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Reportage sur l’inauguration de la mine de Poura le 18 octobre 1984 (audio et retranscription)

Image de l'inauguration de la mine de Poura

Le 18 octobre 1984, le président du Faso, le capitaine Thomas Sankara, présidait la cérémonie d’inauguration de l’entrée en production de la mine d’or de Poura, dans la province du Mouhoun. Retransmis par la Radiodiffusion nationale, cet événement, riche en discours et en symboles, a marqué un tournant décisif : après un siècle de pillage colonial, l’or de Poura entrait enfin dans l’histoire comme un bien du peuple, placé sous le signe de la souveraineté et de la justice sociale. Ce jour-là, l’or n’était plus destiné à engraisser les rapaces impérialistes, mais à devenir un flambeau pour nourrir la dignité et l’espérance d’un Faso debout. Plusieurs orateurs vont se succéder.

Nous remercions le service des archives de la télévision burkinabè de nous avoir fourni cet audio pour le rendre accessible au grand public à travers notre site. Le travail de retranscription a été réalisé par Joagni Paré.

La rédaction du site


Le reportage audio


 

La cérémonie d’inauguration de l’entrée en production de la mine d’or de Poura dans la province du Mouhoun a eu lieu le 18 octobre 1984. L’histoire de la mine d’or est mouvementée. L’administration coloniale s’en est appropriée et exploitée au profit de la  métropole.

Pendant des décennies, la mine a souffert du pillage, du vol de l’administration coloniale. 1914, 1959, 1962, 1966, des dates historiques qui ont marqué l’existence de ce trésor qui est le nôtre désormais sans autre forme de procès. L’inauguration en ce 18 octobre par le camarade Capitaine Thomas Sankara allait apporter des clarifications pour le bonheur et le plaisir des Burkinabè.

Accueilli par le ministre de la promotion économique, ministre de tutelle technique de la SOREMIB, le camarade capitaine Henri Zongo, le chef de l’État a passé en revu des éléments de nos forces armées nationales, le drapeau et l’hymne nationale, fierté de la nation.

Puis, le traditionnel « zoom koom ». Plusieurs membres du CNR et du gouvernement révolutionnaire étaient présents ainsi que plusieurs invités dont le doyen du corps diplomatique.

Prenant la parole en premier lieu, le délégué CDR de la mine d’or, le camarade Mantoro, après avoir souhaité la bienvenue à toutes et à tous, a dit que  c’est un moment historique. Historique, non pas parce que cet or soit le premier à sortir de notre sous-sol, mais parce que celui-ci est la consécration d’un effort national, une réussite pour le peuple burkinabè:

« Du point de vue de la réalisation du projet, c’est une réussite. Mais cette victoire d’aujourd’hui ne doit pas nous faire oublier ni les déboires et les espoirs de ceux d’hier, ni les luttes ardues à venir. En effet, très peu de Burkinabè savent que dans la seule période de 1955 à 1966, ce même périmètre a donné plus de cinq mille kilogrammes d’or et près de mille kilogrammes d’argent. Mais toute cette quantité de métaux précieux est allée enrichir davantage ceux-là même qui, ont toujours clamé tout haut la pauvreté de notre patrie, l’absence d’intérêt de son sous-sol. Alors que le sous-sol burkinabè, comme le dit et nous citons ici un journal bourgeois, « le sous-sol burkinabè est un véritable scandale géologique. Il est mis en réserve par l’impérialisme international et notamment français. »

En véritables bandits internationaux sous le couverts de missions scientifiques – ou ouvertement, avec la complicité des autorités coloniales d’alors et néo-coloniales par la suite – ces pirates ont sillonné, se sont installés, ont exploité et sont partis, laissant derrière eux le peuple toujours dans la misère et l’ignorance, mais aussi des veuves et déjà la silicose. La silicose est une maladie professionnelle redoutable à laquelle sont exposés les mineurs. C’est ce à quoi nous disons désormais non. Non au pillage de nos richesses.

« Malgré l’avènement du 4 août (désormais historique pour notre peuple), malgré le décret CNR faisant du sol et du sous-sol burkinabè une propriété exclusive de l’État et du peuple qui doit en jouir en toute souveraineté,   la SOREMIB reste une société d’exploitation capitaliste du type néocolonial … [applaudissements nourris] qui tente de rester en dehors du processus révolutionnaire. A la base de cette résistance, un contrat léonais et des apatrides burkinabè. Des conditions historiques objectives ont fait que nous avons accumulé un retard sur le plan savoir-faire, un retard sur les plans scientifique, technique et financier par rapport à nos besoins actuels et aux exigences du développement. La responsabilité principale incombe à l’impérialisme français, à ses servants locaux qui, un siècle durant nous ont gardés dans l’obscurantisme. Ces différents retards font que pour la réalisation d’un projet de l’importance de la mine de Poura, les seules conditions internes sont insuffisantes. Tout comme la technologie et le savoir-faire deviennent inutiles sans objet d’application. Cela à première vue paraît simple et conduit à la nécessaire collaboration qui devrait aboutir à un transfert de technologie. »

Il a ensuite attiré l’attention des uns et des autres sur les problèmes sociaux des travailleurs.

« A la sources des principaux problèmes se trouve le flou des textes, ce qui a amené l’ensemble des travailleurs à demander la suppression du statut du personnel et la création d’une commission de reclassement. A titre d’exemple, des ouvriers confirmés se retrouvent dans la même catégorie que ceux venant juste d’être formés. Ces derniers…  [applaudissements nourris] venant de notre centre de formation professionnelle n’ont absolument pas d’avantages liés à l’apprentissage des métiers par rapport à ceux recrutés sur le tas sans formation et sans spécialité… [applaudissements]. Des techniciens d’université supérieure se retrouvent dans la même catégorie que des ouvriers qualifiés. Plusieurs cas recensés nous ont amenés à la conclusion que les classements se font à la tête du client…  [Applaudissements].

