Vous trouverez ci-dessous, une interview de Mohamed Maïga, publiée dans Afrique Asie, le 20 décembre 1982.  Après avoir initié sa carrière de journaliste à Jeune Afrique à partir de 1977, il rejoint le bimensuel Afrique Asie, plus engagé à gauche, et commence à couvrir l’actualité en Haute Volta à partir de décembre 1982. Il était devenu rapidement un proche ami de Thomas Sankara. Il a été assassiné le 1er janvier 1984, dans des circonstances non élucidées. Nous avons pu récupérer les articles qu’il a écrits et les interviews qu’il a réalisées , grâce à Augusta Conchiglia, qui a travaillé aussi dans ce journal. Elle s’est efforcé de récupérer les archives qu’elle nous a restituées. Nous avons décidé de mettre en ligne dans la perspective du 40ème anniversaire de son assassinat. Ce sont d’excellents documents pour comprendre le déclenchement de la Révolution. Cette interview a été retranscrite par Mahamadi Ouedraogo membre de l’équipe du site.

La rédaction du site


La majorité de ses concitoyens en conviendrait: Thomas Sankara est la discrétion faite homme. Goût du secret ? Timidité? Peut-être les deux, comme cela se trouve souvent chez les hommes d’action. C’est pourquoi “l’interview que cet officier, né le 21 décembre 1949 à Yako, dans le Centre-Nord de la Haute-Volta, a accordée en exclusivité à Afrique-Asie, moins d’un mois après sa désignation comme Premier ministre de son pays, a valeur de symbole. Car le capitaine Sankara,même lorsqu’il était secrétaire d’État à l’information de l’ex-président-colonel Saye Zerbo, se laissait peu aller aux entretiens avec la presse. De sa vie politique, ses concitoyens eux-mêmes savent peu de choses. Il ne fume pas, et, d’une sobriété quasi légendaire, ne fréquente pour ainsi dire jamais les bars et autres lieux publics pourtant connus pour être les temples de discussion de la frondeuse intelligentsia de Ouagadougou.

Ses moments libres, le capitaine Sankara préfère les passer au milieu des siens, entre ses parents et son foyer sa jeune épouse et ses deux enfants. S’il  est volontiers discret, on dit aussi de Thomas Sankara qu’il peut pousser l’audace dans l’action jusqu’à la témérité. De lui, rien ne peut me surprendre, m’a confié récemment un de ses proches. C’est ce goût du risque qui, très certainement, lui a permis de tenir la dragée haute aux hommes du pouvoir qu’il a fini par renverser, le 7 novembre dernier, alors qu’il avait été mis aux arrêts de rigueur. Sens du risque ou refus de l’injustice comme fait accompli ? En tout cas, le capitaine Sankara, représentait d’une nouvelle génération de militaires africains, parait quasiment traumatisé par la misère entretenue, l’injustice sociale et le ballonnement politique dont sont victimes  les peuples africains. Ces problèmes-là le tiennent “aux tripes”, pour ainsi dire. C’est de là – et de son franc-parler – plus que du rôle joué lors des escarmouches avec l’armée malienne, en 1975, à la frontière commune, qu’il tire cette extraordinaire popularité dont jouit auprès du peuple voltaïque.

Un peuple auquel, rompant avec la tradition militaire colonial de l’Afrique, il s’identifie. Un peuple sur les problèmes duquel Il ne tarit pas. Je me souviens particulièrement de cette journée du 27 novembre. Peu après l’entretien que le président Jean-Baptiste Ouedraogo avait accordé a l’envoyé spécial d’Afrique-Asie (1), je me retrouvai plusieurs heures durant, et à plusieurs reprises, avec les jeunes militaires qui venaient d’en finir avec le C.M.R.P.N. Thomas Sankara rayonnait littéralement :  il était parmi les siens et dans son monde de militaires.

