Balufu Bakupa Kanyinda : A la mémoire de Thomas Sankara

«Je célèbre le sacrifice suprême d’un homme libre !»

 

Balufu Bakupa Kanyinda est un grand Congolais panafricaniste – comme en témoigne l’interview qui suit – et l’un des plus talentueux réalisateurs africains. Invité par le Festival du film d’Afrique et des îles, qui a pris fin hier au Port, il y a présenté Juju factory, une fiction poignante dont le personnage central, un écrivain africain en exil, doit se battre pour faire respecter le sujet du roman qu’il est en train d’écrire, à la mémoire de Patrice Lumumba.

Balufu Bakupa Kanyinda est de ces Africains qu’on aimerait retenir plus longtemps à La Réunion : écrivain, poète, cinéaste, il est aussi “visiting professor” à l’Université de New-York où il enseigne divers aspects du cinéma, soit aux Etats-Unis soit partout à travers le monde dans les universités ayant des conventions avec celle de New-York, comme il l’a fait à Accra l’an dernier pour la création d’un Département nouveau.

Il a également réalisé un court-métrage sur Thomas Sankara, assassiné le 15 octobre 1987 : il le présentera aujourd’hui à l’Ecole des Beaux-Arts, au Port et donne ici sa vision de Thomas Sankara : une grande dignité, pour l’Afrique et pour le monde.

 

C’est une chance inouïe que vous soyez ici avec ce film au moment du 20e anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara. Que représente-t-il pour vous ?

Qui est Thomas Sankara ? C’est un des grands leaders du panafricanisme, une des plus grandes figures de la lutte – qui continue – des peuples exploités. Pas seulement des peuples d’Afrique.

Il est né au Burkina Faso (Haute-Volta anciennement colonisée par la France). Il accède au pouvoir par un coup d’état – militaire, mais révolutionnaire – et il est assassiné en 1987. Le coup est commandité en premier lieu par celui qui est, depuis vingt ans maintenant, le président du Burkina Faso.

Pourquoi Thomas Sankara  est-il important pour moi ? Il se situe dans cette lignée formidable des hommes et des femmes d’Afrique, et du monde entier, qui ont lutté, jusqu’au sacrifice suprême de leur vie, pour qu’il y ait une justice entre les humains. Ce qu’il a fait est essentiel pour la liberté humaine.

 

Et comment est venue l’idée de lui dédier un film ?

 Thomas Sankara est assassiné en octobre 1987. Il était présent lors du fespaco de 87. Et lors du festival Panafricain (FESPACO) qui a suivi, en 1989, nous nous sommes retrouvés avec des amis – dont June Givanni, présente ici ; elle vient de la Guyane anglaise et elle vit à Londres – nous sommes allés sur sa tombe, érigée par le peuple burkinabé, au cimetière de Dagnoen dans la périphérie est de Ouagadougou. Nous sommes allés saluer notre camarade. Puis, entre nous, nous avons évoqué sa mémoire, la mémoire africaine – cette mémoire dispersée, éparpillée, occultée, combattue parce que l’Afrique vit depuis cinq siècles sous la réécriture historique de l’Occident. Que faire, au-delà des discours, pour que la mémoire ne se perde pas ? Nous sommes des cinéastes, donc on s’est dit qu’on allait faire un film. Et les camarades ont dit : “Ce serait bien que ce soit toi qui le fasses”. Cela a donc été une décision collective. J’ai commencé à travailler, June Givanni et John Akomfrah, de la Black Audio Film Collective, ont pris langue avec la télévision anglaise (Channel 4) qui a tout de suite accepté de financer le projet. Nous voulions enrichir la mémoire et d’abord, faire qu’elle ne se perde pas.

 

Est-ce que vous avez eu beaucoup de bâtons dans les roues ?

 Disons que je n’ai pas trouvé en Europe les moyens pour compléter les financements de Channel 4. Cela a pris deux ans et finalement nous avons décidé de faire un documentaire de 30’.

J’ai commencé à tourner en 1991. Je suis même retourné pour tourner au Burkina Faso, et aussi dans d’autres pays, et en Amérique, à Harlem. Le film a été diffusé en février 1992, en prime time, sur Channe 4 TV, à Londres.

Des difficultés, nous en avons eu bien sûr. Déjà pour un Africain qui fait n’importe quel film, il y a beaucoup d’embûches. Le cinéma et la télévision sont les deux seuls grands moyens pour transmettre les questions et la mémoire populaire. Et ils sont très souvent utilisés pour donner une image négative de l’Afrique. Donc si nous, Africains, nous utilisons ces outils-là, tout de suite, les “lumières rouges” s’allument partout ! Les gens ont peur de notre regard. En France, par exemple, les portes se sont fermées.

 

Et au Burkina Faso ?

 J’y suis retourné, j’ai été beaucoup aidé et protégé par des Burkinabé et je dirai que le pouvoir a été politiquement intelligent, parce qu’il s’est dit : mieux vaut laisser ce film se faire ; comme cela, on dira au monde que nous sommes des démocrates. D’autre part, je pense que pour moi, qui suis Congolais, c’était plus facile – dans cette difficulté de trouver sa place – que si j’étais Burkinabé. Je ne participe pas de la politique burkinabé. Et il faut aussi comprendre (même si cela n’a pas été perçu dès le départ) que mon film ne parle pas de l’Histoire du Burkina Faso, ni même de la révolution burkinabé. C’est un portrait de Thomas Sankara. C’est juste le portrait d’un homme que j’ai rencontré à un moment de ma vie, dont les actes m’ont plu et m’ont forgé. Ce n’est pas un film qui dissèque et qui analyse les causes de la Révolution et de son assassinat. Nous avons fait un film mémoire, pour que personne n’oublie. Ce n’est pas un film qui s’attaque à un acte odieux – et pour être odieux, il l’est – c’est un film qui raconte une perte de l’œuvre d’un homme magnifique.

