Comment les villageois réagissent-ils lorsque les choix politiques, dans un pays dominé par les activités rurales, visent à transformer radicalement les systèmes de production agricole ? L’ethnologue, attentif aux mouvements “par le bas”, peut alors fournir aux politologues le processus par lequel, localement, les groupes sociaux interviennent pour manifester leur opinion et s’opposer ouvertement aux décisions gouvernementales.
Quelques mois avant la disparition de Thomas Sankara, j’ai pu observer une crise politique dans un village du Burkina Faso, illustrée par les tribulations d’une panthère.
En réponse à l’annonce de l’application de la loi de réorganisation agraire et foncière par le CNR (Conseil national de la révolution), les éléments influents de la communauté villageoise ont oublié leurs divisions pour se rassembler derrière le pouvoir traditionnel et lui rendre un rôle négligé pendant quatre ans.
Les faits observés
Les événements se sont déroulés entre les mois de mars et de juin 1987, dans le village de Ouarégou (dans le centre-est du pays, en région bissa). L’interprétation des différentes étapes de la crise m’était suggérée au fur et à mesure de son déroulement par deux informateurs, parmi les acteurs principaux de l’affaire : le chef de village,
qui est mon hôte depuis 1982; le chasseur-devin nommé Baiongo, auprès de qui j’effectuais des enquêtes sur le monde des “génies”, c’est-à-dire sur les représentations de l’espace sauvage.
Un extrait de mon carnet de notes, rédigé en juin 1987 à l’issue du drame, constitue le matériau de base de cette réflexion : “Apparition d‘une, ou de deux panthères au jardin de Balaré. Elle tue les moutons venus manger les mangues au clair de lune. Elle en mange un, égorge les autres et nedévore que leur foie, laissant là la dépouille. Elle tue neuf moutons du chef de village la première nuit, six moutons de Koassagai (quartier du délépié du Comité de défense de larévolution) la fois suivante, puis cinq moutons du petit frère du chef. ..
Les villageois font une battue pour la trouver, avec leur meilleur chasseur,Baiongo. On trouve avec peine quelques traces de l’animal dans la poussière sèche. Baiongo rentre dans un trou de fauves bien connu le long de la rivière et ne trouve rien. Les devins déclarent qu’il s’agit d’une manifestation d’un génie de la terre qui réclame les sacrifices sur l’autel du village (tara).
Le chef de village est mal à l’aise car son intronisation n’est pas complète : depuis dix ans il n’a pas pu accomplir le sacrifice sur l’autel du village. Le chef de terre refuse, prétextant qu’il est devenu musulman. Le grand boeuf noir que le chef avait réservé à cet effet est toujours parmi son troupeau personnel. Le chef ne peut pas faire le sacrifice pour tout le village.
Les devins, à l’occasion de l’initiation d’une femme, se rassemblent et font les déclarations pour tout le village. Le chasseur Baiongo fait partie de cette association de devins. Il insiste en disant que la terre réclame le sacrifice pour tout le village et que si ce n’est pas réalisé il arrivera des malheurs : les panthères commencent par attaquer le petit bétail, quand l’herbe sera haute, pendant les cultures, elles pourront se cacher à l’abord des champs et attaquer femmes et enfants. La peur engendrée par cette panthère retient les villageois d‘agir contre elle. Chacun hésite et finalement les CDR[1] et les “vieux” ont décidé de demander d’abord au préfet et aux agents des Eaux et Forêts l’autorisation de tuer l’animal, la chasse étant fermée.”
Quinze jours plus tard, j’apprends que les sacrifices sur l’autel de la terre du village ont été faits ; les musulmans ont cédé :”La panthère ne viendra plus” me dit le chef, sans préciser si elle a été tuée. Dans le même temps, à
Garango (un gros bourg voisin), les villageois tentent de faire introniser un nouveau chef, à l’insu du pouvoir révolutionnaire qui a interdit le renouvellement de cette fonction. Ils ont choisi comme date le 29 mai 1987, jour anniversaire de l’accident d’avion qui a coûté la vie à plusieurs dizaines des leurs, à la suite d’une maladresse d’un dirigeant du pays originaire de Garango (le chef d’état-major des armées, numéro trois du CNR). Cependant, le préfet, alerté, a réuni la population à la maison des jeunes pour rappeler qu’il n’y avait plus de chef au Burkina Faso. A Ouarégou comme à Garango, le pouvoir traditionnel s’impose en face d‘une organisation révolutionnaire devenue incapable de proposer un dialogue constructif avec la population.
