Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara, jeune Président du Burkina Faso est assassiné par un commando. A l’occasion de la commémoration des trente ans de cet assassinat, nous vous proposons une série de chroniques de l’écrivain David Gakunzi, consacrées à cette icône africaine, tiré du site http://www.parisglobalforum.org/.


Ce fut un jour de nuit profonde

Publié le 10 octobre 2017 sur http://www.parisglobalforum.org/

Par David Gakunzi

Ce fut un jour de malheur. Un jour de grand malheur.

Celui que nous aimions tous comme on aime tendrement, sincèrement un ami, comme on aime de tout son souffle un frère, venait d’être abattu. Sauvagement abattu et jeté ténébreusement à la sauvette dans une fosse, le corps recouvert de quelques pelletés de terre.

Sur les marchés d’Abidjan, de Dakar à Dar Es Salaam, les mamans pleuraient, pleuraient. Pleuraient leur fils. Pleuraient ce fils arraché si vite à leurs jours. Qui parlerait désormais, le verbe essentiel, élevé, pour dire à la tribune des gens importants, des gens qui décident du sort de chacun, l’enfer de leur galère quotidienne ?  Sankara racontait leurs vies, Sankara les faisaient exister au cœur du monde en racontant leurs vies.

Jour de malheur. Jour de grand malheur.

Dans les bas-quartiers de Johannesburg, de Lagos, de Kinshasa, de Nairobi, les jeunes, désossés de futur, étaient tout autant désemparés, abasourdis, perdus, le chagrin sans voix.  L’effroi. La dévastation. Comme des milliers et des milliers de rêves de bonheur anéantis. Sankara était leur chemin; Sankara était leur lueur, une lueur éclairant sans aveugler ; Sankara avait le pouvoir de guérir leur désespoir. Qui dorénavant nourrirait de son allure magnétique leurs lendemains d’espérances?

Jour sans nom. Jour poussière de malheur.

Sankara avait le pouvoir de guérir leur désespoir. Qui dorénavant nourrirait de son allure magnétique leurs lendemains d’espérances ?

Nous redoutions ce jour. Nous craignions le jour où ce jour surgirait. Nous pensions à Salvador Allende trahi par un général félon et nous avions peur. Nous pensions à Maurice Bishop emporté par la folie de ceux qui croient que la révolution n’est révolution que glace polaire et nous avions peur. Nous pensions à Lumumba et nous avions peur.

Nous craignions ce jour : la trahison, froc sans conscience, rôdait déjà sourdement comme une ombre, exhalant l’odeur du désastre ; les rumeurs pendaient comme des silhouettes sur les cordes ; les tueurs gagés, l’avidité sans pudeur, manœuvraient ; le jour mourrait sur Ouagadougou.

Sankara, lui, était prêt. Prêt, le front sans angoisse. Il ne sombrerait pas dans le piège dressé, le piège tendu et l’engrenage. Non, il ne serait pas Sékou Touré, héros d’un jour devenu tyran le lendemain ; non, il n’y aurait ni jours muets ni Camp Boiro au Burkina ; non, il n’y aurait point de sacrifices humains au nom de la révolution.

Sankara était Sankara, Sankara demeurera Sankara jusqu’au bout de la vie, la voix d’aube lointaine, disant, disant sans usure, sans désillusion, sans coups de sang : « Aucun juste ne meure sans que ne s’en lève un autre. Alors ? »

Et aux premiers bruits des kalash annonçant les décombres, à ses ultimes compagnons, il dit : « Restez. C’est moi qu’ils sont venus chercher. » Et les mains levées, il marcha vers son destin.

Ce fut un jour de malheur. Un jour de grand malheur. Un jour de nuit profonde.

