Nous avons retrouvé cette nouvelle interview, inédite depuis, dans nos archives cette interview de Thomas Sankara réalisé pour un journal camerounais Bingo apparemment disparu depuis. Nous supposons qu’il est camerounais après avoir retrouvé sa trace sur le net. Outre l’interview de Thomas Sankara, les réflexions du journaliste qui la précède sont intéressantes. Ce dernier apporte des informations sur les TPR (Tribunaux populaires de la Révolution) et s’étonne de “la modération des sentences prononcées”. Il donne aussi des informations sur les nouveaux rapports instaurés avec les éleveurs. Les questions posées à Sankara sont typiques d’un journaliste, qui découvre l’effervescence révolutionnaire en provenance d’un pays très loin des idées révolutionnaires. D’où un intérêt particulier à ce que dit Thomas Sankara qui comprend qu’il doit argumenter.

La rédaction


 

Verdicts de clémence dans les procès des anciens dirigeants assainissement des finances  publiques et rigueur dans la gestion. Un langage nouveau s’installe le nouveau chef de l’État répondu aux questions de Philippe Essomba.

« Tu peux faire du tort à quelqu’un et le réparer. Mais si tu lui ôtes la vie, il n’y a absolument plus rien à faire ». C’est en ces termes que parlait un cadre voltaïque pour m’expliquer les raisons de la modération des sentences prononcées par les TPR (Tribunaux populaires de la révolution), tribunaux créés par ordonnance en décembre 1983 et chargés de juger en janvier-février les indélicatesses commises par les dirigeants de l’ancien régime. Si ces procès publics, qui étaient de surcroît transmis à la radio, ont suscité un véritable engouement de la part de la population, les auditions se sont néanmoins déroulées dans des conditions sereines, ce qui a permis d’éviter des déchaînements de passion. Alors que dans ce genre de tribunaux populaires, on assiste généralement à des procès expéditifs, ici, en revanche, c’est la non-sévérité des condamnations qui étonne : pas de peine de travaux forcés ni de condamnation à perpétuité, encore moins de peine capitale. Mieux, on a assisté à des acquittements celui de l’ancien président de la République, le général Sangoulé Lamizana, tandis que quelques ministres et hauts fonctionnaires étaient condamnés à de légères peines. Ce qui a parfois provoqué l’agacement du parquet et de la Chancellerie. En tout cas, les juges ont fait preuve de beaucoup d’autorité et  d’indépendance.

En fait, devait poursuivre mon interlocuteur, «  nous voudrions que ceux qui sont jugés aujourd’hui puissent vivre et se rendre compte qu’ils n’auraient pas pu  faire mieux avec les quelques moyens dont dispose le pays. »

Pauvre parmi les pauvres, la Haute Volta avec plus de 7 millions d’habitants n’a qu’un budget de 57 milliards de francs CFA. Encore que ce budget accuse un déficit de plus de 3,5 milliards. On comprend dès lors l’indignation du public lorsque certains anciens dirigeants étaient convaincus de détournement de fonds publics au cours des procès. Comment en effet justifier l’attitude de cet ancien ministre du Développement rural chez qui on a découvert une somme de 60 millions de francs CFA alors que les agents de développement rural qui travaillaient sur le terrain n’avaient pas touché leur salaire depuis six mois sous prétexte que les crédits alloués à cet effet étaient déjà entièrement consommés ? Au président du tribunal qui lui demande pourquoi il  avait gardé cette importante somme chez lui  somme chez lui, l’ancien ministre a répondu sans sourciller qu’il aimait chaque que soir avant de se coucher palper ce tas de billets: C’était là tout mon plaisir, a-t-il pris soin de préciser. Cela était en tout cas loin de faire de faire le plaisir du CNR (Conseil national de la révolution) qui devait par exemple employer toutes les astuces pour mettre sur pied le budget 1984. Il fallait amener chaque agent à toucher du doigt les réalités financières du pays. Tous ceux qui animent les services administratifs avaient leur mot à dire, aussi bien des secrétaires que des plantons. Ceux-ci ne sont-ils pas les premiers intéressés par le  nombre de blocs de papier de tirage, de que stencils, de crayons, etc? Travail certes  fastidieux, mais qui permettra à l’avenir  d’avoir une base de référence. De même au mois de mars, le ministère des Finances a entrepris une opération  de billetage. En effet, les différentes informations concernant les décès, les démissions, les mises en disponibilité et les  détachements des agents de l’administration ne sont pas toujours répercutés dans les services de la Fonction publique et du ministère des Finances. Ce qui fait que des salaires  continuent à être versés. Cette opération ponctuelle de billetage permettra d’assainir l’administration d’autant qu’elle s’accompagne de nombreux dégagements (révocation des e, fonctionnaires convaincus de concussion, de détournement ou de diverses indélicatesses).

