Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. Dans cet article, il procède à une analyse des forces en présence après le putsch de mai qui a écarté Thomas Sankara. Dans le même numéro (voir à https://www.thomassankara.net/coup-de-cube-maggi-mohamed-maiga-6-juin-1983/) il raconte en détail le déroulé du putsch. Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/. Cet article a été retranscrit par Gérard Amado Kaboré, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga
La rédaction
Les limites du putsch de mai
Par Mohamed Maïga
La droite rêvait de revanche mais il lui faut compter avec un peuple qui, en six mois, a retrouvé son dynamisme et son sens traditionnel de la lutte.
Lundi 23 mai : première victoire politique et morale des forces de gauche, civiles et militaires : le capitaine Thomas Sankara et le commandant Boukari Jean-Baptste Lingani auraient été discrètement ramenés à Ouagadougou. Décidément, les deux officiers, l’un à Ouahigouya, l’autre à Dori (extrême Nord) devenaient trop « embarrassants » pour les nouveaux hommes forts voltaïques. C’est dire que deux semaines après le coup d’État du colonel Somé Yorian, rien n’était encore acquis en Haute-Volta.
D’autant plus que le coup de force 17 mai 1983 avait provoqué de violentes manifestations antigouvernementales et que la « contre manifestation pro-gouvernementale » du 21 mai organisée à grands renforts de publicité fut un échec cuisant. Depuis, le mécontentement s’étend, la résistance s’organise en même temps qu’est déclenchée la chasse aux éléments progressistes, notamment aux militants de la Ligue patriotique pour le développement (L.I.PA.D.) dont le leader, Philippe Ouédraogo, est recherché par la police.
Dans ces conditions, la mise en place, le 26 mai, du nouveau Conseil de salut peuple est une singulière fuite en avant de la part du nouveau régime voltaïque. La désignation du colonel Gabriel Somé Yorian comme nouveau secrétaire général du C.S.P.? Elle est en soi, logique : Somé Yorian (qui n’a obtenu que douze voix sur cent trente lors des élections qui ont porté, en novembre 1982, Jean-Baptiste Ouédraogo à la tête du C.S.P.) est l’instigateur du putsch du 17 mai tout autant qu’il est le véritable président de la Haute-Volta.
Fuite en avant parce que l’installation des nouvelles institutions politico-militaires et gouvernementales est hâtivement opérée au moment où la situation, des plus troubles, est loin d’être maitrisée par les hommes de Ouagadougou.
A Po, non seulement les hommes du capitaine Blaise Compaoré, renforcés par les commandos libérés de Ouagadougou (à la suite de ses menaces) tiennent solidement ce verrou qui conduit à la capitale, mais plusieurs autres commandos se sont dispersés dans la brousse environnante, rendant improbable toute attaque des troupes de Somé Yorian. Bien plus, la garnison de Po est la mieux équipée du pays et elle peut tenir sous son feu l’ensemble des forces de la capitale.
En outre, l’assemblée générale du C.S.P., tenue du 23 au 25 mai et depuis lors « suspendue temporairement », allant dans la logique du putsch du 17 mai, est, pour le moins, une insulte au débat démocratique. Nombre de garnisons n’y étaient pas représentées. Aucun des officiers jusqu’alors animateurs de la gauche des forces armées (majoritaire au sein du C.S.P.) n’y a pris part. Thomas Sankara et Jean-Baptiste Lingani étaient en détention; Henri Zongo, Hien Kilimité, Blaise Compaoré a Po. Curieuse procédure pour des officiers – de droite il est vrai – qui affirmaient avoir écarté les hommes du 7 novembre 1982 au nom de la démocratie. C’est pourquoi on ne peut accueillir qu’avec un sourire le communiqué annonçant qu’à l’issue de la réunion, qui a vu l’affrontement entre partisans de l’ex-Premier ministre et ceux du chef de l ‘État, « la tendance que dirige le médecin-commandant Ouédraogo a bénéficié d’un large consensus des membres du C.S.P. ».
Jean-Baptiste Ouédraogo, plus otage que jamais, dirige-t-il encore une tendance? Ceux qui l’ont récemment approché ont vu en lui un homme triste, contraint de jouer un rôle singulier à la tête d’un État qu’il ne contrôle ni ne dirige. Un rôle qui, de toute évidence, ne lui sourit guère.
Une aura grandissante
Mais le chef de l‘État savait aussi que Thomas Sankara, Blaise Compaoré, Jean-Baptiste Lingani et les autres ne sont pas des putschistes. Les deux premiers me confiaient, au mois de février : « Notre tendance est de loin majoritaire au sein du C.S.P., mais nous ne voulons rien imposer; nous préférons convaincre les adversaires et les rallier à nos vues. D’où l’importance de la discussion, fût-elle menée avec un seul adversaire ou un seul sceptique. »
Très certainement, des divergences existaient entre Sankara et Ouédraogo, mais elles n’auraient jamais abouti à une confrontation violente à l’initiative de Sankara.
Ces divergences ont apparu au grand jour, sur la place publique, lors du dernier meeting populaire que les deux hommes ont tenu ensemble. C’était le 14 mai, à Bobo-Dioulasso. Premier orateur, le chef du gouvernement déclarait qu’il n’y aurait pas de ralentissement du processus de changement. Vifs applaudissements des dizaines de milliers de participants qui scandaient son nom. Deuxième orateur, le chef de l‘État prônait la pause. Silence de la foule qui n’attendit pas la fin du discours présidentiel pour déserter la place en hurlant « Sankara! Sankara! » C’est cette aura grandissante, devenue évidente depuis le gigantesque meeting du 26 mars, qui a effrayé la droite voltaïque et régionale. Il fallait arrêter (momentanément) l’élan du peuple voltaïque.
A courte vue
D’autant plus que Thomas Sankara et la majorité du C.S.P. passaient à la phase de mobilisation générale du peuple voltaïque. Non pas autour de slogans mal assimilés, mais sur des problèmes concrets, ceux de la vie quotidienne et ceux qui engagent la vie de la nation.
Cette politique nouvelle effrayait les nantis qui profitent de la faiblesse organisée des peuples. Pour ces possédants, en Haute-Volta, Kadhafi a été un alibi fort commode. Elle effrayait à Ouagadougou comme à Abidjan et Lomé, où les pouvoirs sont assis sur de véritables poudrières. Car, ce putsch, c’est aussi le leur. Ils le souhaitaient même plus violent. Pour l’exemple. Au-delà, la politique officielle française en Afrique suscite un malaise d’autant plus profond que la victoire du 10 mai avait soulevé d’immenses espoirs au sein des peuples africains. Politique d’un statu quo suranné qui se veut réaliste ? Mais n’est-elle pas de courte vue ?…
En attendant, la mise au pas qui s’annonçait en Haute-Volta ne sera pas des plus aisées. Un retournement de situation est loin d’être impossible car six mois d’une action politique somme toute débridée mais volontariste a définitivement mis fin à l’idée d’un peuple voltaïque inféodé et résigné. C’est là un résultat sans prix et porteur de tous les espoirs.
Mohamed Maïga
Source : Afrique Asie N°297 du 6 juin 1983.