A partir des matériaux ainsi exposés, je propose de répondre à deux questions :
– Quelles instances sont intervenues dans le processus social qui a abouti à un choix politique ?
– Comment se sont manifestés les différents groupes qui gouvernaient le village à ce moment de son histoire ?
Qui sont les acteurs principaux de la crise ?
Mon interprétation des faits est inséparable de ce que je sais de l’histoire du village et de la lecture que les Bissa ont de l’espace dans lequel ils vivent[2] . En outre, ma présence n’est pas celle d’une observatrice détachée des événements puisque, bien avant ces incidents, j’ai pris parti pour “la révolution construite” aux côtés du chef de village, contre “la révolution les slogans” ou “la révolution bout des fusils” menées par partie des CDR. Motivée par les demandes du clan de la chefferie, j’ai négocié en France le finance ment de deux écoles de trois classes et de plusieurs périmètres maraîchers pour les femmes, puis j’ai dirigé leurs réalisations[3].
Les acteurs Principaux de cette crise apparaissent comme des personnages, avec leurs caractères et leurs histoires propres, et ils représentent les forces politiques en présence dans le village :
– La panthère : Evoquée comme la source des émotions qui troublent l’ordre villageois, elle est traitée comme l’une des manifestations de ce désordre : on tente de la chasser. Cependant, son existence n’est pas prouvée. Quelques mots sur l’anthropologie de l’espace sont nécessaires pour expliquer ce que peut signifier cet animal dans l’imaginaire des villageois. Deux concepts sont utilisés dans la langue bissa pour désigner l’espace : toor et tura. I Le premier représente l’espace sauvage, c’est-à-dire le territoire d’un “génie de lieu”. Un “génie de
Lieu” est un biotope, un ensemble écologique composé d”une série d’éléments naturels (minéraux, végétaux, animaux, aquatiques, aériens ou terrestres…) : ; le caractère dominant du paysage peut-être une colline, une rivière ou une mare ; une partie de l’être humain appartient à un “génie”, on l’appelle cirgu ou au kiizkirgu (terme moore)[4]. Les informateurs qui ont tenté de m’expliquer ce qu’est l’espace sauvage disent que l’on considère qu’un “génie” toor, a engendré les pierres, il a planté les arbres, et il nourrit et abreuve les animaux qui
vivent sur son territoire et sont considérés comme ses “enfants”. Le second terme désigne un espace domestique, mis en valeur. Par opposition au génie de lieu sauvage toor, taru représente la terre humanisée par les ancêtres enterrés, par l’agriculture et par les rituels ; elle est occupée, contrôlée et gérée par les clans et par les chefs. En revanche, ce qui appartient au monde sauvage toor relève du domaine des “maîtres des génies” (certains forgerons, chasseurs et devins) : aux yeux des villageois, la panthère appartient donc, en partie à ces personnages.
– Le délégué des CDR. I1 dirige depuis 1986 le Comité de défense de la révolution, représentant du pouvoir villageois. L’épisode de la panthère survient au moment où l’institution des CDR est essoufflée. Les comités ont eu leurs heures de gloire entre 1983 et 1985. La population les considérait comme la représentation d’une lutte des jeunes générations contre le pouvoir des “anciens”. Les élections de 1986 lui permis de remplacer par des représentants moins exigeants. A Ouarégou, ces élections ont été houleuses. Le Village était divisé en deux camps, les uns soutenant le quartier Natenga de la chefferie) et les autres un quartier nommé Topra (celui des rivaux de la chefferie, issus d’une branche cadette du clan. Le jour des élections, les factions rivales ont brûlé le marché et lapidé les femmes. Finalement, le délégué a été choisi dans un autre quartier, à Koassagou. C’est un analphabète, qui n’a jamais quitté le village et ne parle que le bissa : de ce fait il ne peut rédiger aucun compte rendu des réunions villageoises, ni remplir de papiers officiels ; il ne peut pas non plus rencontrer les opérateurs du développement : qu’ils soient des agents de 1’Etat ou des représentants d’un organisme étranger, tous parlent d’abord le français.