Ce langage nouveau semble faire plaisir au peuple d’autant qu’il s’accompagne d’exemples venus d’en haut. Ainsi par exemple, ordre a été donné par le capitaine Thomas Sankara aux membres du gouvernement de voyager qu’en classe économique dans les avions. Et la propre épouse du chef de l’État n’échappe pas à la règle. D’ailleurs celle-ci va tous les matins au volant de sa voiture travailler à la Compagnie voltaïque des chargeurs où elle occupe un poste de conseiller juridique. « Elle sait que si elle s’absente plusieurs fois sans motif valable de son travail, elle sera dégagée comme n’importe quel citoyen voltaïque », me précise son mari.

Les éleveurs ne sont pas en reste pour appuyer les thèses du CNR qui semble leur prêter une oreille plus attentive. En effet, pour la première fois depuis l’indépendance, l’union des groupements villageois a pu discuter de problèmes avec un chef d’État. Ainsi, mise en confiance, l’union qui regroupe 1150 familles (éleveurs et agriculteurs) dans le Sahel a accepté de mettre en commun les troupeaux pour les  vacciner et les marquer sur un rayon de 70 km dans le nord du pays comprenant les villes de Oursi, Markou. Déou, Falangountou. Ensuite, les animaux sont regroupés. Là il y a deux possibilités :  ou ils sont abattus et leur viande séchée et  vendue sur le marché intérieur, ou ils sont exportés vers des pays voisins. Le  gouvernement a signé à cet effet des accords avec le Nigeria, le Togo et le Ghana. Ce dernier pays qui s’approvisionnait au Brésil, en Argentine et en Uruguay a décidé d’importer de Haute Volta 1500 tonnes de viande et 25 000 bovins sur pied par an. Le ministère des Finances s’apprête à accorder à ces éleveurs des facilités fiscales  pour l’exportation. En même temps, le  gouvernement voudrait restructurer  l’ONERA (Office national d’exploitation des ressources animales) qui était devenu un gouffre au lieu d’aider les éleveurs

Ainsi, pour le peuple voltaïque, le mot révolution apparaît comme synonyme de changement et de lendemains qui chantent. Certes, il est encore trop tôt pour se faire une idée exacte des résultats qui sortiront de ces promesses. En attendant, le capitaine Thomas Sankara, Président du CNR et chef de l’État, exprime dans l’interview qui suit sa foi dans cette révolution.

Bingo: Six mois après votre prise de pouvoir, où en êtes-vous avec la révolution?

Thomas Sankara: La révolution évolue  d’une façon satisfaisante, elle n’est pas linéaire. Chaque jour, nous découvrons  des difficultés que nous n’avons pas soupçonnées initialement et nous apprenons à les vaincre. Nous accumulons ainsi un capital d’expérience et de  confiance qui représente le meilleur moyen pour affronter de la manière plus la plus sûre  l’avenir. Six mois après, la révolution nous enseigne qu’il faut faire  confiance au peuple qui a toujours des  solutions à ses problèmes. Vouloir les  résoudre à sa place est une vanité que  l’on paie cher. De même paie-t-on cher en voulant faire résoudre les problèmes d’un peuple par d’autres peuples.

La révolution a commencé sur des bases sentimentales. C’est normal. C’est comme ça que l’on sort de la longue nuit un de la néo-colonisation. Les difficultés que nous rencontrerons ne nous effraient pas et il n’y a pas de raisons que nous ne les surmontions pas. Bref, la révolution voltaïque se porte très bien, à la satisfaction des Voltaïques et elle nous laisse espérer de plus grands succès encore.

Bingo: Vous semblez vouloir tout mener à la fois création des comités de défense de la révolution, tribunaux populaires, dégagements  dans l’administration. N’est-ce pas aller trop vite?

Th. Sankara: Quel est le rythme normal? Le peuple est face à différents maux. Nous rentrons chaque soir avec une liste de questions que nous n’avons même pas abordées et nous nous réveillons le lendemain avec une liste encore beaucoup plus longue. Nous estimons au contraire que nous n’allons pas assez vite.

Bingo: N’avez-vous pas été pris dans une espèce de vertige?