« Une autre préoccupation des travailleurs est la question liée à la sécurité. Un système de gestion et d’approvisionnement dont les bases restent à nos jours incompris, amène les ouvriers à exercer dans des conditions d’insécurité proche de l’intolérable. Les gants et les bottes, masques et bleus, quand ils ne sont pas dans le bateau, ils sont au port, rarement au magasin… [Applaudissements nourris] et jamais de façon continue et permanente aux mains des travailleurs. A titre d’exemple, les coquilles anti-bruit que portent en ce moment les mineurs, ils l’ont acquis après des cas flagrants de surdité et un langage musclé de notre médecin. Il a été obligé en son temps de faire arrêter les moteurs suite à la maladie, à la surdité des mineurs. C’est pourquoi peut-être les coquilles anti-bruit ont pu avoir une petite place dans l’avion avec des sèche-mains pour être disponibles à l’inauguration… [applaudissements].

« Sur toutes ces questions, comme sur les questions sociales du personnel d’encadrement qui subit une retenue dite spéciale, mesure anti-travailleur et anti-populaire du très tristement célèbre CMRPN, le CDR ne peut se taire. Si les dénoncer, c’est se comporter en agitateur fanatique, nous acceptons de l’être. Si refuser de faire admettre aux travailleurs les dures conditions dans lesquelles on les met alors qu’une certaine catégorie se sucre est irréaliste, alors nous sommes irréalistes.  Parce que nous croyons en la société nouvelle meilleure et plus juste annoncée dans le Discours d’orientation politique. »

Lui succédant, le camarade KAMBOU, haut-commissaire, a présenté brièvement sa province.

« Créé par ordonnance №83025 CNR-Press_14 Décembre 83, ce département qui tire toute son importance de la présence de la mine d’or compte deux gros villages : Poura Mine et Poura Village, regroupant plusieurs campements. Sa superficie est de dix mille km² avec une population de cinq mille âmes réparties en plusieurs ethnies. Il convient d’ajouter que Pourra a connu une série de mutations administratives. En effet, relevant de Boromo depuis l’ère coloniale, il fut détaché à l’époque des départements de l’ex-Volta Noire et rattaché à l’arrondissement de Fara dans l’ex département du Centre-Ouest. Puis, après le 4 août, érigé en préfecture et ramené à la province du Mouhoun, sa circonscription d’origine.

« Camarades militants et militantes, la mine d’or de Poura est désormais une réalité, un acquis du peuple qu’il faudrait sauvegarder à tout prix. C’est pourquoi j’invite toute la population de Poura en général, les CDR de la SOREMIB et ceux de la ville en particulier, à veiller scrupuleusement à ce qu’elle soit un champ de forte production pour le peuple, un gage de sa lutte au côté du Conseil National de la Révolution, contre le sous-développement, la maladie, la faim, savamment orchestrés par le colonialisme, le néocolonialisme, l’impérialisme et ses valets locaux. »

Ensuite est intervenu le camarade ministre de la Promotion économique, ministre de tutelle technique, le capitaine Henri Zongo, qui a tout d’abord fait l’historique de la mine puis a dit qu’il s’agit d’une victoire incontestable sur les forces d’exploitation, victoire qui prélude à toutes celles qui nombreuses, jalonneront le chemin de la reconquête de notre Faso sur le plan économique et social. Il a ensuite dégagé l’objectif actuel de la SOREMIB.

« L’objectif actuel de la SOREMIB est l’exploitation des gisements d’or de Poura et des environs immédiats. Reconnu sur 1500 mètres en longueur et sur 300 mètres en profondeur, le gisement de Poura est constitué par un filon de quartz dont l’épaisseur varie de 1,5 à 4 mètres. La teneur moyenne est de 13,5 grammes d’or par tonne, ce qui, avec un million six cent mille tonnes de minerais prouvés, donne des réserves sûres de 22 tonnes d’or.  Cet or, d’une pureté exceptionnelle, ne subira au raffinage qu’une perte d’un millième.

Sur la base d’un rythme de production de deux tonnes par an, les réserves prouvées assureront à l’exploitation une durée de vie d’au moins onze ans. L’extension en profondeur au-delà de 300 mètres du filon de Poura ainsi que les résultats positifs de recherches effectuées sur d’autres filons découverts dans un rayon de 20 km autour de Pourra, laisse espérer des réserves plus importantes. L’exploitation de ce gisement à partir duquel le premier lingot nous sera présenté tout à l’heure, aura nécessité des investissements d’un montant total de près de 15 milliards de francs. A cela s’ajoutent 2 milliards 400 millions de francs d’investissement relatif aux infrastructures de base, c’est-à-dire une centrale électrique de 1600 kilowatts, l’alimentation en eau potable de la ville et en eau industrielle à partir de la Volta Noire.  Le lotissement de la ville sur 600 hectares, 47 logements pour les agents de maîtrise de la SOREMIB et nombre d’autres réalisations sociales : écoles, dispensaires, maternités, centre social, voiries, etc.