Ses compagnons lui rendaient bien sa chaleur. Quoi de plus normal que la discussion porte sur les politiques africaines et perspectives, sombres ou encourageantes, qui s’offrent à nos peuples ? Et cet athlétique officier aux mains de bûcheron s’est révélé un intellectuel de très haut niveau, sensible à la cause de l’unité africaine, affligé par le conflit qui oppose son pays au Mali, mais aussi conscient d’avoir accompli à cette occasion son devoir de soldat. ” Si l’on doit se battre, me disait-il ce devrait être pour supprimer, consciemment et par une volonté  mutuelle, les frontières et non pour les renforcer entre peuples que tout unit”. Tout aussi clairement, cet ancien élève de l’École militaire préparatoire de Ouagadougou, de l’Académie militaire d’Antsirabé (Madagascar), de l’École parachutistes de Pau (France), du Centre parachutiste de Rabat (Maroc), se laisse aller à des réflexions sur l’évolution des armées africaines. A ses yeux, l’histoire contemporaine retiendra particulièrement le rôle du président ghanéen, le capitaine Jerry J. Rawlings, qui  a été le premier à faire les gestes qui ont libéré les jeunes officiers et les hommes de troupe pour les placer face à leurs responsabilités.

Depuis sa désignation comme chef du gouvernement, Thomas Sankara met plus que jamais “la main à la pâte” brulante de la Haute-Volta, un pays dans lequel les défis socio-politiques à relever sont des plus importants. Afrique-Asie a voulu en savoir plus sur cette forte personnalité.

Mohamed Maïga


Interview de Thomas Sankara.

. On vous présente souvent comme le chef de file de l’aile progressiste du Conseil du salut du peuple (C.S.P.). Votre nomination comme Premier ministre lui donne-t-elle les coudées franches ?

THOMAS SANKARA.- Le Conseil du salut du peuple entend occuper sa place et affirmer sa participation au niveau de l’Exécutif. Quant à ma nomination,c’est de manière démocratique, après de larges débats, que le C.S.P., dans sa grande majorité, en a pris et adopté la décision. Par conséquent, on peut considérer que si je suis représentatif d’une tendance précise, c’est que celle-ci confirme son ascension.

– Sur un plan personnel, quel sens donnez-vous à votre désignation comme chef de l’Exécutif ?

T.S. – Je m’estime satisfait mais dans la seule mesure où cela confirme, une réelle démocratie dans les rangs de l’armée; dans la mesure où cette désignation est le reflet et le résultat de l’esprit de démocratie qui s’instaure dans les rangs du mouvement des forces armées.

. Après votre nomination, on a dit ici et là : “Le capitaine Sankara sort de l’ombre”, etc. Pouvez vous  nous dire dans quelles circonstances le C.S.P. vous a désigné à votre nouveau poste ?

T.S. – C’est après la réunion des des délégués  de tous les corps militaires et sur proposition du chef de l’État que cette désignation est intervenue, approuvée par la majorité des délégués et du CSP. Traditionnellement, en Haute- Volta, le Premier ministre est aux avant-postes, c’est-à-dire qu’il est l’homme qui prend les coups.

– Quel climat règne actuellement, par exemple, entre vous et les syndicats ?

T.S. – Nous avons affirmé que nous venons à avoir, avec les organisations syndicales des rapports francs d’apport mutuel et critique. Nous n’entendons absolument pas les embrigader ou les caporaliser mais, au contraire, leur donner la possibilité de démontrer et d’exercer leur utilité sociale. Au niveau du mouvement des forces armées, notre action vise à présenter les travailleurs et leurs organisations non plus comme des fauteurs de troubles, des dangers publics, selon la tradition colonialiste de notre formation militaire , comme des citoyens et éléments  des masses populaires.

. Quel type de collaboration attendez- vous de ces syndicats ?

T.S. – Nous attendons des syndicats qu’ils nous traduisent les préoccupations des travailleurs tout en tenant compte des intérêts de toutes les couches des larges masses populaires. Nous pensons qu’un syndicat, qu’une organisation de travailleurs, démocratique et populaire, se saurait s’inscrire en porte-à-faux contre d’autres travailleurs. Les syndicats sont donc pour nous des éléments extrêmement importants dans la transformation des mentalités en vue d’arriver à une Haute-Volta démocratique.

– Ce n’est est un secret pour personne que sur le plan économique, votre pays, comme tant d’autres, se porte mal. A quels problèmes allez-vous attaquer en priorité ?

T.S. – Les Voltaïques ont actuellement soif de justice sociale. Il n’y a que cette justice sociale qui permettra de créer un climat de libération des consciences pour développer des acquis nouveaux, démocratiques et populaires. Seulement, à ce moment, sera-t-il possible à n’importe quel pouvoir d’édifier les bases économiques solides de la Haute-Volta nouvelle?

