques se développe à la fin des années 70, d’une part du fait de scandales financiers, d’une gabegie de dépenses lors de campagnes électorales, mais aussi à la suite de mouvements sociaux puissants qui veillent à ce que les promesses d’augmentation de salaires soient tenues.

Cette période est celle aussi d’une intense activité politique extra parlementaire. Le PAI reste clandestin. Mais il profite des périodes de liberté d’expression pour mettre en place en 1973 une organisation autorisée, la LIPAD, Ligue Patriotique pour le développement, qui développe une activité publique : conférences, diffusion d’un organe de presse, animation en direction de la jeunesse dans les quartiers ou durant les vacances scolaires.

Par ailleurs de nombreux étudiants ayant été formés dans les débats politiques passionnés de la puissante FEANF (Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France), ou s’affrontent les différentes obédiences se réclamant du marxisme léninisme rentrent au pays. Des scissions successives issues du PAI vont créer d’autres mouvements clandestins, notamment l’ULC, l’Union des Luttes Communistes et le PCRV (Parti Communiste révolutionnaire).

Les syndicats, traversés par les luttes de tendance, prennent la tête de puissants mouvements revendicatifs ou politiques, notamment pour s’opposer à une constitution jugée trop liberticide.

Après une succession de grèves, un premier coup d’Etat militaire intervient en novembre 1980, avec le soutien d’une majeure partie de l’armée. Il reçoit le soutien de l’opposition politique légale en particulier du parti du Ki Zerbo. Mais le nouveau pouvoir, bénéficiant pourtant d’une certaine popularité, va rapidement s’avérer particulièrement répressif obligeant des dirigeants syndicaux à entrer dans la clandestinité. Des officiers vont être mêlés à des scandales. Sankara qui a été nommé secrétaire d’Etat à l’Information démissionne en direct à la télévision prononçant cette phrase devenu célèbre : “malheur à ceux qui bâillonnent le peuple”.

Une situation révolutionnaire

Lorsqu’intervient le coup d’Etat du CSP (Conseil du Salut du Peuple) en 1982, c’est une nouvelle fraction de l’armée qui se trouve déconsidérée mais aussi le parti de Ki Zerbo qui avait soutenu le régime déchu. Le clivage va rapidement se faire sentir entre ceux qui souhaitent le retour à des anciens politiciens en avançant comme objectif une vie constitutionnelle normale et les officiers révolutionnaires regroupés autour de Sankara qui fustigent l’impérialisme et les ennemis du peuples. Ces deux groupes d’affrontent d’abord politiquement au sein de l’armée. La nomination de Sankara comme premier ministre est une première victoire. Il en profite pour exacerber les contradictions au cours de meetings publics où il exalte la foule et dénonce “les ennemis du peuple” et “l’impérialisme”.

Il est arrêté le 17 mai 1983, alors que Guy Penne conseiller Afrique de Mitterrand atterrit à Ouagadougou. Blaise Compaoré arrive à rejoindre les commandos à Po dont il a pris le commandement, en remplacement de Sankara, lorsque celui avait été nommé secrétaire d’Etat. Les civils entrent en scène, en particulier le PAI qui redoublent d’activité sous couvert de la LIPAD et organisent des manifestations demandant la libération de Sankara, et dans une moindre mesure l’ULC de Valère Somé en voie de reconstitution.

Sankara a su se faire respecter non sans mal par des organisations civiles qui se méfient des militaires mais aussi par les militaires qui reconnaissent en lui l’un des leurs, un militaire fier de l’être, et ce bien au-delà de ses proches qui se sont organisés autour de lui depuis plusieurs années. Sankara libéré, toutes ces forces bien organisées restent en contact permanent et préparent la prise du pouvoir.

Après plusieurs reports, les commandos de Po, dirigé par Blaise Compaoré, montent sur la capitale le 4 août 1983. Les employés des télécommunications coupent les lignes, des civils attendent les soldats pour les guider dans la ville et participent à différentes missions.

