Amie et compagne de lutte de Thomas Sankara, le président du Burkina Faso assassiné en 1987, Germaine Pitroipa revient sur l’héritage politique de la révolution burkinabé, qui a placé la libération des femmes au cœur des luttes d’émancipation de tout un peuple.
Comment jugez-vous le vent de contestation qui souffle, depuis plusieurs mois, sur le Burkina Faso, avec une importante implication des femmes et de la jeunesse ?
Germaine Pitroipa. C’est une joie intense de constater que les valeurs de la révolution burkinabé continuent d’irriguer ce pays. Contrairement à ce qu’affirment les représentants de l’actuel régime, cette révolution n’a pas laissé que douleurs et souffrances dans les cœurs. Les femmes se sont mobilisées pendant la révolution, elles se mobilisent aujourd’hui pour exprimer, de nouveau, des revendications de justice et d’égalité restées insatisfaites. Les consciences s’éveillent. Blaise Compaoré ne peut l’ignorer. Il a compris, trop tard, que les jeunes Burkinabés, étudiants, travailleurs ou chômeurs, ne sont ni endormis ni même assoupis, malgré l’extrême pauvreté dans laquelle ils croupissent. Cette extraordinaire mobilisation va se poursuivre, elle ne pourra plus être étouffée.
On évoque souvent le bilan de Thomas Sankara, à la tête du Burkina, en termes d’autosuffisance alimentaire, d’accès des populations à la santé. Mais qu’a changé pour les femmes la révolution burkinabé, en 1983 ?
Germaine Pitroipa. La révolution a d’abord changé les mentalités, singulièrement celles des hommes. Elle a fait prendre conscience aux femmes qu’elles pouvaient donner à la société burkinabée ce qu’elles avaient de meilleur. Thomas Sankara était convaincu qu’il était impossible de faire une révolution, de changer quoi que ce soit en se privant de l’apport des femmes, c’est-à-dire de la moitié de l’humanité (1). Il a encouragé les femmes à prendre conscience de leurs capacités politiques, économiques, de leur pouvoir de résistance à l’oppression. Ce fut un bouleversement.
Cet engagement en faveur des droits des femmes est une facette trop méconnue de la pensée et de la politique de Thomas Sankara. Il n’hésitait pas à dénoncer les traditions marquées du sceau du patriarcat et à fustiger « les maris réactionnaires ». « Si nous perdons le combat pour la libération des femmes, nous aurons perdu tout droit d’espérer une transformation positive de la société », déclarait-il le 8 mars 1987. Peut-on dire qu’il était féministe ?
Germaine Pitroipa. Féministe ? Je ne sais pas. Peut-être pas au sens où l’on entend ce terme en Occident. Thomas Sankara était avant tout une personne sensible à l’injustice et à la souffrance de tout être humain. À commencer par celle des femmes, puisque ce sont elles qui subissent, les premières et de façon criarde, l’oppression, la domination économique et politique. Il était très sensible, en ce sens, à la condition féminine, qui était à ses yeux une question universelle. « La condition de la femme est le nœud de toute la question humaine », affirmait-il. Bien sûr, sa dénonciation de coutumes rétrogrades pour les femmes a suscité, à l’époque, un véritable choc dans la société burkinabé, lestée du poids de la tradition et peu habituée à ce genre de langage. Certains ont pu être heurtés par son franc-parler et ses idées novatrices. Mais sa volonté de bousculer l’ordre établi a obligé les hommes à s’interroger sur leurs comportements vis-à-vis des femmes.
Sur le continent africain, les femmes sont en première ligne face à la pauvreté, aux difficultés économiques et sociales. Ce sont elles, le plus souvent, qui tiennent les familles à bout de bras. Elles sont les premières victimes des politiques néolibérales. Combat social et combat pour les droits des femmes doivent-ils, selon vous, aller de pair ?
Germaine Pitroipa. C’est une évidence. Le combat social ne peut aboutir que si les femmes sont aux avant-postes des luttes. Pour la simple raison qu’elles représentent la moitié de l’humanité. Dans les sociétés africaines en particulier, elles sont des piliers sociaux, économiques. Et pourtant, l’égalité, pour elles, reste encore une chimère.
Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara était assassiné lors d’un coup d’État conduit par Blaise Compaoré. Depuis, vous êtes de ceux qui poursuivent sans relâche le combat pour faire toute la lumière sur cet assassinat. Comment appréciez-vous les procédures judiciaires en cours ? Qu’attendez-vous de la décision qui doit être rendue le 5 mars par le tribunal de grande instance de Ouagadougou sur la demande d’exhumation du corps de Thomas Sankara ?
Germaine Pitroipa. Au Burkina Faso, la société a commencé à bouger, mais la justice n’est toujours pas libérée. Elle reste entre les mains des hommes au pouvoir. J’espère, simplement, que ce dossier de l’assassinat de Thomas Sankara pourra être rouvert. Ne serait-ce que pour permettre à ses enfants de savoir réellement où se trouve le corps de leur père. Nous voulons, au moins, avoir un début de réponse sur ce qui s’est précisément passé le 15 octobre 1987. Jusqu’ici, Blaise Compaoré nie toute implication et prétend ne rien savoir de cet assassinat. Alors, rouvrons le dossier !
Quel rôle la France a-t-elle joué dans cette affaire ?
Germaine Pitroipa. Qu’on le veuille ou non, rien ne se joue, en Afrique de l’Ouest, sans que la France soit au courant. Que l’Élysée dépêche un sénateur socialiste à Ouagadougou pour exprimer son soutien au régime de Blaise Compaoré au moment où celui-ci est mis en cause par une vague de contestation est symptomatique. En 1987, Paris n’ignorait rien du complot visant à éliminer Thomas Sankara. La tête de pont de ce projet d’assassinat était la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny. Or hier, comme aujourd’hui, rien ne pouvait se faire en Côte d’Ivoire sans l’assentiment de Paris. Cet assassinat n’est pas sans lien avec la Françafrique qui reste, de nos jours encore, bien vivante.
(1) Lire L’Émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique, Thomas Sankara, Pathfinder Press, 2008.
Entretien réalisé par Rosa Moussaoui
Source : l’Humanité du 5 mars 2014 http://new.humanite.fr/monde/germaine-pitroipa-sur-les-femmes-sankara-bouscule-560410