                                                                           

Que pensez-vous que Thomas Sankara laisse à l’Afrique – et au monde – encore aujourd’hui ?

 La dignité d’être. Quand Sankara est arrivé dans les années 80, il flottait sur l’Afrique une sorte de rideau noir de pessimisme. C’étaient partout des chefs d’Etat corrompus – encore plus que maintenant – ou des dictateurs (des Mobutu, des Houphouêt-Boigny…) et tous ces petits suppôts du néo-colonialisme. C’était un paysage lourd pour les Africains, un paysage psychologiquement insupportable. Et donc, quand Thomas Sankara est arrivé, il a apporté un éclairage. Nous nous sommes dit : l’Afrique ne peut pas n’être que cela. Nous avons eu Kwame N’Krumah, Patrice Lumumba, Amilcar Cabral, Steve Biko, Samora Machel ou encore Marcus Garvey… Nous avons eu en Afrique des images très fortes, qui sont même des images christiques ! Nous avons eu des leaders qui ont porté le vrai message de la justice, et qui ont été assassiné parce que ceux qui dominent le monde préfèrent l’argent à la justice.

Il a dit une phrase qui reste la plus grande devise de la jeunesse africaine consciente : “Osons inventer l’avenir”. Et pourquoi ? Parce qu’il a dit aussi : Nous allons nous passer de l’aide qui ne nous aide qu’à nous avilir, pour créer les meilleures conditions d’un futur à notre portée. Alors osons inventer l’avenir !

Pour un cinéaste, pour un poète, un écrivain, pour tous ceux qui travaillent avec l’imaginaire, “oser inventer l’avenir” est le plus bel héritage qui soit. Chez moi, cela éveille en écho une phrase d’Aimé Césaire, dans les Cahiers du’un retour au pays natal : « Je suis debout maintenant, ma petite main maintenant la grande main ; nous sommes capables, par notre volonté seule, de cueillir les étoiles du ciel !» Ce sont des éclairages forts, c’est une boussole, un phare. Comme je l’ai dit dans mon film, pour Lumumba (*) : c’est un phare dans nos ténèbres…

Quelle est la vocation de l’Afrique à laquelle appartient Sankara ? C’est d’éclairer le monde. Déjà, elle le nourrit ! Imaginons, rien qu’un instant, le monde sans l’Afrique ! C’est la vocation de l’Afrique d’être une mère… On la paie avec violence, avec méchanceté et avec mépris. On a enfermé les Africains dans le préjugé de la pauvreté, alors que c’est le continent le plus riche ! malheureusement, les dirigeants d’Afrique sont très pauvres, mentalement, spirituellement et cosmogoniquement. Et ils sont tombés dans ce discours de la pauvreté.

 

Il doit y avoir une drôle d’atmosphère au Burkina Faso. Que pensez-vous de ce qui va se jouer en ce 20e anniversaire de la mort de Thomas Sankara ?

 Cela fait 20 ans qu’il y a une drôle d’atmosphère au Burkina Faso ! On ne peut pas vivre avec un fantôme, un géant plus énorme que les baobabs d’Afrique… Cela fait 20 ans qu’il y a un malaise au Burkina et dans l’Afrique entière. Je dirais même que cela fait cinq siècles ! Sankara participe de cela. Il est une graine du grand arbre (La mémoire ou l’immortalité du baobab – Ndlr)

Je suis en contact avec beaucoup de gens au Burkina Faso. Des gens du monde entier se souviennent que j’ai été le premier à porter la mémoire de Sankara sur la place publique, avec ce film. Je suis en connection avec tout le monde. Il existe un site (www.thomassankara.net), où vous pouvez voir des extraits de mon film.

Vous savez, à travers le monde, une caravane est partie d’Amérique latine et qui doit arriver à Ouagadougou peut-être aujourd’hui ou demain. L’an dernier, à cette époque là, j’enseignais à Accra. J’ai réuni quelques camarades et nous avons regardé le film à la maison. Demain, j’ai la chance de rencontrer mes jeunes compatriotes africains de La Réunion et nous allons regarder le film ensemble.

 

Que voulez-vous transmettre aux Réunionnais ?

 Nous allons parler de la Mémoire. Je voudrais inciter les jeunes Réunionnais à saisir leur chance, dans “l’économie numérique”. Puisqu’ils ont la chance de bénéficier du cadeau numérique, qu’ils saisissent la mémoire de La Réunion : celle de leur père, de leurs grands-parents.

 Je vais leur montrer “Thomas Sankara” comme un exemple de la mémoire. Vous savez, l’Histoire de l’Afrique est une Histoire des grandeurs. Quand on a résisté à l’extermination, à la violence apportées par l’Occident… Tout a été utilisé pour anéantir les Africains … Et ils sont debout !  Les Africains sont debout comme les fils et les filles aînés du monde. Ils sont debout sur une terre qui nourrit le monde. Et ils connaissent leur place. Ils sont “la terre du commencement” (l’Alkebulan) et personne ne peut leur arracher cela. Leur vocation est de nourrir et de conduire le monde vers le Ubuntu, l’Humanité suprême.

Demain est un grand jour. Moi je ne célèbre pas l’assassinat – je l’appelle “extermination”. Mais je célèbre le sacrifice suprême d’un homme libre !

 

 

Propos recueillis par P. David

source : Le témoignages (quotidien de la Réunion) du 15 octobre 2007 

(*) Juju Factory : Pour information sur ce long métrage www.jujufactory.com

 

 

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