Un programme simple et ambitieux

Sankara a longuement préparé son accession au pouvoir sans jamais oublié son objectif principal : “Refuser l’état de survie, desserrer les pressions, libérer nos campagnes d’un immobilisme moyenâgeux ou d’une régression, démocratiser notre société, ouvrir les esprits sur un univers de responsabilité collective pour oser inventer l’avenir. Briser et reconstruire l’administration à travers une autre image du fonctionnaire, plonger notre armée dans le peuple par le travail productif et lui rappeler incessamment que sans formation patriotique, un militaire n’est qu’un criminel en puissance. Tel est notre programme politique.[1]”

Et la tâche est immense, la Haute Volta est alors parmi les pays les plus pauvres du monde[2] : ” Le diagnostic à l’évidence, était sombre. La source du mal était politique. Le traitement ne pouvait qu’être politique.”, après avoir donné quelques chiffres : “un taux de mortalité infantile estimé à 180 pour mille, une espérance de vie se limitant à 40 ans, un taux d’analphabétisme allant jusqu’à 98 pour cent, si nous concevons l’alphabétisé comme celui qui sait lire, écrire et parler une langue, un médecin pour 50000 habitants, un taux de scolarisation de 16 pour cent, et enfin un produit intérieur brut par tête d’habitant de 53356 francs CFA soit à peine plus de 100 dollars.[3]”

La théorie et la pratique

Sankara cache à peine ses influences marxistes mais il va vite comprendre que ceux qui se pressent autour de lui et se réclament du marxisme sont souvent bien loin de partager ses préoccupations, de placer comme priorité l’amélioration des conditions de vie de la population.

Il regroupe autour de lui à la présidence près de 150 collaborateurs qu’il a minutieusement choisis, quelques idéologues mais surtout les meilleurs cadres du pays les plus motivés. Les projets ne vont cesser de fuser tandis qu’il impose en permanence des délais d’étude de faisabilité jugés souvent irréalisables. Sans doute faut-il voir là, l’origine du “pouvoir personnel” dont on l’accuse alors que d’autres reconnaissent la difficulté à argumenter contre lui. C’est qu’il était par ailleurs un bourreau de travail et qu’il préparait avec minutie ses dossiers avec ses collaborateurs.

Au-delà de ses influences idéologiques qui vont surtout le guider dans l’analyse du mouvement de la société et des rapports de domination au niveau international, la révolution s’entendait pour lui comme l’amélioration des conditions de vie de la population. Au plus fort de la crise politique il déclare à l’encontre de ceux qui prennent prétexte de divergences idéologiques pour comploter contre : “Notre révolution est et doit être en permanence l’action collective des révolutionnaires pour transformer la réalité et améliorer la situation concrète des masses de notre pays. Notre révolution n’aura de valeur que si, en regardant derrière nous, en regardant à nos côtés et en regardant devant nous, nous pouvons dire que les Burkinabè sont, grâce à la révolution, un peu plus heureux, parce qu’ils ont de l’eau saine à boire, parce qu’ils ont une alimentation abondante, suffisante, parce qu’ils ont une santé resplendissante, parce qu’ils ont l’éducation, parce qu’ils ont des logements décents, parce qu’ils sont mieux vêtus, parce qu’ils ont droit aux loisirs ; parce qu’ils ont l’occasion de jouir de plus de liberté, de plus de démocratie, de plus de dignité. Notre révolution n’aura de raison d’être que si elle peut répondre concrètement à ces questions… La révolution, c’est le bonheur. Sans le bonheur nous ne pouvons pas parler de succès. Notre révolution doit répondre concrètement à toutes ces questions“[4].

Une rupture profonde, une authentique révolution

La Révolution s’analyse avec le recul comme une véritable rupture dans tous les domaines : transformation de l’administration, redistribution des richesses, lutte sans merci contre la corruption, action concrète tout autant que symbolique pour la libération de la femme, responsabilisation de la jeunesse, mise à l’écart de la chefferie quand elle n’est pas combattue en tant que responsable de l’arriération des campagnes et soutien des anciens partis politiques, tentative presque désespérée de faire des paysans un classe sociale soutenant activement la révolution, transformation de l’armée pour la mettre au service du peuple en lui assignant aussi des taches de production, car un “militaire sans formation politique est un assassin en puissance“, décentralisation et recherche d’une démocratie directe à travers les CDR, contrôle budgétaire et mise sous contrôle des ministres et la liste n’est pas exhaustive tant l’action engagé a été multiple et diverse.

