Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. L’article ci-dessous est un reportage à Ouagadoug, écrit quelques jours avant le 4 août 1983, la prise du pouvoir par Thomas Sankara et ses camarades. Il a été retranscrit par Guy Nana, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga.

La rédaction


Haute Volta. Ouaga sur le qui-vive

Par Mohamed Maïga

La droite fait des « couacs», la gauche se mobilise, et le peuple voltaïque est conscient que quelque chose peut se produire à tout moment.

Les autorités se sont montrées bien discrètes sur « l’événement » dans la nuit du 16 au 17 juin, un mois après le coup de Cube Maggi, une violente déflagration a secoué Ouagadougou. Le principal dépôt d’obus et de munitions de la capitale, situé non loin de l’économat de l’armée, explosait, partant en fumée, dans un rougeoiement de flammes que l’on pouvait apercevoir hors de la ville. Violente explosion qui laissa un trou de cinquante mètres de diamètre, fit s’écrouler plusieurs maisons aux alentours, brisa des vitres et fit malheureusement un mort, une femme, ensevelie sous les décombres de sa demeure.

Au dire des témoins, les effets ont été ressentis jusqu’à l’hôtel Silmandé, à l’extrémité opposée de la ville. Quant aux Ouagalais, vivant dans un climat de tension depuis le 17 mai, ils ont naturellement cru au déclenchement sinon de la guerre civile, du moins d’un énième coup d’État et se sont, plus qu’à l’accoutumée, barricadés dans leurs maisons. Certains ont même pensé à une attaque des commandos de Pô. Commentaire laconique et vaguement satirique de l’hebdomadaire voltaïque Carrefour africain : « Les habitants de Ouaga ont eu l’avant-goût de ce qui les attend si la guerre civile éclate... »

En elle-même, l’explosion d’un arsenal ne constitue pas un événement déterminant (gageons que les obus et les munitions d’Ouaga ont été rapidement remplacés par les supporters étrangers du nouveau pouvoir voltaïque). Cependant, elle illustre une réalité que les autorités essaient, avec la plus grande maladresse, de masquer. A savoir que la normalisation reste impossible. Ainsi, malgré la levée totale du couvre-feu le 1″ juillet, les Ouagalais, sages et prudents, désertent les rues dans leur écrasante majorité, dès la nuit tombée, conscients que quelque chose peut se produire à tout moment.

Il est vrai que de très larges secteurs de l’armée, même si leur marge de manœuvre se révèle limitée, refusent l’enterrement du Conseil du salut du peuple (C.S.P.). Ils sont essentiellement constitués par des hommes du rang, les véritables auteurs du coup d’État du 7 novembre 1982, qui ont porté les jeunes officiers sur le devant de la scène politique et qui, aujourd’hui, sont gagnés par l’amertume et la frustration devant les tentatives de liquidation du C.S.P. et le retour aux affaires de la droite, de la féodalité et de l’Église. Ils sont d’autant plus amers qu’ils assistent à la réhabilitation des relations anachroniques, faites d’humiliations quotidiennes, que les chefs font subir aux troufions. Qui plus est, eux qui voulaient éveiller leur peuple et s’en approcher davantage sont, depuis le 17 mai, privés de parole au nom d’un apolitisme de l’armée inconcevable en Haute-Volta, et alors que quelques officiers félons sont aux commandes de l’État. C’est dire que rien n’est définitivement gagné pour ces derniers.

Bien entendu, dans l’impossibilité de neutraliser l’ensemble de la troupe, ils s’emploient surtout à rendre « inopérants » les officiers progressistes du 7 novembre. Ainsi parle-t-on à Ouagadougou, dans les allées du pouvoir, d’affectations, sinon à l’étranger, du moins à des postes de bureaucratie, qui toucheraient aussi bien les capitaines Thomas Sankara et Henri Zongo que le commandant Jean-Baptiste Lingani. Blaise Compaoré ? On prête au pouvoir l’intention de le relever de son commandement de Pô pour l’affecter dans la capitale… Autant de rumeurs accroissant une tension qui explique les lenteurs et les hésitations des autorités.

Autre signe des difficultés du régime: l’opération consistant à ramener au plus tôt la droite à l’avant de la scène fait des « couacs ». Ainsi, la rentrée politique de l’ancien président Maurice Yaméogo (l’idole et le père spirituel de « Cube Maggi »Yorian que l’on voulait grandiose et spectaculaire s’est révélé un lamentable échec. Courant juin, « Monsieur Maurice », reconnaissant d’avoir recouvré ses droits civiques, décida de remercier, à sa façon, ses « libérateurs ». En organisant une gigantesque « marche de soutien » au nouveau régime, depuis son fief de Koudougou, à une centaine de kilomètres de la capitale. Une semaine durant, la radio nationale battit le rappel des troupes de «  Monsieur Maurice » avec tous les encouragements manifestes des responsables de l’État, en particulier de « Cube Maggi ».

Il n’en fallait pas plus pour mobiliser la gauche voltaïque et l’ensemble des forces démocratiques qui gardent encore fraîche dans leurs mémoires la répression dont Maurice Yaméogo les avait accablées durant son règne. Les contre-manifestants étaient décidés à briser violemment cette « marche de soutien ». Devant les risques de confrontation, le président Jean-Baptiste Ouédraogo prit la prudente décision de l’annuler moins de vingt-quatre heures avant son début. Morose, «Monsieur Maurice » dut renvoyer sa rentrée politique à une date indéterminée. Au plus grand soulagement de ses adversaires du Rassemblement démocratique africain (R.D.A.de l’ex-président de l’Assemblée, Gérard Kango Ouédraogo, et de l’ancien Premier ministre, Joseph Conombo, proche du chef de l’État), du Parti du gouvernement africain (P.R.A.), du Front progressiste voltaïque (F.P.V.) de Joseph Ouédraogo et Joseph Ki-Zerbo).

Ceux-ci, qui fourbissent également leurs armes dans la perspective d’un « retour à une vie constitutionnelle normale » promis hâtivement par le pouvoir du 17 mai, ont vu dans l’opération Yaméogo une concurrence des plus déloyales. Pendant ce temps, la gauche œuvre à son unification et à son élargissement rendus inévitables après « l’expérience C.S P. » et les dangers actuels qui la guettent. Dans certains milieux, on est convaincu qu’une immense lacune est en train d’être comblée : la gauche voltaïque émerge comme un bloc puissant, avec une structure fiable qui a fait défaut au C.S.P. En somme, comme au Tchad, les enjeux sont de plus en plus clairs, mettant aux prises les luttes des peuples et les agissements des forces conservatrices nationales, régionales et étrangères.

Mohamed Maïga

Source : Afrique Asie N°301 du 1er août 1983

LAISSER UN COMMENTAIRE

Saisissez votre commentaire svp!
SVP saisissez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.