– Le chef de village. Il avait moins de quarante ans lorsqu’il a été élu chef en 1977, succédant à son père après une compétition avec son rival du quartier Topra. Le culte de la terre du village, tara bare, n’a pas été effectué lors de sa “prise de bonnet” officielle, alors que cet acte est nécessaire à la reconnaissance de la légitimité coutumière d’un chef. Les villageois et lui-même n’ont donc pas le sentiment qu’il soit totalement investi de son pouvoir. Plus tard, au lendemain du 4 août 1983, les représentants de la révolution ont fermement contesté son rôle. Le Haut Commissaire de la province du Boulgou-Tenkodogo est venu à Ouarégou avec des forces de l’ordre, et il a insulté le chef et ses oncles ; il a tenté de faire répéter à la population (et en français) les slogans : “la féodalité, à bas !” et “les gros ventres pourris à bas !”. En 1986, à la suite de l’incident des élections, le chef a été accusé d’avoir “téléguidé les contre-révolutionnaires”. Mais après l’instruction de l’affaire, le juge de Tenkodogo a reconnu que ce dernier jouait un rôle positif pour le développement des infrastructures du village, et il a déclaré : “ce chef n’est pas un féodalet il ne sera pas poursuivi”. En effet, le chef de village a su attirer les capitaux étrangers pour faire construire l’école du village ; puis il a favorisé le choix de Ouarégou comme “village-pilote” d’un projet de la FAO et il est devenu l’interlocuteur des bailleurs de fonds saoudiens pour la construction d’une nouvelle mosquée. On remarque qu’en 1986, bien qu’il n’ait pas réussi a faire élire son candidat, il a su préserver son pouvoir qui s’appuie aujourd’hui sur sa capacité à mobiliser des intervenants extérieurs ; le délégué des CDR peu ouvert sur le monde extérieur, est incapable de tenter la moindre concurrence dans ce domaine. En 1987, à l’issue de la crise provoquée par la panthère, il obtient un regain de légitimité renforcée par l’exercice des rites traditionnels.
– Le prêtre de la terre, tengsoba. Les Bissa utilisent deux termes, tengsoba et tarazaa, l’un moore et l’autre bissa, pour désigner un prêtre de la terre. Le second terme désigne plus particulièrement la gestion d‘un terroir de faible ampleur, par exemple un terroir familial, alors que le premier est réservé à la gestion rituelle de l’ensemble du territoire villageois : il n’y a qu’un tengsoba par village. Dans les principes de l’organisation de la chefferie inspirée du modèle mossi, le prêtre de la terre doit effectuer des sacrifices pour assurer la légitimité du chef (d‘une façon symbolique, les offrandes matérialiseraient l’alliance entre le chef de village et les génies du territoire que le chef administre). Dans les villages voisins, bien des “prêtres de la terre” sont musulmans et ils contournent l’interdiction d’avoir des pratiques “fétichistes” en faisant “tenir le couteau” par un de leurs jeunes fils. Ainsi, lorsque le prêtre de la terre refusait d’égorger le taureau réservé pour l’intronisation du chef, dix ans auparavant, il traduisait d’une façon discrète la réticence d’une partie de la population du village à l’élection du chef. En outre, le prêtre de la terre réside dans un quartier où tous les adultes sont musulmans. La pratique de la religion islamique dans le village de Ouarégou fait l’objet d’une division entre les fidèles, comme ailleurs au Burkina. Le quartier de Tengsoba est l’un des plus anciennement islamisés (certains “vieux” hadj auraient fait à pied le pèlerinage à La Mecque dans les années 1930-1940), ses habitants sont rattachés au mouvement hamalliste. Le quartier Natenga, siège de la chefferie, compte en revanche très peu de musulmans (dont le chef de village) ; ils se sont récemment convertis au mouvement sunnite (wahhabites). La majorité des résidents de ce quartier central est catholique, mais leur pratique laisse à désirer, aux dires du “catéchiste”, car ils sont tous polygames. I1 semble que les divergences entre le groupe d’influence de la chefferie et celui du prêtre de la terre soient nombreuses ; le domaine coutumier est l’espace de leur dialogue, mais les propos qui sont discutés à l’occasion des rites se situent dans les enjeux immédiats de la politique contemporaine.