Th. Sankara: Nous n’avons pas été pris dans une espèce de vertige. Nous concevons que nous serons pris dans un tourbillon, mais nous ne perdons pas la tête parce qu’un problème en appelle un autre. Avons-nous le droit de nous préoccuper de faire des routes lorsque les gens de l’endroit considèrent que se nourrir est primordial? Avons-nous le droit de nous préoccuper ailleurs de la nourriture lorsque les masses populaires, qui ont été frustrées partout ce qu’elles ont subi de la part des réactionnaires, réclament des procès ? Le peuple a ses exigences auxquelles nous devons nous plier. Le peuple est tellement divers que ses problèmes sont aussi divers et multiples. Par conséquent, quand on fait la révolution démocratique et populaire on doit s’attendre à embrasser plusieurs problèmes à la fois.

Bingo: Vous dites que vous ne devez pas choisir pour le peuple, mais compte  tenu de vos limites, croyez-vous que ce peuple puisse réellement savoir jusqu’où  peut aller le gouvernement?

Th. Sankara: Un gouvernement révolutionnaire se doit d’être totalement transparent et d’agir au vu et au su de tous, de sorte que ce qu’il fait puisse être discuté démocratiquement, apprécié par les masses populaires que nous entendons  servir. Et c’est notre devoir de faire en sorte que le peuple sache quelle est la situation réelle. C’est notre devoir aussi d’inviter le peuple à se prononcer et à  nous guider. Car un groupe, quel que  soit son degré d’engagement révolutionnaire, ne peut prétendre à lui tout seul  posséder la physionomie la plus exacte et la plus complète du pays. Il faut donc que nous allions au peuple avec toutes ses diversités. Il faut aussi que nous  cherchions à nous intégrer à lui pour nous battre avec lui. Et c’est en ce sens que nous sommes persuadés que si la parole lui est donnée, il saura toujours indiquer quelle voie choisir entre quelques intérêts. Il saura faire la classification et transcrire les priorités.

Bingo: Les procès contre les dirigeants de l’ancien régime ne vont-ils pas inhiber  l’initiative privée, les gens ayant peur d’être accusés de s’être enrichis?

Th. Sankara: Oui et non. Oui dans le  sens que l’initiative privée est conçue comprise comme étant le résultat d’une série de combinaisons répréhensibles. Non dans la mesure où désormais, l’on  peut entreprendre sans être obligé de payer des pots de vin, de subir des chantages et diverses menaces en marge de la légalité. La bourgeoisie démocratique et politique, qui a essayé d’asseoir une base économique à partir des trafics d’influence et autres magouilles sera condamnée. Par contre, nous ne doutons pas que les  Voltaïques soient plus à l’aise dans leurs initiatives privées, assurés qu’ils  n’auront plus à faire face  qu’au cheminement officiel reconnu de tous et qui impose  soit le code d’investissements, soit la règlementation douanière ou des impôts.

Des commerçants étaient largement ruinés par la pratique des pots de vins et des dessous de table. En retour, certains avaient la protection de quelques puissants  qui  leur permettaient d’échapper à toute espèce de contrôle et de fixer des prix fantaisistes. Cela a créé des situations inflationnistes qui ont entamé le pouvoir d’achat des masses populaires.

Nous ne pensons pas que les procès tuent l’initiative privée. L’initiative privée ne pourra qu’éclore. Il y a des gens honnêtes qui, dans le temps n’ont pas voulu se lancer dans les affaires pour ne pas être  être classés avec les malhonnêtes et les voleurs que nous condamnons  aujourd’hui. Ceux- là pourront dans la situation actuelle, donner toute  liberté à  leurs initiatives et travailler en toute  quiétude

Bingo : La même question peut se poser pour les investisseurs étrangers qui comptent tout  de même tirer profit de leurs investissements. Peuvent-ils s’attendre à certaines garanties dans ce sens ?

Thomas Sankara: Ces garanties existent et sont admis de tous. Par contre, ceux qui s’attendent à des profits  extraordinaires en achetant les consciences peuvent rebrousser chemin  parce qu’en Haute Volta il ne sera  possible de corrompre les consciences. En tout cas, c’est à ça que nous nous attelons et c’est l’un des objectifs de ces procès populaires. On peut s’installer ici en Haute-Volta et avoir des activités rentables pour celui qui attend une amélioration de ces conditions d’existence.

Bingo: On est étonné par la modération des peines prononcées par les tribunaux populaires révolutionnaires. L’initiative revient-elle ou bien avez-vous craint qu’une trop grande sévérité provoque de contre-révolution?