Développement auto centré

Dès le début de la révolution, le CNR lance le Plan Populaire de Développement. Les provinces déterminent leurs objectifs et doivent trouver les moyens nécessaires pour les atteindre, une méthode que Sankara décrit ainsi : “Le plus important, je crois, c’est d’avoir amené le peuple à avoir confiance en lui-même, à comprendre que, finalement, il faut s’asseoir et écrire son développement ; il faut s’asseoir et écrire son bonheur ; il peut dire ce qu’il désire. Et en même temps, sentir quel est le prix à payer pour ce bonheur.”[5]

Au point de vue économique, le CNR va pratiquer l’auto ajustement, les dépenses de fonctionnement diminuent au profit de l’investissement mais aussi la rationalisation des moyens. Mais le prix à payer va être lourd. L’effort Populaire d’Investissement se traduit par des ponctions sur les salaires de 5 à 12%, une mesure tempérée cependant par la gratuité des loyers décrétée pendant un an. Une zone industrielle en friche a ainsi par exemple pu être réhabilitée à Ouagadougou.

Il s’agit de promouvoir le développement autocentré, ne pas dépendre l’aide extérieure : “ces aides alimentaires qui nous bloquent, qui inspirent, qui installent dans nos esprits cette habitude, ces réflexes de mendiant, d’assisté, nous devons les mettre de côté par notre grande production ! Il faut réussir à produire plus, produire plus parce qu’il est normal que celui qui vous donne à manger vous dicte également ses volontés“[6].

Les mots d’ordre “produisons, consommons burkinabé” constituent une des traductions majeures de cette politique. Ainsi les fonctionnaires sont incités à porter le Faso Dan Fani, l’habit traditionnel, fabriqué à l’aide de bandes de coton tissées de façon artisanale. Une mesure qui a joué un véritable effet d’entraînement, puisque la production du coton a augmenté, mais surtout de très nombreuses femmes se sont mises à tisser dans les cours, leur permettant ainsi d’acquérir un revenu propre les rendant moins dépendantes de leur mari. Les importations de fruits et légumes ont été interdites dans la dernière période pour inciter les commerçants à faire plus d’efforts pour aller chercher la production dans le sud-ouest du Burkina, difficilement accessible plutôt que d’emprunter la route goudronnée allant en Côte d’Ivoire. Des circuits de distribution ont été mis en place grâce à une chaîne nationale de magasins sur tout le territoire, mais aussi pour atteindre via les CDR les salariés jusque dans leurs services.

Précurseur

La défense de l’environnement est aujourd’hui devenue un objectif majeur de la communauté internationale et fait la une de l’actualité. Déjà à cette époque, Sankara avait pointé les responsabilités humaines de l’avancée du désert dans le Sahel. Le CNR lance dès avril 1985, les trois luttes : lutte contre la coupe abusive du bois, accompagnée de campagnes de sensibilisation pour le développement de l’utilisation du gaz pour la cuisine, lutte contre les feux de brousse et lutte contre la divagation des animaux. Les CDR se chargent de traduire ses mots d’ordre dans la réalité, non sans parfois quelques mesures coercitives.

Par ailleurs, partout dans le pays, les paysans se sont mis à construire des retenues d’eau souvent à mains nues pendant que le gouvernement relançait des projets de barrages qui dormaient dans les tiroirs. Sankara interpellait tous les diplomates ou hommes d’Etat leur soumettant inlassablement se projets, pointant les insuffisances de l’aide de La France en la matière, alors que les entreprises françaises étaient les principales bénéficiaires des marchés des gros travaux. Il faudrait encore citer les campagnes de popularisation des foyers améliorés économisant la consommation du bois, tandis que le commerce en était régulé, les campagnes de reboisement dans les villages qui devaient prendre en charge l’entretien d’un bosquet sans oublier les plantations d’arbre comme un acte obligatoire à l’occasion de chaque évènement social ou politique.