– Le chasseur Baiongo, membre d’une confrérie. I1 a la réputation d‘être un grand “maître des génies” ; c’est un devin wokzirezaa (“la main qui attrape” : il utilise la technique du bâton qui frappe des pièces métalliques). I1 réside le plus souvent dans la forêt, à côté de la mare de Lenga, où il cultive, mais il a été rappelé dans son village de Ouarégou où il séjournera pendant toute la durée de la crise. Sa participation est double : en tant que chasseur le plus habile, il mène la battue contre la panthère, puis il participe aux cérémonies d’initiation d’une femme devenue “folle” (ce que je vais expliquer).
Cette crise permet de présenter les différents groupes politiques en présence dans le village. L’analyse historique met en évidence les tenants d’un pouvoir “archaïque” dont la mise en place précède l’institution des chefferies ; chaque chef de clan aurait détenu un pouvoir sur un élément de la nature (la foudre, le tourbillon de vent, le feu et la pluie). Dans le modèle de la chefferie, le prêtre de la terre serait devenu l’interlocuteur unique du chef de village, pour tout ce qui concerne les relations rituelles et symboliques entre la terre et ses habitants. L’administration coloniale et postcoloniale n’a reconnu que le chef de village. Cependant, l’organisation “archaïque” existe toujours, elle est discrète ; les membres des confréries des ‘maîtres des génies’ se manifestent en des occasions exceptionnelles, comme l’était cette crise à Ouarégou. Depuis 1983, le comité CDR s’est ajouté à cet empilement d’institutions. En suivant le récit, l’analyse synchronique permet de distinguer plusieurs acteurs, animés par des motivations complexes. Les tensions internes de chaque groupe montrent qu’on ne peut définir de “logique sociale” univoque pour aucun. Dans ce bouillonnement politique, on relève : la puissance de l’islam et ses désaccords, la mésentente entre les représentants de la chefferie, le pouvoir discret des confréries Des “maîtres d‘un génie”, et enfin, plus apparente, la rivalité entre le pouvoir révolutionnaire et le pouvoir coutumier.
Les personnages ainsi identifiés répondent à la première question que j’ai posée : quelles instances sont intervenues au cours de cette crise ? Je vais montrer comment se sont exprimés les différents groupes influents de cette communauté villageoise.
Comment se déroule la crise ?
La crise se présente comme une suite de faits dont je souligne la valeur symbolique, en m’appuyant sur les interprétations données par le chef de village et par le chasseur. Les scènes se succèdent en plusieurs séquences rituelles.
La panthère est un danger pour tous les cultivateurs à l’approche de la saison du travail agricole, puisqu’ils devront partir aux champs et qu’ils risquent de se faire attaquer. Les villageois sont mobilisés pour faire une battue, mais celle-ci s’avère inefficace. L’inquiétude croît et plusieurs tentatives sont amorcées pour faire disparaître la cause du désordre.
Les membres du CDR proposent de saisir la préfecture de l’affaire, en rappelant qu’il faut demander aux agents des Eaux et Forêts l’autorisation de chasser cette bête qui, officiellement, appartient à l’Etat. Investir dans une procédure administrative implique une certaine lenteur (qui va-t-on déléguer pour aller remplir les papiers au bureau de la préfecture ?), ce qui permet d’ajourner la décision d‘éliminer la panthère.
