par Abdoulaye Ly
Publié dans le bimensuel MUTATIONS N° 23 du 15 février 2013
Lumumba pour la première, Sankara pour la seconde. A chaque pays son « cadavre » encombrant. Si la Belgique est en train de faire des pas décisifs pour solder ses comptes du passé, la France, elle, hésite encore. En mai prochain, son parlement examinera la demande d’enquête sur le rôle de ses services secrets dans l’assassinat du leader de la révolution burkinabè. Les initiateurs de cette requête misent peut-être sur l’effet de l’affaire Lumumba en Belgique pour faire bouger cette fois-ci les lignes en France.
En juin 2011, les héritiers de l’ex-Premier ministre congolais, Patrice Emery Lumumba, soutenus par de nombreuses organisations africaines et européennes, avaient déposé une plainte devant les tribunaux belges. Au même moment, une demande d’enquête parlementaire était également déposée par des députés français afin de faire la lumière sur des soupçons de participation des services secrets français dans l’assassinat du président burkinabè, Thomas Sankara, le 15 octobre 1987. L’Assemblée nationale française ne donnera pas suite à la requête des élus verts et communistes, initiateurs de la demande.
La justice belge va, quant à elle, prendre plus d’un an, pour enfin se déclarer compétente pour ouvrir une enquête sur l’assassinat de Lumumba, le 17 janvier 1961. En décembre dernier, l’affaire Lumumba est en effet acceptée. Mais ce n’est pas la première fois que la Belgique est confrontée à cette affaire. Depuis plus de dix ans, l’affaire revient de manière récurrente en Belgique. Une commission d’enquête belge avait déjà conclu, en 2001, à la « responsabilité morale » de la Belgique, l’ancienne puissance coloniale, dans cet assassinat.
Cette conclusion n’avait pas totalement satisfait ceux qui luttent depuis des décennies pour faire la lumière sur ce crime. La responsabilité de la Belgique ne pouvait pas être que « morale », elle est surtout politique, estiment les défenseurs de la cause de l’ex-Premier ministre congolais. Des preuves s’accumulent au fil des années, accablant des responsables belges, impliqués jusqu’au cou dans la commission du crime. En acceptant ouvrir une enquête, c’est un premier pas que vient de franchir la justice belge. Elle fait naître un espoir chez les héritiers de Lumumba et tous ceux qui luttent pour cette cause, qui veulent d’ailleurs aller plus loin et souhaiteraient que cette enquête permette de juger ceux qui ont été mêlés au complot.
Ils seraient huit survivants dont un qui prétend détenir une dent de Lumumba. Ce développement de l’affaire Lumumba est également un motif d’espoir pour ceux qui se battent pour l’affaire Sankara.
Des Français se mobilisent pour Sankara
En France, une coalition s’est nouée autour de l’affaire Sankara. Elle est composée de partis politiques et d’organisations de la société civile. Côté politique, c’est le Front de Gauche (composé du Parti communiste français et du Parti de Gauche de Jean Luc Mélenchon) et Europe Ecologie les Verts (EELV) qui sont au-devant de la scène. Le Réseau international « Justice pour Sankara, Justice pour l’Afrique » dirigé par Bruno Jaffré (biographe de Sankara) et l’Association Survie mobilisent du côté de la société civile.
Le 13 février dernier, cette coalition a tenu une conférence de presse à Paris pour informer du dépôt d’une demande d’enquête parlementaire sur les rôles joués par les services secrets français et les dirigeants français de l’époque dans l’assassinat de Thomas Sankara il y a 25 ans. La demande sera examinée en mai prochain par la commission affaires étrangères du Parlement français. Ses initiateurs espèrent que cette fois-ci, ils auront gain de cause. La même requête n’avait pas eu de suite en juin 2011. Le changement de majorité avec l’arrivée de la gauche au pouvoir est un petit motif d’espoir. L’actuel premier secrétaire du Parti socialiste, Harlem Désir était ami à Sankara quand il dirigeait SOS Racisme dans les années 80.
Il est l’une des dernières personnes à avoir rencontré Sankara avant son assassinat le 15 octobre 1987 (cf. Mutations n°15 du 15 octobre 2012). L’ouverture d’une enquête judiciaire par les tribunaux belges sur l’assassinat de Patrice Lumumba il y a plus de 50 ans pourrait peut-être faire tache d’huile en France. Toutefois, les deux cas n’ont pas la même résonnance dans les politiques intérieures des pays concernés.