Nous voulons instaurer un climat de moralisation de la vie publique

– Où en est-on actuellement de la lutte contre les malversations financières dont se seraient rendus coupables les dirigeants des régimes précédents?

T.S. – Cette lutte se poursuit et les dossiers sont en cours d’instruction. Chaque jour, nous arrivons a démasquer des responsables de ce genre de pratiques. Cependant, nous pensons qu’il faut apaiser l’opinion nationale qui a été trompée. Elle n’a, du reste, aucune raison de s’inquiéter. Elle a été l’objet, la cible d’une psychose soigneusement et sciemment développée par des manœuvres malhonnêtes dont le but était de nuire. Nous estimons que les dernières arrestations ne sont pas autre chose que la conséquence de l’action de la Cour spéciale que le régime défunt avait lui-même créée, mais dont il ne voulait pas voir l’impartialité s’appliquer à tous les citoyens voltaïques. Nous pensons donc que cette lutte contre les détournements du bien public et contre la malhonnêteté permettra d’assainir la vie politique et de moraliser la vie publique de nos agents.

Nous enregistrons dans cette voie des succès qui encouragent les citoyens honnêtes et soucieux de l’intérêt de leur pays à se sentir mieux disposés et plus dignes dans leur travail. Les sanctions que les autorités seraient amenées à appliquer contre certains cadres n’auront pas pour but de les briser mais, dans un certain sens, de les éduquer, en tout cas, de les pousser à tenir davantage compte du bien public. Et si cela est possible, nous réinsérerons dans les circuits productifs les cadres qui ont fait l’objet de mandats de dépôt et qui, dans leur comportement, après les sanctions, auront démontré qu’ils ont réellement fait amende honorable à l’égard de la société voltaïque et du peuple dont ils ont détourné le bien.

. Cette moralisation de la vie publique sera-t-elle une priorité dans l’action à venir du gouvernement Sankara?

T.S. Certainement. Les grands projets économiques, très importants certes, vitaux même, ne seront pas pour nous un cheval de bataille. Nous aurons, bien entendu,  à construire un État et à gérer au mieux son économie. Mais c’est surtout un climat de moralisation que nous voulons d’abord instaurer pour permettre un travail efficace de développement économique et social.

– Faut-il s’attendre, dans le travail d’organisation sociale à venir, à des nationalisations, et dans quels secteurs ?

T.S.- Seuls les intérêts du peuple voltaïque dicteront les mesures que nous serions amenés à prendre avec courage, sans précipitation et avec la seule volonté de rendre à ce peuple ce qui est son droit, ce qui est son dû. Cependant, nous devrons être lucides et faire la part des choses entre le fruit d’un travail patient dans un système économique capitaliste qui le permettait d’une part, et de l’autre les  conséquences d’une action immorale, inconcevable aussi bien sur le plan politique et idéologique que sur le plan économique dans n’importe quel système social.

– Si on vous disait que votre accession à la tête du gouvernement pourrait effrayer certains dirigeants de pays voisins du vôtre, que répondriez-vous?

T.S. –  Je m’inquiéterais avant tout de voir les voisins s’effrayer car je pense que les honnêtes gens, aussi bien en Haute-Volta qu’ailleurs, doivent se réjouir de la poussée démocratique qui se manifeste dans les armées africaines. Du reste, je souhaite que les voisins comprennent que nous avons le plus grand respect pour toutes les autorités qui nous entourent et, surtout, pour tous les peuples qui sont frères du peuple voltaïque.

– On vous présentait déjà comme l’homme fort du nouveau régime maintenant, vous êtes en plus le chef du gouvernement. N’est-ce pas trop de pouvoirs dans vos mains et surtout ne seriez-vous pas tenté d’imposer vos  points de vue plutôt que d’avoir à composer ?

T.S. –  Nous sommes en train de mettre en place, au niveau du C.S.P., des mécanismes de contrôle et d’autocontrôle qui devront garantir qu’aucun homme ne puisse concentrer entre ses mains, à son seul niveau, de trop grands pouvoirs. Nous croyons que tout pouvoir doit être avant tout légitimé par le Conseil dans son ensemble. Chacun de nous est tenu de respecter cette règle, et chacun de nous est également limité, dans l’exercice du pouvoir, par cette règle qui fait déjà son effet. Elle sera le rempart contre toute tendance ou tentation du pouvoir personnel.

Propos recueillis par MOHAMED MAIGA

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