Mais ces investissements n’auront pas été réalisés à fonds perdus, car non seulement la rentabilité financière de la SOREMIB est garantie, mais surtout son impact économique et social sera considérable. En année de pleine activité, la SOREMIB emploiera plus de 800 nationaux, contribuant ainsi à résorber un chômage devenu endémique dans notre pays. Le taux de rendement intérieur de l’exploitation, sur la base des hypothèses économiques les plus pessimistes, sera supérieur à 20%. L’activité de Poura dégagera donc une valeur ajoutée nationale de quelque 5 milliards de francs par an, et aura un impact très sensible sur le budget de l’Etat notamment par la perception des impôts et taxes.

Destinée en presque totalité à l’exportation, la production de Poura jouera très favorablement sur l’équilibre de la balance commerciale et de la balance des paiements du pays. En effet, sur la base du cours actuel de l’or, la SOREMIB atteindra aisément les 10 milliards de francs de chiffres d’affaires par an. L’implantation d’une activité industrielle moderne comme celle que nous allons visiter, favorisera la mise en chantier de projets agricoles pouvant déboucher sur l’agro-industrie.

Camarades mineurs, m’adressant plus particulièrement à vous, je voudrais souligner le rôle historique que vous devez jouer dans cette première unité industrielle d’exploitation minière. En effet, l’histoire nous enseigne que la plupart des grands chantiers miniers ont été l’occasion pour les hommes de perpétuer leur système de domination par la lutte implacable qu’ils imposent généralement aux sans-voix, c’est-à-dire aux camarades ouvriers.

Aussi, il vous faudra conjuguer vos efforts avec le Conseil National de la Révolution et le peuple burkinabè tout entier pour que Poura ne soit jamais le reflet d’un second Soweto en Afrique [Applaudissements]. »

La fierté de l’or ne fait pas seulement perdre la tête à l’impérialisme rapace et à ses servants locaux, mais elle fait également  oublier jusqu’à l’idéal patriotique. Poura ne sera pas Soweto ni le Katanga, encore moins Kolwezi, a dit le camarade capitaine Thomas Sankara dans son intervention “Pour qui brille l’or de Poura”.

Cette partie du reportage est consacrée au discours de Thomas Sankara lors de cette inauguration. Vous le trouverez à https://www.thomassankara.net/brille-lor-de-poura-discours-de-thomas-sankara-18-octobre-1984-audio-extrait-video-texte/

Un tableau de la mine peignant les perspectives générales a été présenté aux invités par le camarade Tapsoba. Les différentes potentialités de la mine. Danse folklorique par la suite et le moment pathétique de la cérémonie, la coupure du ruban symbolique.

Le chef de l’État, vêtu de la combinaison de mineur, a tenu à visiter centimètre par centimètre le labyrinthe où la température était bien au-delà de la moyenne. Après la pose de la première pierre du foyer du mineur et un rafraîchissement, la cérémonie officielle prit fin dans la ville. C’était la fête. Tout est bien qui finit bien.

La SOREMIB, baptisée par un peuple armé d’une détermination révolutionnaire, la mine d’or de Poura est aujourd’hui une réalité. Mieux, une stratégie de développement de notre économie. C’est quand même suspect que notre pauvreté prétendument congénitale, dont on ne cesse de nous entretenir au cours des conférences internationales, ne soit pas vérifiée à travers certains secteurs. C’est le cas pour la géologie, dont on sait du reste qu’elle est un secteur clé de la mouvance économique internationale actuelle. Et c’est bien le cas d’ironiser en disant « Oui, la pauvreté, c’est la richesse des peuples ». Et il n’est pas exagéré de dire que le sous-sol burkinabè constitue un scandale minier.

Les fichiers joints

Les vieux mythes volent en éclat. Mohamed Maïga. 12/09/1983.

Afrique Asie N°304 du 12

Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara parus de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. Nous les mettrons en ligne petit à petit dans l’ordre chronologique où ils ont été publiés.

Cet article intitulé Les vieux mythes volent en éclat est paru le 4 septembre 1983. Mohamed Maïga y analyse les premières mesures prises par le gouvernement révolution arrivé au pouvoir le 4 août 1983. Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/. Cet article a été retranscrit par Mahamadi Ouedraogo et Bruno Jaffré, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga

La rédaction


De notre envoyé spécial MOHAMED MAIGA

C’est dans un enthousiasme délirant que les masses populaires voltaïques ont salué le retour de Thomas Sankara au pouvoir. Les difficultés, les défis restent cependant considérables et seul un regroupement de la gauche pourrait empêcher la réaction de redresser la tête.

Brazzaville, Congo, 5 août 1983.

Fraîche, l’aube naissante apporte une nouvelle qui aura l’écho d’un coup de tonnerre : là-bas, en Haute-Volta, à quelque 3 000 km, le capitaine Thomas Sankara a repris le pouvoir. Dès le petit matin de ce vendredi, des petits groupes se forment dans les rues de la capitale congolaise, à l’écoute des nouvelles qui proviennent de Ouagadougou. Dans la matinée, plus aucun doute n’est permis : « le capitaine » est bel et bien de retour. C’est le délire. On s’embrasse ; on saute à pieds joints. Des badauds esquissent gigues et entrechats.

Cependant, quelques doutes subsistent. Les radios occidentales font état de coups de feu par-ci, de confusion par-là, espérant secrètement l’échec du coup d’État. Les télex? Ils restent désespérément muets. Comme les communications téléphoniques avec l’étranger. Pour les vingt ans de sa révolution, la République populaire du Congo renouvelle l’ensemble de ses télécommunications.

Un air de fête

Ouagadougou, Haute-Volta, 19 août.