Pendant ce temps, une femme du village devient “folle”, lzoozaa : elle est “prise par les génies”. Comme d‘habitude, lorsqu’une de ces crises d’hystérie survient, un membre de la famille part consulter les devins. Il s’agit d’identifier quelle entité se manifeste en possédant cette femme (un génie, un ancêtre, un esprit…). D’après mes informateurs, on consulte plusieurs devins, jusqu’à ce qu’on ait reconnu d’une façon certaine l’entité perturbatrice. S’il s’agit d’un “génie de lieu” les “maîtres de ce génie” (c’est-à-dire ceux qui ont été initiés et font partie de la même confrérie) sont alors convoqués et ils procèdent aux rites destinés à guérir le malade. Après ces cérémonies, ils peuvent déléguer quelqu’un pour rapporter au chef de village ce qu’ils ont “vu” et dire “ce qui pourra éloigner les mauvaises choses du village” ; Baiongo m’annonce que leur confrérie a demandé que l’on procède au sacrifice de la terre, tara bare, pour que la panthère parte. Dire que la crise de cette femme permet à une catégorie sociale au pouvoir discret, celle des “maîtres des génies”, d’exprimer la parole oraculaire attendue, serait extrapoler mes matériaux, mais ils le suggèrent pourtant. De même, j’imagine qu’après que les devins aient fait parler les “génies”, les tenants de la chefferie ont entamé les pourparlers avec les musulmans réticents du quartier de Tengsoba (celui du prêtre de la terre), afin qu’ils fassent le sacrifice de la terre, comme le réclamait l’entité invisible. En ce qui concerne les rituels, les premières mises à mort ont une cause “sauvage” puisque la panthère appartient au monde des génies. Ses victimes semblent choisies, car le bétail attaqué appartient à deux protagonistes d‘un conflit immédiat : la chefferie et le délégué du CDR.
Les événements de la deuxième phase de la crise relèvent de rituels ordonnés, ils sont suivis de cultes sacrificiels réparateurs. Une partie des offrandes est destinée à l’autel de l’entité qui représente tara, le monde administré “coutumièrement” par le chef de village. Le prêtre de la terre est l’officiant, bien sûr, mais ce n’est pas le boeuf que le chef attend vainement de pouvoir sacrifier depuis le jour de son intronisation qui est offert : les devins ont réclamé des animaux d’une moindre importance symbolique. Les autres offrandes sont destinées à l’entité toor, un “génie” du monde sauvage qui s’est manifesté sous la forme de la panthère, puis de la folie d’une femme.
D’après ces remarques, les différentes forces en présence dans la communauté villageoise expriment leur opinion suivant un mode indirect, semé de symboles, mais que les acteurs comprennent, “parce qu’on se connaît au village !” suivant une formule que l’ethnologue entend bien souvent.
Cette succession d’anecdotes montre le contexte de la vie quotidienne dans le village et les périodes successives de la “révolution” ainsi que la façon dont les influences politiques villageoises se mobilisent autour de quelques personnages qui mènent les opérations. Ainsi j’ai apporté des réponses aux deux questions posées au départ de cet article : qui intervient dans cette crise et comment ? I1 reste cependant une troisième interrogation, concernant les causes de l’apparition de la panthère.
Pourquoi cette crise ?
Le contexte événementiel rappelé en introduction permet de saisir l’ambiance historique dans laquelle se déroule le conflit villageois. Deux réunions se sont succédées en 1987 au niveau national pour renforcer le pouvoir révolutionnaire et amorcer le processus de changement de la production dans les villages. L’une visait à choisir
les modalités de l’application de la réorganisation agraire et foncière, et l’autre à reprendre en main les CDR, qui devaient exécuter les ordres du gouvernement pour transformer le monde rural.
Ces événements d’ordre national sont connus de tous les cultivateurs, car la majorité d’entre eux écoute la radio burkinabè, et toutes les nouvelles sont discutées quotidiennement, notamment dans les bars et dans les “cabarets de dolo”.
La création des coopératives, envisagée par la première réunion, aurait changé radicalement les modes de vie et de production des villageois : elle aurait été accompagnée de l’application effective du texte de la réorganisation agraire et foncière. La définition des terroirs, opération préalable au démarrage du programme, est extrêmement délicate, au point que l’on entendait dire, dans les couloirs du ministère de la Question paysanne : “Qui est
fou ? Pas un fonctionnaire ne descendra dans un village pour dire aux paysans qu’on va diviser leurs terres!” Elle aurait été dirigée par les CDR, ce qui n’était pas du goût de tout le monde. Délimiter les territoires des communautés villageoises revient à éliminer les droits fonciers pré-existant à la révolution. Dans l’ordre précédent, en région bissa le chef de village, le prêtre de la terre et les “maîtres de chasse” (ces derniers font partie des confréries des “maîtres des génies”) possédaient la gestion des terres villageoises : ils présidaient à l’attribution des terres libres, c’est-à-dire de celles qui ne relèvent pas des domaines fonciers des lignages fondateurs, ou des familles accueillies par ces derniers.