La mondialisation, le système financier international, l’omniprésence du FMI et de la Banque Mondiale, la question de la dette des pays du tiers monde sont aujourd’hui des thèmes de combat au niveau international depuis le développement du mouvement dit altermondialiste. Dans un discours sur la dette[7], Sankara développe une analyse largement reprise aujourd’hui : la dette trouve son origine dans les « propositions alléchantes » des « assassins techniques ». Elle est devenue le moyen de « reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangers ». Et il appelle ses pairs à ne pas la rembourser rappelant au passage la dette de sang due après l’envoi par dizaine de milliers d’africains pour combattre l’armée nazie lors de la seconde guerre mondiale. Si le Burkina Faso est effectivement entré en discussion avec le FMI pour obtenir des prêts, la décision a finalement été prise au cours d’une conférence nationale de ne pas signer d’accord avec le FMI, alors que ce dernier souhaitait imposer ses conditionnalités. Le Burkina s’est alors lancé seul dans la “bataille du rail”, la population étant invitée à tour de rôle à venir poser des rails avec les moyens dont disposait le pays.

Construire la démocratie

Lorsqu’on demande à Sankara ce qu’est la démocratie il répond : “La démocratie est le peuple avec toutes ses potentialités et sa force. Le bulletin de vote et un appareil électoral ne signifient pas, par eux-mêmes, qu’il existe une démocratie. Ceux qui organisent des élections de temps à autre et ne se préoccupent du peuple qu’avant chaque acte électoral, n’ont pas un système réellement démocratique. Au contraire, là où le peuple peut dire chaque jour ce qu’il pense, il existe une véritable démocratie car il faut alors que chaque jour l’on mérite sa confiance. On ne peut concevoir la démocratie sans que le pouvoir, sous toutes ses formes, soit remis entre les mains du peuple ; le pouvoir économique, militaire, politique, le pouvoir social et culturel“.

Les CDR, créés très rapidement après le 4 août 1983, sont chargés d’exercer le pouvoir du peuple. S’ils ont été à l’origine de nombreuses exactions et servi de faire de lance contre les syndicats, il n’en reste pas moins qu’ils ont assumé de nombreuses responsabilités bien au-delà de la seule sécurité publique : formation politique, assainissement des quartiers, gestion des problèmes locaux, développement de la production et de la consommation des produits locaux, participation au contrôle budgétaire dans les ministères. Et la liste n’est pas exhaustive. Ils ont même rejeté après débats, plusieurs projets comme celui de “l’école nouvelle” jugée trop radical Quant à leurs insuffisances, souvent dues aux querelles que se livraient les différentes organisations soutenant la révolution, Sankara était souvent le premier à les dénoncer[8].

Le complot

Ce président d’un type nouveau dont tout le monde veut bien louer aujourd’hui le patriotisme et l’intégrité, l’engagement personnel et le désintéressement était à l’époque devant gênant. Son exemple menaçait le pouvoir des présidents de la région et plus généralement la présence française en Afrique.

Le complot va s’organiser inéluctablement. Le numéro deux du régime, le président actuel du Burkina Faso, Blaise Compaoré[9] va s’en charger avec le soutien probable de la France, de la Côté d’Ivoire et de la Lybie. Ainsi selon François Xavier Verschave : “Kadhafi et la Françafrique multipliaient les causes communes. Cimentées par l’antiaméricanisme. Agrémentées d’intérêts bien compris. L’élimination du président burkinabé Thomas Sankara est sans doute le sacrifice fondateur. Foccart et l’entourage de Kadhafi convinrent en 1987 de remplacer un leader trop intègre et indépendant au point d’en être agaçant, par un Blaise Compaoré infiniment mieux disposé à partager leurs desseins. L’Ivoirien Houphouët fut associé au complot“[10].

On connaît la suite, l’alliance qui se fait jour via les réseaux françafricains mêlant des personnalités politiques, des militaires ou des affairistes de Côte d’Ivoire, de France, de Libye et du Burkina Faso, pour soutenir Charles Taylor responsable des effroyables guerres civiles qui vont éclater au Libéria puis en Sierra Leone. Blaise Compaoré participera encore à des trafics de diamants et d’armes pour contourner l’embargo contre l’UNITA de Jonas Savimbi.