Ici, plus qu’un grondement de tonnerre, l’événement du 4 août a été vécu comme un tremblement de terre. Pensez donc! Un tel retournement de situation! A un moment où tout semblait compromis, perdu pour la gauche et les forces démocratiques voltaïques, parce que la Sainte-Alliance réactionnaire ne lésinait sur aucun moyen pour assurer la victoire totale et définitive de la droite nationale. L’impression de bouleversement nous accueille dès notre arrivée à l’aéroport international de Ouagadougou, avec l’enchevêtrement de mitraillettes Kalachnikov à l’épaule des militaires et des poings levés des militants à la révolution naissante. Au climat de « vigilance » de l’aéroport s’ajoute un autre, dans les rues, celui de la mobilisation et de la détermination. Si la droite adopte un profil bas, la jeunesse et les travailleurs soufflent un air de libération et de fête, voire de kermesse populaire. Les uns et les autres s’empressent cependant d’ajouter : « Nous devons nous mettre au travail au plus vite. La révolution, ce n’est pas la fête ».

Une page de l’histoire voltaïque semble donc avoir été définitivement tournée le 4 août 1983, après une dizaine d’années de soubresauts, de flux et de reflux, au grand dam, du reste, de tous ceux qui, à l’intérieur et hors des frontières nationales, ont activement milité sinon pour le Statu quo, du moins pour l’immobilisme. Le premier acte d’un chapitre nouveau est entamé.

Sa première caractéristique : l’irrésistible ascension de la gauche et des forces progressistes voltaïques, concrétisée par l’arrivée au pouvoir, le 7 novembre 1982, du Conseil de salut du peuple (CSP.) première version. Sous la poussée des travailleurs urbains, avec l’appui de ceux des campagnes, grâce à l’action des militaires nationalistes, des forces, hier condamnées au silence, voire à la clandestinité, accèdent aujourd’hui aux commandes des affaires de l’État.

C’est un progrès immense dans un pays dont on voulait faire un modèle de néo-colonie « modérée ». Parmi ces forces ascendantes : la Ligue patriotique pour le développement (Lipad), la bête noire de la réaction locale. Elle a été pourfendue par tous les régimes — de droite— qui se sont succédé à la tête de l’État depuis sa création en 1973. Lorsque, le 17 mai 1983, Thomas Sankara a été limogé et arrêté, le chef de l’État, Jean-Baptiste Ouédraogo, s’en est pris en termes particulièrement hostiles à la Lipad, qu’il qualifiait de « groupuscule minoritaire ayant voulu s’emparer du pouvoir en manipulant le capitaine Sankara ». Le 28 juin 1983, l’ancien président revenait à la charge lors d’une conférence de presse essentiellement consacrée à la gauche voltaïque, et qui réhabilitait les forces du passé.

Signe des temps : Les voltaïques trouvent normal et bénéfique qu’aujourd’hui, des militants de la Ligue participent au gouvernement, dont la composition a été rendue publique le 24 août

1983. Ils sont cinq dans un cabinet qui compte vingt personnes. Parmi eux : l’unique polytechnicien du pays, Philippe Ouédraogo, un ingénieur des mines à qui échoit le super-ministère de l’équipement et des Communications ; le professeur Adama Touré, ministre l’information ; un progressiste, proche de la Lipad, prend en charge la délicate diplomatie voltaïque : Arba Diallo, brillant cadre des Nations unies des cercles diplomatiques africain.

L’émergence de la Ligue était en fait inscrite dans les faits. Depuis sa création, voici dix ans, son audience n’a cessé de croître pendant qu’elle s’implantait dans tous les milieux socioprofessionnels du pays — ce qui par ailleurs a fait d’elle la cible privilégiée de la droite. Jetant un regard critique l’évolution de son pays, Philippe Ouedraogo, détendu, le front plutôt haut sur des traits réguliers, nous déclarait le 26 août : « Nul n’est indispensable, certes, mais il est évident que plus rien de durable ne peut être entreprit dans ce pays sans la gauche, en particulier la Lipad ». Outre le fait qu’elle est de loin le plus important creuset de l’intelligentsia et des technocrates progressistes, la Ligue patriotique, plus dynamique que jamais, demeure aujourd’hui la mieux structurée des organisations politiques voltaïques. Cette réalité est d’autant plus importante que la relève est urgente, mais aussi plus que jamais nécessaire. D’où l’importance des propos que nous a tenus le président (et un fondateurs) de la Lipad, Hamidou Coulibali : « La gauche doit faire preuve de sa capacité à diriger la Haute-Volta, un pays très difficile et complexe. »

Deuxième trait dominant, du nouveau chapitre de la Haute-Volta du 4 août : la mobilisation de toutes les forces derrière la capitaine Thomas Sankara et le Conseil national de la Révolution (CNR). D’ores et déjà, la gauche travaille à son unification, afin d’être le noyau de ce vaste mouvement populaire que porte le C. N. R. Plusieurs rencontres ont eu lieu dans ce sens entre les leaders qui, hier, étaient rivaux plus qu’alliés. Ce regroupement de la gauche est d’autant plus indispensable et urgent que l’abattement actuel de la droite ne doit pas faire illusion. Elle relèvera la tête aussitôt le choc de sa « défaite psychologique » passé. Et même battue, elle reste relativement puissante, ce que les Voltaïques reconnaissent volontiers.

Le nouvel État a fort bien compris la nécessité d’une relève efficace. Aux tentatives de regroupement des forces progressistes au sein d’un front répond, comme un écho, la nature du premier gouvernement de Sankara président. Si la gauche y fait une entrée remarquée et sans surprise, il n’en demeure pas moins un cabinet de regroupement et d’union, qui n’a jeté l’anathème et l’ostracisme sur aucune force politique. Toutes les tendances importantes y trouvent un ou deux représentants. Du vieux R.D.A. (Rassemblement démocratique africain au P.A.I. (Parti africain de l’indépendance), en passant par l’U.L.C. (Union des Luttes Communistes). Bref, un gouvernement qui au lendemain de sa composition, d’évidence jouit d’un très net préjugé favorable et dont le sérieux et les compétences techniques des membres sont reconnus jusque dans des milieux ouvertement hostiles au moindre changement social. Dont un gouvernement d’union et de combat, qui s’est attaqué à ses tâches dès le lendemain de sa formation.