David Gakunzi

Source : http://www.parisglobalforum.org/2017/10/10/sankara-fut-jour-de-nuit-profonde/ 


Sankara : le sang du frère versé par le frère

Publie le 14 octobre 2017 sur http://www.parisglobalforum.org/

Par David Gakunzi

C’était octobre. C’était octobre de l’année 1987. C’était le quinzième jour du dixième mois de l’année 1987. Il faisait encore jour et il faisait déjà nuit, nuit sombre et totale sur Ouaga. Sankara n’était plus. Le choc ! Le Faso était sous le choc ; l’Afrique en était retournée et le monde ne comprenait pas.  L’homme qui avait fait ça, l’homme qui venait de faire ça, c’était le pote, l’ami, le frère. Le sang du frère avait été versé par le frère.

Mais l’homme par qui l’abîme venait d’arriver, l’homme au visage indéchiffrable, patte-pelue terrée guettant son heure, continuait, le timbre et la voix obliques, les yeux dilatés, le vocabulaire broussailleux, de nier par tous les dieux. Il jurait : Ce n’était pas lui ! Ce n’était pas lui ! Il dormait ! Le tapage des mots amnésique, il affirmait qu’entre les nœuds de la veille et du jour, il ne se souvenait de rien. Il dormait. La mémoire, les trous mobiles, il était soudain sans aucun souvenir. Il dormait. Même le vent de nulle part que l’on croise partout, avait pourtant discerné le cri qui était monté de la terre jusqu’au ciel mais lui n’avait rien entendu. Il dormait. La parole dérobade, il bafouillait, bavardait comme pour gommer le sang versé. Mais qui peut vraiment effacer le sang versé sur le sable?  Le sang répandu colle, le sang innocent renversé, jeté à terre, tâche pour l’éternité.

La langue recluse, l’homme de l’abysse ne dira jamais ni pourquoi ni comment, mais au détour d’une bavette, le temps d’un soupir, il lâchera les mots fatidiques, bouffée d’aveux : « C’était lui ou moi… » Et dans la douleur encore vivace, le crime sera emphatiquement signé sur l’acte de décès délivré à la famille : « Je soussigné camarade médecin  commandant Diébré Alidou, directeur central du service de santé PAP, certifie que le camarade Sankara Thomas Isidore Noël  né le 21 décembre 1949 à Yako est décédé le 15 octobre 1987 à 16 h 30 à Ouagadougou de mort naturelle. Je certifie en outre que la mort est réelle et constante. Tout certificat pour servir et valoir ce que de droit. »

Sankara n’était plus. Le choc ! Le Faso était sous le choc

C’était octobre. C’était octobre de l’année 1987. C’était le quinzième jour du dixième mois de l’année 1987. Ce jour-là, ce maudit jour de malheur, le cœur broyé, nous avons marché tous les chemins de l’agonie, errant aux vents du nord et du sud, errant aux vents du levant et du couchant, errant de la douleur gonflée au néant de Dagnoen. Dagnoen et des trous et des trous … Dagnoen et Sankara, mille plombs, mille blessures dans le corps. Dagnoen et Sankara sans cercueil ni funérailles. Ni levée du corps, ni cortège funèbre, ni respect dû aux morts, ni veillée, ni deuil national, ni dépouille rendue à la famille. Sankara, le nom comme la conscience large de toutes les fraternités, Sankara, la chute dans le fracas et Sankara décrété mort … de mort naturelle ! « Mes pauvres bêtes, écrira Labou Tansi des deux rives du Congo, vous vous êtes trompés d’assassinat. La mort vous en voudra de la prendre pour une conne. »

C’était octobre. Octobre de l’année 1987. Mais comment un homme en vient-il à se transformer ainsi en bête sauvage et à faire de la vie de son frère un festin ? La jalousie ? La rancœur ? La viande du pouvoir ? Qui veut la grandeur telle que le Sort ne la donne pas, celui-là doit être prêt à manger la chair de son propre frère ? Le poison de la cupidité calcinant l’esprit de l’homme ? Insondable mystère ? « C’est le ventre qui a empêché la noblesse d’arriver jusqu’à son terme », disaient les anciens.