Aujourd’hui, après avoir abrité les militaires qui créeront les “forces nouvelles”, Blaise Compaoré est présenté comme l’homme de la paix dans la région. Entre temps, il est vrai, s’est créée l’Association Française d’Amitié Franco-Burkinabé, présidée par Guy Penne, dans laquelle on retrouve Michel Roussin, ancien des services secrets, condamné pour des “affaires” à la mairie de Paris où il officiait aux côtés de Jacques Chirac et aujourd’hui le numéro un de Bolloré en Afrique, mais aussi Jacques Godfrain, présenté par Verschave comme un proche de Foccart[11]. Avec Pierre André Wiltzer, membre de l’UDF, et Charles Josselin, socialiste, tous deux anciens ministres de la coopération, nous avons là la françafrique reconstituée dans sa diversité politique.

Tout a été fait pourtant pour effacer Thomas Sankara de la mémoire dans son pays. Rien n’y fait. Inéluctablement, Sankara revient, par le son, les images, les écrits. Internet ne fait qu’amplifier le phénomène. Une nouvelle génération est née qui cherche l’information, questionne, apprend, se mobilise très régulièrement depuis l’assassinat de Norbert Zongo toujours impuni. Et qui commence à demander des comptes à ceux qui ont suivi sans état d’âme Blaise Compaoré jusqu’à aujourd’hui, devenu entre temps un fidèle exécutant des thèses libérales et le successeur d’Houphouët Boigny comme le meilleur allié de la France dans la région.

Cette génération, quelque peu désemparée devant le manque d’alternatives politiques internes, les partis d’opposition n’en finissant pas de se déchirer, souvent d’ailleurs grâce à quelques millions savamment distribués, conserve intactes les traditions de lutte du Burkina. Et puis une expérience nouvelle se renforce en Amérique Latine. Le Vénézuela multiplie les initiatives en direction de l’Afrique et reprend certains thèmes de la révolution burkinabé[12] mais avec les moyens de son pétrole en plus. L’espoir doit revenir mais il convient auparavant de bien s’imprégner des réalités et des difficultés auxquelles a été confrontée la révolution burkinabé.

Bruno Jaffré

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[1] Discours devant la Trente-neuvième session de l’Assemblée générale des Nations Unies. le 4 octobre 1984. Le texte intégral est disponible à l’adresse http://www.thomassankara.net/articl…

[2] La Haute Volta n’a guère progressé comparativement aux autres pays, 20 ans après son assassinat, le Burkina est classé au 171ème rang sur 173 selon l’indice de développement humain du PNUD.

[3] Discours devant le 39ème session de l’assemblée générale de l’ONU le 4 octobre 1984.

4]. Discours du 2 octobre 1987 à Tenkodogo (voir à l’adresse [http://thomassankara.net/?p=41 )

[5] Extrait d’un interview dans le film “Fratricide au Burkina, Sankara et la Françafrique” de Thuy Tien Hi et Didier Mauro, production ICTV Solférino.
[6] Discours prononcé à l’occasion de 1ère conférence nationale des CDR le 4 avril 1986.

7] Ce discours, prononcé en juillet 1987 devant une plénière de l’OUA, est disponible à l’adresse [http://thomassankara.net/?p=8

8] Voir notamment le discours prononcé en avril 1986 devant la première conférence nationale des CDR à l’adresse [http://thomassankara.net/?p=36

[9] Selon Jeune Afrique du 2 juin 1998, “A cette époque numéro deux d’une révolution à laquelle il ne croit plus, de plus en plus proche d’Houphouët grâce auquel il fit connaissance de sa future femme, le beau Blaise rencontra son homologue français alors premier ministre, via le président ivoirien et Jacques Foccart qui lui présenta l’état-major de la droite française, en particulier Charles Pasqua. ». Jeune Afrique est sans doute le mieux informé puisque cet hebdomadaire a été désigné légataire des écrits de Jacques Foccart.

[10]. François Xavier Verschave, Noir Silence, mai 2000, P. 346-347.

[11] Noir Silence, Qui arrêtera la Françafrique, les arènes, mai 2000, 598 pages, P. 409 ou La Françafrique, le plus long scandale de la République Stock P.232, François Xavier Vershave, 380 pages,1998.

12] Depuis la rédaction de cet article, Chavez a publiquement repris un discours de Sankara voir l’article intitulé “Hugo Chavez rappelle l´actualité du programme de Thomas Sankara” à l’adresse [http://thomassankara.net/?p=822

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