Troisième caractéristique, complémentaire des deux précédentes : la mise en place de structures nouvelles, préfigurant le changement et le pouvoir de demain. II s’agit des Comités de défense de la révolution (C.D.R.), appelés à se constituer dès la prise du pouvoir par le C.N.R. Leur rôle : défendre, bien sûr, la révolution. Par les armes si nécessaire. Mais aussi se consacrer, dans les villes et les campagnes, aux tâches d’animation et de développement, sur les plans économique, social, culturel et politique. Autant dire que, cellules de base du nouveau pouvoir, les C.D.R. sont appelés à en être la charpente. La droite a également mesuré l’importance des C.D.R. Après en avoir dénoncé la création sous prétexte qu’ils ouvraient la voie à des exactions, elle les prend d’assaut après s’être subitement découvert des… vertus révolutionnaires.

Ainsi, des chefs féodaux et des conservateurs notoires poussent certaines de leurs ouailles se présenter aux élections qui, au niveau du quartier (pour les villes) et des villages, sont sanctionnées par la désignation des « délégués ».

Certes, la grande majorité de ces révolutionnaires de la dernière heure mordent – c ’est normal – la poussière. Mais l’amplification de ce mouvement de récupération ne manque pas d’inquiéter et d’intriguer certains militants de la gauche, qui font état de la trop grande tolérance du nouveau régime. Toujours est-il que les critères d’appartenance aux C.D.R. seront très prochainement définis, tout comme leur philosophie. Du reste, comme l’a souligné, le 26 août dernier, le chef de l’État, président du C.N.R., les bureaux actuels des C.D.R. sont provisoires, et la clarification sera faite au vu de l’efficacité avec laquelle les uns et les autres se seront acquittés de leurs responsabilités.

Outre cette tactique de « récupération du changement », comme disent les Ouagalais, la droite laisse, en 1983, un lourd passif socio-économique, après vingt-trois ans de règne et d’immobilisme politique. L’héritage est particulièrement lourd sur le plan social. La féodalité du pays mossi reste influente, notamment en milieu rural, perpétuant, en Haute Volta plus qu’ailleurs, des structures et des rapports sociaux des plus anachroniques et finalement réfractaires au développement, à l’épanouissement et l’émancipation du peuple voltaïque. Les « moro naba » (rois traditionnels) tout-puissants disposent encore des moyens de production ruraux. La tradition leur donne le droit d’octroyer ou de retirer à tout moment et à qui bon leur semble les champs et les lopins de terre. Le Voltaïque des campagnes ne peut s’adresser à eux qu’en se jetant par terre et en se couvrant de poussière, signe de soumission et d’humilité totales.

Sur le plan économique, au vu du bilan laissé, le mythe d’une « Haute-Volta jusque-là bien gérée » vole en éclats. En 1981, la dette publique était de quatre-vingt-quatre milliards de francs C.F.A, pour un produit intérieur brut (P.I.B.) de cent vingt dollars (de 1981) par habitant. Depuis, cette dette s’est sensiblement alourdie. De même, en 1983, le déficit budgétaire sera de 15 milliards alors qu’il était de 3,604 milliards en 1982. Pire, en 1982, si le pays a exporté pour 20 milliards, ses importations ont été de 91.4 milliards, soit un déficit de 71,4 milliards.

Certes, nul ne s’attend un « miracle » de la part des nouvelles autorités. D’autant que la droite, toutes forces confondues, ne leur facilitera pas la gestion économique nationale. L’ambition du régime du 4 août est de mobiliser le peuple voltaïque pour vaincre cette situation, qui se traduit par un analphabétisme touchant 95 % des sept millions de Voltaïques (le taux le plus élevé en Afrique occidentale), 5600 lits d’hôpital pour tout le pays (à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso essentiellement) et une espérance de vie de trente-neuf ans. Une situation dont la droite, un quart de siècle durant, s’est bien accommodée parce qu’elle lui profitait. Mais aussi un défi que les forces progressistes doivent révéler, tant il conditionne le succès du changement en cours. Leurs atouts : la disponibilité du peuple voltaïque, son aspiration à un sort meilleur et la conscience que, faute de capitaux de plus en plus difficiles à trouver, la solution au sous-développement actuel ne peut être trouvée que dans les cerveaux et les muscles des enfants de la Haute-Volta.

Mohamed Maïga

Source : Afrique Asie N°304 du 12 septembre 1983

Sankara, le Démocrate: : Héritier ou imposteur ? un article de Piiga Souleymane Yaméogo

source thèse de doctorat d'Anselme Lalsaga 1
source thèse de doctorat d'Anselme Lalsaga 1

Nous vous proposons ci-dessous un article de Piiga Souleymane Yaméogo, un des initiateurs du Balai citoyen, qui, après avoir obtenu une thèse en Corée du Sud est désormais un chercheur à temps plein, attaché à un laboratoire en Angleterre.

Ce texte nous parait important parce qu’il en existe trop peu qui, comme celui-ci,  décrypte en profondeur, plusieurs discours de Thomas Sankara. Le DOP (Discours d’orientation politique), le discours du 4 août 1987 et celui du 2 octobre 1987. Qui plus est il ne se contente pas de les citer, mais s’en sert comme source de base pour nourrir sa réflexion sur la problématique à laquelle il s’attelle : la Révolution était-elle démocratique, et Sankara était-il lui-même démocrate ?