Lumumba est devenu inoffensif pour la Belgique
La Belgique a mis 50 ans pour y parvenir. La plupart de ses dirigeants de l’époque, les donneurs d’ordre, sont décédés. L’affaire Lumumba ne dérange plus la classe politique belge. Au Congo également, les bénéficiaires directs de l’assassinat de Lumumba ne vivent plus. Les Moïse Tschombé, Joseph Kasavubu et autres Mobutu Sese Seko ne sont plus de ce monde. Il reste les Etienne Tshisekedi (ex-ministre de l’Intérieur qui aurait donné son feu vert pour arrêter Lumumba) qui ne représentent aucun danger pour la Belgique. Au contraire, la Belgique à travers ses entreprises (qui convoitent les minerais congolais) fait la cour au pouvoir de Kinshasa dont les principaux dirigeants ont une filiation politique avec Lumumba.
Il est établi que la rébellion de Laurent Désiré Kabila est issue des maquis congolais constitués dans les années 60 pour défendre l’idéal lumumbiste. Kabila fils qui a succédé à son père en 2001 au pouvoir ne cache pas non plus ses sympathies pour Lumumba. Ce dernier ferait partie avec Sankara et Che Guevara de ses grandes figures de référence politique.
L’affaire Sankara est un brûlot pour Paris et Ouaga
L’affaire Sankara, elle, demeure très sensible aussi bien en France qu’au Burkina Faso. Certes, certains dirigeants français au moment de l’assassinat de Sankara sont également décédés : le président François Mitterrand en 1995, Jacques Foccart en 1997, Guy Penne en 2010. Mais d’autres sont toujours vivants et même en activité. L’ex-Premier ministre en 1987, Jacques Chirac ne jouit plus de toutes ses capacités physiques, mais il compte toujours dans sa famille politique. De nombreux anciens ministres de la Coopération sont devenus des lobbyistes pour le pouvoir burkinabè. Ils sont membres de l’Association des Amitiés France-Burkina Faso (AFBF) créée le 8 novembre 2005, sur l’initiative de Jean Guion, dans les salons du Sénat français.
Il s’agit de Michel Roussin, ancien chef des services secrets, longtemps responsable Afrique du groupe Bolloré, ami de Sarkozy. Ce groupe est présent au Burkina dans le tabac, le transport, le transit et le coton. On retrouve encore au sein de l’AFBF, Jacques Godefrain, proche de Foccart, Charles Josselin et Pierre-André Wiltzer, ancien haut représentant français pour la sécurité et la prévention des conflits au moment où Blaise Compaoré se démenait dans la crise ivoirienne.
Au Burkina, le bénéficiaire direct de l’assassinat de Sankara est toujours au pouvoir et compte transmettre le témoin à son clan politique. Son bras droit, le général Gilbert Diendéré, est toujours omniprésent dans les services de sécurité et de défense. Les autres rentiers militaires et civils du coup d’Etat du 15 Octobre détiennent encore des leviers importants dans les institutions. Dans le milieu politique, l’affaire Sankara clive la classe politique. L’opinion publique juge les acteurs politiques sur leur positionnement par rapport à la question Sankara. On prend position pour ou contre. C’est une affaire qui peut donc faire sauter le régime. C’est pourquoi la moindre évolution sur ce dossier déclenche des peurs. Les amis français du régime seraient déjà à l’œuvre pour bloquer l’initiative des parlementaires du Front de Gauche et des Verts. La clé se trouve entre les mains du Parti socialiste. Et là, tout est possible.
Abdoulaye Ly
Source : MUTATIONS N° 23 du 15 février 2013. Bimensuel burkinabé paraissant le 1er et le 15 du mois (contact :mutations.bf@gmail.com) voir aussi à http://www.lefaso.net/spip.php?article53181
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Pour en savoir plus vous trouverez à http://thomassankara.net/?p=1459 le dossier complet réalisé par SURVIE et le réseau international “Justice pour Sankara Justice pour l’Afrique” et à http://thomassankara.net/?p=1460 un compte rendu de la conférence de presse présentant la demande d’enquête parlementaire et une vidéo reprenant les moments fort de cette conférence de presse.
La rédaction