Sankara, lui, l’harmonie, la grâce et la beauté de l’âme mêlées, continuait d’espérer

Au-delà des masques, à ciel bas, au fil de la terre, le souffle des saisons annonçait depuis plusieurs hivernages la couleur de ce malheur et disait, disait que l’homme maintenant au déboulé du sang répandu, même le serment incandescent, discourant, discourant comme son ami, discourant comme son frère sur le bien commun, en vérité, en vérité, la langue multiple huilée dans la rapine, ne rêvait que de verroteries, ne rêvait que de chimères payées en payola, payées en gahoua, payées en mange-mille. La conscience au kilo, la conscience à vendre au gramme, il était déjà, bien avant la naissance de ce jour de malheur, dans le crime, âme en déroute, pantin sans âme, zombi marquant le pas, assigné à un destin déterminé ailleurs, déterminé à Yamoussoukro, déterminé à Paris, déterminé à Tripoli. La cajolerie qui excite les tornades, la pommade qui rend aveugle et fait marcher au pas et le chiffon qui finit par faire sortir le diable de l’enfer.

Sankara, lui, l’harmonie, la grâce et la beauté de l’âme mêlées, continuait d’espérer. D’espérer encore l’amitié de l’ami, d’espérer encore et encore la fraternité du frère. La divine bonté, était-il persuadé, finirait par reprendre le dessus sur l’avidité et la déraison. Et l’amitié fraternelle renaîtrait dans le cœur de son ami de toujours. Le temps chasserait l’ombre.

C’était octobre. C’était avant le quinzième jour du dixième mois de l’année 1987.

David Gakunzi

Source : http://www.parisglobalforum.org/2017/10/14/sankara-sang-verse-frere/


 

Thomas Sankara : la fulgurance pour l’éternité

publié le 28 octobre 2017 sur http://www.parisglobalforum.org/

Par David Gakunzi

Au creux de ce jour d’octobre, dans le gris du ciel, la rumeur comme une clameur, comme une longue et interminable complainte. Des cris comme des sifflements étouffés de rage et de fureur. Et le désespoir de terre en terre comme une colonne de fumée qui s’élève. Décombres. L’espérance mitraillée ; Sankara assassiné.

Des savanes arides aux râles avalés, par-dessus les Congos tumultueux, Sankara, chaque heure habitée par la conscience du temps compté, rêvait d’une Afrique rendue à elle-même : ne pas perdre son temps à bavarder de ce qu’il faudrait faire mais faire tout ce qu’il faut faire pour, l’instant d’un fragment d’éternité, rendre le monde meilleur à temps.

Mais au pied du jour levant, la nuit était gravée dans la flamboyance de l’aurore naissant. Il y avait des signes qui ne trompent pas dès le seizième jour du mois de mai 1983. Au bas de la journée, Guy Penne, le Monsieur Afrique de l’Elysée, l’office partagé avec Jean-Christophe, fils de Mitterrand, débarque à Ouagadougo et le jour d’après, le 17 mai 1983, Sankara est jeté en prison. Et la jeunesse, la colère soulevée jusqu’aux entrailles, vague debout contre l’agenouillement ; et de Pô à Ouaga, la révolte résonnante, Sankara libéré et porté au sommet du pouvoir. La leçon retenue par l’Afrique à Papa, invisible chasseur à l’affût, le regard ajustant son coup ? On ne jette pas en cage d’un clin d’œil Sankara ; on fait autre chose : à la déclinaison du jour de faille, le soleil serait éteint.

Il y’avait des signes. Aux frontières du vide, du côté de Yamoussoukro, entre deux nuits sans sommeil, le pachyderme, roitelet de pacotille, pestait, pestait. Il haïssait jusqu’au sang ce jeune homme du Sahel, l’intégrité verticale, la majesté verdoyante, le dos tourné à la tribu des surannés. Le pachyderme, la trouille au bide, craignait la contagion d’Abidjan au Niger. Et il jurait, fulminait, grognait, appelait Paris et raccrochait, contactait Ouaga et raccrochait… Se disait, se transmettait, les voix cagoulées, des consignes féroces que nul n’oserait signer de son patronyme devant l’Histoire sur télex diplomatiques. Et Sankara, aux heures du soleil envoûté d’effacement, voyait le futur tel quel : le pachyderme vieillirait de mourir à son aise et, lui, renaîtrait, peut-être, à la fleur de l’âge. Le verdoiement résolu, la fougue à la conquête de l’avenir, le souffle sur un fil, il savait ce qui l’attendait.