Par ailleurs lors de l’échange que nous avons eu, à propos de l’article avant sa publication, il a clairement expliquer que désormais, il ne s’agit plus de travailler à informer sur ce qui s’est passé durant la Révolution. Il s’agit, pour sa génération, de préparer l’avenir en adoptant désormais une démarche critique de cette révolution. Une démarche toute nouvelle et porteuse d’avenir.

Notre site bien sûr ne souscrit ni ne réfute les thèses développées ici. Notre rôle consiste à le rendre accessible. Et nous publierons avec plaisir tout article de réflexion de ce type. Cet article, comme tous ceux du site, est suivi d’un forum qui permet à chacun d’entre vous de donner son point de vue. Le débat est ouvert. 

Bruno Jaffré


Sankara, le Démocrate : Héritier ou imposteur ?

par Souleymane Yamégo

Peut-on se dire héritier de la révolution sankariste de 1983-1987 et être antidémocratique ou sectaire ? Cette question est essentielle dans le contexte africain actuel, où les coups d’État se multiplient et où certains dirigeants exploitent la mémoire de figures comme Sankara pour justifier leur prise de pouvoir ainsi que leurs politiques antidémocratiques et autoritaires.

Ma thèse est que Sankara est un démocrate, et que sa révolution démocratique constitue le prolongement naturel de sa conception participative du pouvoir, fondée sur l’implication des masses dans la gestion de l’État. Je soutiens également que sa vision du centralisme démocratique aurait probablement échoué, et que si le temps le lui avait permis, il aurait, à l’instar de Rawlings, transformé sa démocratie populaire en une démocratie multipartite. Quoi qu’il en soit, la vision démocratique de la révolution de Sankara ne saurait être confondue avec une conception autoritaire et personnaliste, comme c’est le cas dans plusieurs régimes actuels qui, sous couvert de révolution, instaurent en réalité une dictature ou un régime autoritaire.

Le but de cet écrit n’est pas d’ouvrir un débat sur la nature du régime de Sankara – révolution ou coup d’État – car, en s’appuyant sur les théories de la révolution telles que définies dans les sciences sociales, cette période correspond bien à une révolution, même si elle n’est pas une révolution de masse, mais plutôt ce que Tanter et Midlarsky (2017) appelle un « revolutionary coup». Tanter et Midlarsky (2017)[1] identifient quatre types de révolutions: la révolution de masse (mobilisation large, forte violence, refonte structurelle), le coup d’État révolutionnaire (mobilisation limitée, violence modérée, réformes profondes), le coup d’État réformateur (mobilisation minimale et changements modestes), et le coup d’État de palais (initié par les élites, sans changement substantiel). À la lumière de cette typologie, de nombreux mouvements révolutionnaires africains – y compris le cas burkinabè – relèvent de la catégorie du « coup d’État révolutionnaire » : faible mobilisation de masse, violence limitée et insurgés engagés dans une transformation politique et sociale ambitieuse.

Dans ce texte, je ne propose pas une évaluation de la gouvernance révolutionnaire – cela fait l’objet d’un article intitulé « Révolution et gouvernance en Afrique : étude de cas de la révolution de Thomas Sankara (1983-1987) », actuellement en cours de révision, où j’effectue une analyse critique de la révolution et montre pourquoi, au-delà de ses acquis, la révolution sankariste a échoué et était structurellement condamnée à l’échec.

Ici, je porte un regard spécifique sur le caractère démocratique de la révolution Sankariste et la distance que Sankara lui-même a toujours maintenue vis-à-vis des régimes dictatoriaux. Cela pour dire qu’un régime se réclamant de Sankara ne saurait, par essence, être dictatorial et antidémocratique.

Je m’appuie ici exclusivement sur trois documents, que je considère fondamentaux et fondateurs de cette vision : le Discours d’Orientation Politique (DOP)[2] du 2 octobre 1983, le discours de clôture de la rencontre nationale des CDR du 4 Avril 1986[3], et enfin le discours prononcé le 2 octobre 1987 à Tenkodogo[4]. Ce choix ne signifie pas que d’autres documents importants n’existent pas, mais le DOP, écrit deux mois après la révolution, reste un texte fondateur de la pensée révolutionnaire de Sankara ; le discours sur les CDR constitue, selon moi, une analyse à mi-parcours très précieuse pour saisir la réflexion critique de Sankara sur sa propre révolution et les instruments de démocratisation du Burkina Faso ; enfin, le dernier discours du 2 octobre 1987, prononcé peu avant son assassinat, sonne comme un bilan lucide de la révolution, où Sankara, avec recul, évalue sa trajectoire et nous permet d’apprécier sa vision de la démocratie, en dépit des faiblesses, des ennemis déclarés, et des luttes internes. Pour plus de clarté méthodologique, je m’efforcerai de citer intégralement certains passages de ces discours afin d’éclairer et de renforcer mon point de vue..

Argument 1. La révolution sankariste était fondamentalement démocratique. Le DOP, document cadre de la théorie révolutionnaire de Sankara, proclame clairement la Révolution Démocratique et Populaire (RDP). Selon ce texte, la révolution vise à briser plus de 23 ans de domination impérialiste et de collaboration des élites locales avec celle-ci. Le DOP en dresse une liste exhaustive, identifie chaque acteur contre-révolutionnaire, et définit clairement les ennemis de la révolution. Il oppose donc la classe bourgeoise, qualifiée de contre-révolutionnaire, à une classe populaire constituée du peuple, de la paysannerie et de la petite bourgeoisie intellectuelle ou commerçante, susceptible de rejoindre les révolutionnaires. Une fois cette contradiction de classe posée, la révolution devient inéluctable.