La réorganisation agraire et foncière a été pensée pour permettre à des nouvelles catégories d’exploitants d’obtenir des droits permanents sur les sols, afin de les mettre en valeur. Planter des arbres et construire des systèmes anti-érosifs n’est pas possible lorsque la terre est seulement prêtée par les propriétaires, car ceux-ci interdisent tout aménagement qui risquerait de mettre un terme à leurs droits fonciers. La nouvelle loi foncière favorise en particulier les migrants mossis et les éleveurs peul qui fuient leurs terres désolées du plateau pour s’installer, de plus en plus nombreux, sur les terres des “autochtones” du sud et de l’ouest du Burkina. Les
villageois et leurs représentants “coutumiers” vont-ils accepter de se faire déposséder de leurs droits sur les terres libres ? A l’issue de cette crise villageoise, le délégué du Comité de défense de la révolution est désavoué ; le pouvoir du chef se trouve renforcé : sa légitimité est accrue grâce à des procédures rituelles interdites par le gouvernement révolutionnaire. I1 était inconcevable d‘appliquer brutalement la nouvelle loi foncière, et le gouvernement a modulé ses exigences sous le Front populaire (après le 15 octobre 1987) en proposant le programme de gestion des terroirs.
C’est pourquoi j’interprète les différentes étapes de l’apprivoisement rituel de cet élément du monde sauvage, la panthère, comme une réponse du village, en tant que corps politique et social complexe, à un événement de grande ampleur de la politique nationale. L’épisode de la panthère manifeste le refus de la majorité des villageois en face d’un choix de société décidé de façon abrupte par le gouvernement révolutionnaire : nationaliser les terres et collectiviser la production agricole. Cette décision concernant un enjeu primordial pour le monde rural n’a pas été discutée dans les villages. Une telle précipitation était contraire aux pratiques antérieures du Conseil national de la révolution ; je pense en particulier au projet de réforme scolaire ; il avait fait l’objet de débats publics pendant plusieurs semaines dans les provinces, en 1986. Devant son rejet presque unanime par la population burkinabè, le président Sankara l’a supprimé alors qu’il l’avait présenté lui-même à la radio. De la même façon, le budget de la nation avait été discuté “par les masses”, dans toutes les provinces, en 1985. A l’inverse, aucun débat n’a été organisé au sujet de la réorganisation agraire et foncière. L’épisode de la panthère se situe quelques mois avant que les tensions au sein de l’équipe dirigeante du pays aboutissent à l’assassinat du président Sankara, le 15 octobre 1987. I1 montre à quel point la situation politique était dégradée, les directives bureaucratiques ayant supplanté les discussions démocratiques, et comment les structures traditionnelles reprenaient progressivement le pouvoir contre ce qu’on appelait “les structures populaires”. D’un point de vue méthodologique, ce récit montre que l’ethnologue, grâce à une présence participante caractéristique de la démarche de cette discipline, peut observer à partir du monde rural les sursauts provoqués par les choix politiques nationaux[5].
Armelle Faure
source : Source : http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/044102.pdf politique africaine N°44 décembre 1991
[1]CDR: membres du Comité de défense de la révolution élu par la population dans chaque village.
[2] Voir A;Faure, L’appropriation de l’espace foncier. Une étude d’anthropologiesociale en région bissa (Burkina Faso), Doctorat de 1’Ecole des hautes Etudes en sciences sociales, 1990, 450 p. ; en particulier dans la deuxième partie “Pouvoirs et territoires”, le
chapitre 6 : “les représentations de l’espace”.
[3] Voir A;Faure, “Les informateurs et l’apprentissage du développement. Les à-côtés et lesaléas d’une recherche sur le terrain au Burkina Faso”, Bulletin de l’Association française des anthropologues, N° 32,novembre 1988.
[4] Voir A. Faure, “Le rôle des maîtres de génies dans la protection de la faune et de la flore sauvages. Propositions pour une étude de cas”, Le Journal des anthropologues, septembre 1990, no 40-41.
[5]J’ai suivi cette méthode pour un article intitulé “Niaogho versus Béghédo : un conflit foncier à la veille de la révolution burkinabé”, (à paraître).