Th. Sankara: Ce n’est pas Thomas Sankara qui juge, c’est le peuple qui juge et nul ne saurait se mettre au-dessus du peuple. Notre révolution est capable de violence révolutionnaire, et si ce n’était pas le cas, cela signifierait qu’elle se serait d’abord fourvoyée et qu’ensuite elle serait condamnée. Si des peines très lourdes sont nécessaires, nous n’hésiterons pas à les prononcer, et si nous ne les prononçons pas c’est que la nécessité ne s’est pas faite sentir. Il ne nous est pas venu à l’esprit que des condamnations à mort par exemple puissent déclencher des réactions négatives. Nous sommes persuadés que toutes peines qui seront prononcées, quelque légères qu’elles puissent être, seront ressenties durement par les condamnés et leurs amis politiques. A l’inverse toute peine, quelque lourde qu’elle puisse être, si elle est  prononcée par voix du peuple sera appliquée sans aucune inquiétude politique.

Bingo : Dans l’organisation des CDR, n’y a-t-il pas chevauchement lorsqu’une même personne est membre d’un comité de quartier et membre d’un comité d’entreprise? De même n’y-a-t-il pas  confusion entre le rôle des syndicats et celui des CDR?

Th. Sankara: Il est possible que la distribution des rôles varie d’une structure à une autre. C’est tout à fait normal. Mais on ne devrait pas cesser d’être. Mais on ne devrait pas cesser d’être révolutionnaire simplement parce que l’on change de cadre. Autrement, ce serait un opportunisme très dangereux qu’il faudrait combattre.

Quant aux CDR et syndicats, nous ne voyons pas là où il pourrait y avoir chevauchement. Nous savons qu’il y a ici certains syndicats qui sont de véritables officines de l’impérialisme et qui sont inféodés aux différentes bourgeoisies et leurs puissances. Il n’est pas question d’attendre que ces syndicats nous fassent des cadeaux. Quant aux syndicats qui se battent sur une plateforme anti-impérialiste, nous estimons que l’heure est belle pour eux. Ils pourront développer davantage les luttes qu’ils menaient dans des conditions de limitation extrême sous les régimes précédents. Aujourd’hui, ils pourront mieux travailler parce que nous-mêmes, nous programmons une lutte anti-impérialiste. Toute autre  attitude relèverait de la pure ambition d’une attitude putschiste, d’une attitude d’opportunisme de gauche. Nous avons noté avec satisfaction que les syndicats anti-impérialistes d’une manière conséquente donnant leur position  par rapport à la révolution. Ce qui est normal lorsqu’on connait le rôle que la révolution doit réserver au prolétariat et à la classe ouvrière. Par conséquent les syndicats et les CDR ont à l’heure actuelle des activités qui se complètent. Les CDR constituent une nouveauté, il est normal que des questions se posent çà et là jusqu’à ce qu’une certaine stabilisation se fasse. Elle a commencé à se faire et c’est heureux.

Bingo: A la longue, que vont devenir les CDR? Un parti politique ?

Th. Sankara: Les comités de défense devront élever leur niveau, leur structure, leur forme d’organisation à la hauteur de ce qu’est la révolution. Les CDR des premiers jours ne ressemblent en  rien aux CDR d’aujourd’hui qui, eux- mêmes, ne ressembleront pas aux CDR de demain. C’est l’expérience des masses qui nous dira ce que doit être la  révolution et par conséquent ce que doit être les structures de défense de cette révolution. Donc nous refusons de dire par avance ce que devront devenir les CDR.

Bingo: Les milieux religieux gardent  curieusement le silence. A une autre  époque, ils avaient pourtant parlé d’un coup d’État béni de Dieu. Qu’en est-il est aujourd’hui et quels sont vos rapports  avec eux ?

Th. Sankara: Nous avons des rapports de citoyens à citoyens faits de respectabilité mutuelle. Ce dont nous nous félicitons. Mais je voudrais relever un aspect intéressant de ce que vous venez de dire, à savoir que l’on entend de moins en moins ces milieux religieux  qui, à une certaine époque, exprimaient  leur position et parlaient même d’un coup d’État venu de Dieu. A moins  qu’ils n’aient cessé de connaître Dieu, ils devraient en tout cas avoir une position par rapport au régime actuel. Nous ne pensons pas que ces milieux qui s’étaient exprimé en d’autres temps aient été surpris au point de ne connaitre ni comprendre la situation actuelle. S’ils ne  s’expriment pas, est-ce à dire qu’ils consentent? Nous aurions préféré le consentement et l’acquiescement actifs et ouverts. Est-ce à dire qu’ils ne sont pas d’accord, que le coup d’État n’est pas venu de Dieu? Auquel cas nous disons aussi que l’insurrection populaire qui a renversé le régime précédent n’est venu de Dieu. Il y a donc là une longue démonstration que ceux qui savent choisir entre le coup d’État béni et le coup d’État non béni de Dieu pourraient et devraient en tout cas faire s’ils veulent être objectifs jusqu’au bout.

 PHILIPPE ESSOMBA

Source : Mensuel Bingo (Cameroun) avril 1984.

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