Pour marquer la rupture avec les formes anciennes de l’État post-colonial, le DOP inscrit la révolution d’août 1983 dans la continuité des luttes insurrectionnelles passées. La RDP veut établir un État véritablement révolutionnaire, porteur d’espoir pour les masses longtemps marginalisées. Après avoir minutieusement planté le décor et défini le contexte de lutte des classes, le DOP présente la révolution d’août 1983 comme la réponse politique des masses à cette situation injuste. Mais faire une révolution est une chose; gouverner de manière révolutionnaire en est une autre, bien plus complexe. D’où la nécessité, selon Sankara, de donner une forme concrète à la gouvernance révolutionnaire : une révolution démocratique. Le centralisme démocratique qu’il adopte n’est pas inédit dans la tradition marxiste, même s’il est souvent synonyme de dérives autoritaires, d’exclusion des débats, de culte du leader et de purges internes, comme ce fut le cas du stalinisme post-Lénine (Christopher Read, 2024)[5]. Lénine plaidait pour une révolution organisée par des « professionnels » formant l’avant-garde de la classe ouvrière. Le centralisme démocratique qu’il proposait se caractérisait par la liberté de discussion et l’unité d’action. Sankara est resté fidèle à ce principe, qu’il s’est efforcé de défendre tout au long de la révolution, et dont l’empreinte est clairement perceptible dans le discours du 2 octobre 1987 que nous analyserons dans la dernière partie de ce texte.

Or, le DOP est clair : l’objectif final de la révolution sankariste est la démocratisation de la société burkinabè.

« L’adhésion enthousiaste des larges masses populaires à la révolution d’août est la traduction concrète de l’espoir immense que le peuple voltaïque fonde sur l’avènement du CNR pour qu’enfin puisse être réalisée la satisfaction de son aspiration profonde à la démocratie, à la liberté et à l’indépendance, au progrès véritable, à la restauration de la dignité et de la grandeur de notre patrie, que 23 années de régime néo-colonial ont singulièrement bafouée. » (DOP, p.6)

De ce point de vue, la révolution sankariste nous rappelle que la démocratie elle-même est souvent le fruit de révolutions, comme ce fut le cas en Angleterre (1688), aux États-Unis (1778), ou en France (1789). Depuis la Grèce antique, les révolutions démocratiques sont nées des luttes populaires pour obtenir un rôle dans la cité (cf. Fustel de Coulanges[6], Cheikh Anta Diop[7]). De ce fait, une révolution qui n’a pas pour finalité la démocratie – c’est-à-dire la remise du pouvoir entre les mains des masses populaires – ne saurait être considérée comme une véritable révolution.

Le DOP résume clairement cette vision:

« La révolution d’août est une révolution qui présente un double caractère : elle est une révolution démocratique et populaire. […] Ce caractère populaire de la révolution d’août réside aussi dans le fait qu’en lieu et place de l’ancienne machine d’État s’édifie une nouvelle machine à même de garantir l’exercice démocratique du pouvoir par le peuple et pour le peuple. » (DOP, p.18)

Argument 2.  La révolution sankariste visait à transférer le pouvoir au peuple tout en instaurant des garde-fous démocratiques.  Un des éléments fondamentaux de cette révolution est la création d’un instrument permettant aux masses de participer directement à la gestion de la cité. Dès le 4 août, la révolution appelle à la création des Comités de Défense de la Révolution (CDR).

« L’objectif de cette révolution consiste à faire assumer le pouvoir par le peuple. C’est la raison pour laquelle le premier acte de la révolution, après la Proclamation du 4 août, fut l’appel adressé au peuple pour la création des Comités de défense de la révolution (CDR). » (DOP, p.20)

Les CDR ont ainsi été mis en place comme instruments par lesquels le pouvoir populaire devait s’exercer concrètement. Même si leur efficacité demeure aujourd’hui un sujet de débat, leur nécessité s’imposait dans la logique même de la révolution. Sankara l’affirme d’ailleurs clairement le 4 avril 1986, lors de la clôture de la première conférence nationale des Comités de Défense de la Révolution.

Ce jour-là, il dresse un diagnostic lucide et sans complaisance de la situation des CDR. Bien qu’il reconnaisse les nombreuses réalisations positives accomplies, il admet aussi l’existence d’abus graves :

« Certains CDR ont fait des choses exécrables, indicibles… Mais comme ‘indicible’ n’est pas révolutionnaire, il faut tout dire. En effet, des CDR ont profité de la patrouille pour piller. Eh bien, nous les pourchasserons désormais comme des voleurs et nous les abattrons purement et simplement. Que cela soit clair ! Si nous avons des armes, c’est pour défendre le peuple. » (Discours du 4 avril 1986, p.7)

Et il insiste sur la nécessité de redéfinir le rôle des CDR, en condamnant fermement toute forme d’arbitraire ou de brutalité :

« Nous avons vu des CDR arrêter, enfermer, puis dire : “C’est ça, c’est le règlement, c’est la justice : on va te manœuvrer !” Non ! Chaque Burkinabè a droit à la protection des CDR, et la permanence CDR ne doit pas être un lieu de tortionnaires, mais au contraire une permanence où se retrouvent des responsables qui dirigent, qui organisent, qui mobilisent, qui éduquent et luttent en révolutionnaires. Mais il peut arriver qu’on éduque dans la fermeté, alors il faudra de la lucidité dans la fermeté. Cependant, les abus de pouvoir doivent être considérés comme étrangers à notre lutte. » (Discours du 4 avril 1986, p.8)