Thomas Sankara revendiquait la liberté irréductible de penser sans maître à penser

Lourd. Il faisait lourd. Le jour était à vif et le ciel rétrécissait. Par delà l’horizon, entre pierres et poussières, à la lisière du désert, le tapageur colonel de Tripoli, commandant consciences contre pétrodollars, était, lui aussi, tout sirocco dehors contre cette utopie irradiant du Sahel, le charme infini illuminant l’Afrique, le geste substantiel à contre-courant du diktat de la Jamahiriya. Jeune et libre ne voulant ni coucher à l’Ouest, ni dîner à l’Est et encore moins danser du ventre à Tripoli, jeune et frère de la terre entière récusant les formules congelées, Sankara revendiquait la liberté irréductible de penser sans maître à penser,de penser sans ni chevalet ni chain-gang : « Même fracassés par l’Histoire, disait-il aux gens du Faso d’Afrique, ne déléguez jamais à personne, par paresse, par soumission ou conformisme, le privilège de nommer, de définir et de fixer les limites de votre monde: la misère n’est pas une malédiction. »

L’orage. Au seuil du destin, le jour fissuré d’une rive à l’autre, les signes du temps annonçaient le désastre au premier tournant d’octobre. La fraternité d’hier, la mémoire disloquée, carcasse séchée de crapaud venimeux, la gueule zombi vorace sur le sang prête à la félonie, poussait des cris stridents de fauve. Les carnassiers, colonnes alignées, étaient dehors et les vautours, nettoyeurs de la jungle, effaceurs des traces de la mort, valsaient, valsaient en meutes.

Et la mémoire tournée vers l’avenir, Sankara continuait encore et encore à dessiner sur le ciel balafré, la clarté des temps à venir. Mais sur le front du sol, l’ombre se trémoussait, remuait, dansait la danse du diable renversant la grâce : les pelles jaugeaient déjà la charpente du fils du Faso ; l’horizon poisseux, il mordrait la poussière et la salive vénéneuse, le récit à la cadence du mensonge, on dresserait, l’Afrique voix en minuscules, l’écran qui cache l’Histoire : une tragédie vient d’avoir lieu mais … « c’était un accident » et « ce qui est arrivé n’est pas arrivé ».

Thomas Sankara tente-sept ans et la fulgurance de l’éternité

Jeudi 15 octobre. Jeudi 15 octobre de l’année 1987 et la vie trouée sur la poussière. Et le cri de l’horizon qui saigne et les cœurs transpercés gémissant : Sankara, espérance éphémère, gisant au flot des sables !

Et sur Radio Ouagadougou, le soleil expiré, la divagation en communiqué dégorgeant l’épouvante : « Le Front populaire regroupant les forces patriotiques a décidé de mettre fin en ce jour du 15 octobre au pouvoir autocratique de Thomas Sankara et d’arrêter le processus de restauration néocoloniale entrepris par ce traître à la révolution. Le Conseil national de la révolution est dissous. Le gouvernement est dissous. Le Président du Faso est démis de ses fonctions. La patrie ou la mort, nous vaincrons ! »

Depuis ce jour trempé d’effroi, depuis ce funèbre jour d’octobre, tous les matins, là où la vie affronte l’agonie, les vents de l’univers galopant sur le tracé de la vaste clarté, les fragments évanescents de Dagnoen ramassés, fredonnent, d’hier à demain, le nom d’une étoile triomphant de l’oubli au fronton de la mémoire : Sankara ; Sankara, trente-sept ans et la fulgurance pour l’éternité.

David Gakunzi

Source : http://www.parisglobalforum.org/2017/10/28/thomas-sankara-fulgurance-eternite/

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