L’assemblée assez dense est assise sur des chaises en plastiques sur une petite place devant les maisons. Les camarades du Balai Citoyen ont dressé un écran sur lequel ils projettent à partir d’un ordinateur le film du réalisateur suisse Christophe Cupelin sur Thomas Sankara. Le film me fait une grande impression. Les images originales d’archives alternent avec les entretiens avec les collaborateurs-trices de Sankara ainsi qu’avec des militants qui ont mon âge et ont participé jeunes aux mobilisations de ce temps révolutionnaire. On voit les réalisations de la Révolution sankariste – la construction du chemin de fer, des routes, la vaccination des enfants, les tribunaux populaires qui jugent la corruption dans lesquels la punition est surtout la honte publique. Tous les interlocuteurs du film ne sont pas des apologètes de Thomas Sankara. Des fonctionnaires racontent comment ils se moquaient de l’exigence de porter la tenue Faso Danfani en guise d’uniforme baptisée « Sankara arrive » car le leader avait l’habitude de contrôler inopinément des fonctionnaires à leur poste. L’interdiction des syndicats et les conflits avec de grands intellectuels comme Joseph Ki Zerbo ont plutôt été les faces sombres du système sankariste. Mais les images d’assemblée populaires de femmes criant « à bas les maris qui battent les femmes » ou les reportages sur les hommes incités à aller au marché et à s’acquitter des tâches ménagères le 8 mars pour comprendre la vie des femmes sont particulièrement émouvantes.

Blandine avait également évoqué des brigades de jeunes nettoyant les rues et plantant des arbres dans un mouvement auquel chaque citoyen devait participer en travaillant, en fournissant les outils, de l’eau ou des fonds pour nourrir les travailleurs. Une société entière s’édifiait dans un élan collectif plein de détermination, dans une organisation rappelant les réalisations de l’époque stalinienne en Europe de l’Est mais avec un entrain bien plus authentique que la coercition imposée par le système soviétique.

Le travail collectif construit une nation mais Thomas Sankara semble bien plus proche de notre époque qu’un Trotski ou un Lénine. Les images fortes le montrent parlant très simplement au citoyen dans la rue, interpellant le quidam sur ce qu’est l’impérialisme et son lien avec la consommation de produit importés. Le film présente de larges extraits de discours ou Thomas Sankara apparait beau, plein d’humour, de pédagogie, de détermination et de sagesse. Ses paroles si simples mais puissantes que les femmes peuvent faire les mêmes taches que les hommes aussi bien qu’eux et doivent pouvoir développer leurs talents font preuve d’un féminisme tranquille, qui n’a besoin d’aucune justification que l’évidence de sa justesse. Une ancienne femme ministre confirme l’énorme importance que Sankara apportait au rôle des femmes dans son gouvernement.

De même, le développement de la production locale agricole, artisanale et industrielle est présenté comme une nécessité de lutte anti-impérialiste. Outre les thèmes traditionnelle du communisme qui furent ceux du système en Europe de l’Est (mobilisation des masses pour construire une nouvelle société, bataille de la production collective, réforme agraire, construction des infrastructures et éducation des masses…) Sankara développe les thèmes qui sont ceux de notre modernité : l’émancipation des femmes, l’écologie et la lutte contre la déforestation, l’inégalité des échanges mondiaux, la consommation des produits importés, bref, la mondialisation déjà en marche. Je comprends alors que Sankara fascine aujourd’hui bien au-delà de son pays parce que sa rhétorique ressemble plus à celle de Chávez qu’à celle d’un Lénine, Trotski ou même Castro. Sankara est en fait le premier leader de gauche de l’époque de la mondialisation. Il annonce Chávez dont il est le précurseur, dans une dimension d’un leader révolutionnaire populaire mondial.

Par l’organisation de ces projections populaires, les camarades du Balai Citoyen restituent au peuple son histoire, redonnent l’espoir et galvanisent l’envie d’un changement. Les thèmes sankaristes n’ont pas pris une ride, ils sont même d’une acuité brulante tel le revenu des paysans, l’éducation, les infrastructures, et naturellement la dette odieuse impérialiste. Le film est clos par le fameux discours prémonitoire sur la dette à Addis Abbeba. Les paroles de Sankara « je ne serai pas là à la prochaine assemblée » raisonnent d’un triste écho et mon cœur se serre car la lutte ne fait que commencer et les camarades le savent fort bien. Les organisateurs redisent aux citoyens rassemblés que ce sont eux qui sont les dignes héritiers du grand leader et qu’en tant que tels le mémorial de Thomas Sankara est leur maison et leur œuvre commune. De très jeunes gens enthousiastes sont les piliers de l’organisation du mouvement.

Plus tard nous discutons longuement avec les camarades sur la façon dont le mouvement fut la matrice du grand soulèvement d’octobre 2014 même si nombreux furent les groupes qui participèrent aux manifestations. Mais le Balai Citoyen est le seul à se situer directement comme héritier direct du sankarisme. Je retiens le slogan affiché sur le mur du bureau « Ensemble on n’est jamais seul ». Je me sens concernée par cet espoir alors que la solitude est le fléau qui casse nos vies dans le monde occidental. Les camarades m’expliquent que les Cibals ou « Balayeurs Citoyens » ont séduit les citoyens avec de vraies campagnes de nettoyage des rues, d’où la propreté des rues de Ouaga et la profusion de poubelles publiques. Le symbole du mouvement, le balai africain, a aussi sa signification métaphorique – objet usuel fabriqué à la main partout dans la région, il est composé de brins d’herbes sauvages qui poussent à profusion. Un brin peut être cassé mais la liasse nouée ensemble est indestructible. Tout comme un individu seul peut être détruit mais le peuple uni est invincible. Cette unité est un long travail exigeant d’éducation populaire permanente. Au Burkina Faso, dans un entre-deux fragile de « transition démocratique » comme en Tunisie post 2011, l’organisation du peuple en structure apte à vaincre l’impérialisme n’est pas encore gagnée. Le Balai Citoyen ne se définit d’ailleurs pas comme une structure politique mais comme un mouvement citoyen. L’avenir est ouvert et l’espoir des jeunes palpable, mais s’il est impossible de revenir à une dictature pure et simple, le programme sankariste n’est pas encore à l’ordre du jour dans toute la société burkinabé.

Je reste marquée et enchantée par l’espérance ressentie dans ce petit pays dynamique. Je prends le bus pour poursuivre ma route à l’Est vers le Niger, ou je retrouverai le grand fleuve et amorcerai ma remontée vers chez moi en Europe.

Source : http://organisations-africaines.com/le-balai-citoyen-jeunes-heritiers-de-thomas-sankara-le-leader-precurseur-des-luttes-globalisees/

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