L’un des points que je souhaite particulièrement souligner dans ce texte est l’importance centrale que Sankara accordait à la redevabilité et au contrôle dans la mise en œuvre et la poursuite de la démocratie populaire. Pour lui, le principe « unité – critique – autocritique – unité » était fondamental. L’autocritique, loin d’être un aveu de faiblesse, représentait un moteur du progrès révolutionnaire :

« Nous en sommes conscients, nous sommes résolument engagés à combattre toutes ces pratiques négatives, néfastes à la révolution. C’est d’ailleurs l’une des motivations de cette Conférence. » (Discours du 4 avril 1986, p.8)

Sankara, c’est aussi le refus catégorique des slogans creux et du culte de la personnalité :

« C’est pourquoi nous devons bannir de nos manifestations les slogans creux, les slogans lassants, inutilement répétitifs et finalement irritants. On arrive à des manifestations, on vous crie 25 fois “La patrie ou la mort, nous vaincrons !” : ça commence à être un peu trop ! Non ! Les CDR-magnétophone, de côté ! On improvise des slogans pour meubler le temps. » (Discours du 4 avril 1986, p.9)

L’analyse de cette partie du texte, et surtout du discours de Sankara face aux CDR, me semble l’une des plus fortes prises de parole du leader burkinabè à son peuple. Il y invite à sortir du populisme, des slogans creux et des gestes vides de sens. Il insiste sur la primauté de l’action sur l’autocélébration et les discours stériles qui ne changent pas la vie des populations, rappelant que l’objectif est leur bonheur concret. En pédagogue, il souligne la nécessité de travailler sérieusement pour obtenir des changements qualitatifs, allant jusqu’à porter un regard critique sur la tenue des CDR, la propreté des services publics ou encore le comportement hypocrite de certains de leurs membres. Il fait de la pédagogie un outil central de sa gouvernance, conscient que son peuple, en grande partie analphabète, doit être abordé avec un langage clair et accessible. Pragmatique dans sa démarche, il connaissait intimement son peuple.

Et il poursuit :

« Il faut écarter – et c’est très important – les formes de louanges qui sont des expressions de réflexes mal étouffés en nous, mal éteints. Par exemple, cette chanson : “Oh CNR, Thomas Sankara qu’il soit toujours le Président”, ce n’est pas bon. » (Discours du 4 avril 1986, p.10)

Il s’agit ici de mettre en avant le refus du culte de la personnalité, caractéristique des régimes dictatoriaux, et que Sankara a toujours rejeté. Dans l’ensemble des textes et discours que j’ai analysés pour ce travail – et dans presque tous les documents que j’ai pu consulter – Sankara s’exprime en utilisant le « nous ». Rarement ramène-t-il le combat à sa propre personne. Cette approche révèle un leader qui, malgré son charisme, se tient à distance des « Vive Sankara » qui, dans bien des dictatures militaires, accompagnent la glorification des dirigeants – ces mêmes leaders qui se font élever aux grades de maréchaux, bardés d’honneurs, parfois même déifiés, et salués par des slogans creux tels que « le guide suprême est un envoyé de Dieu », « tel président est une chance », etc.

Sankara, au contraire, a refusé ces marques d’allégeance personnelle, affirmant ainsi sa nature fondamentalement démocratique. C’est ce qui me fait dire qu’il aurait permis au Burkina Faso de basculer vers une démocratie multipartite, une fois l’échec de la démocratie populaire constaté. À l’instar de Rawlings, il possédait la capacité d’adapter sa trajectoire politique lorsqu’il constatait les limites ou les échecs de ses choix. Ce fut également le cas du président Park Chung-hee en Corée du Sud qui, après avoir échoué entre 1961 et 1964, dut réviser sa politique et ouvrir son pays à une nouvelle voie.

L’analyse croisée du DOP et du discours de clôture des CDR révèle une chose essentielle : Sankara souhaitait une révolution démocratique plaçant le peuple au cœur de la gestion de la société, à travers des instruments comme les CDR. Mais, en même temps, il mettait en garde : « L’abus de pouvoir doit être étranger aux CDR. »

Il savait que la mauvaise gestion de ces structures pouvait démobiliser les masses et dévoyer le projet révolutionnaire. Ce qui comptait avant tout, c’était la redevabilité, le refus de l’autosatisfaction, et la mise en place de mécanismes de contrôle populaires, tels que les Tribunaux Populaires de la Révolution (TPR), pour juger les abus d’où qu’ils viennent. Il est important de rappeler que cette exigence de contrôle populaire précède les ouvertures démocratiques formelles des années 1990 en Afrique, où les droits humains ont été mis au cœur des réformes politiques. Sankara, inspiré des révolutions passées, cherchait à construire une révolution dans laquelle le peuple assume la gestion de la cité de manière démocratique, tout en acceptant que ce pouvoir exercé par le peuple soit lui-même encadré, régulé et critiqué pour éviter toute dérive.

L’éducation politique des masses, la place de la femme, des jeunes et des anciens dans le processus révolutionnaire, traduisent une volonté d’inclusion démocratique. La RDP voulait que le peuple délibère, participe, contrôle – mais soit aussi contrôlé pour éviter les abus. La démocratie sankariste repose donc sur un principe fondamental : ni gouvernants, ni gouvernés ne sont au-dessus du peuple.

« La révolution a pour premier objectif de faire passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie voltaïque alliée à l’impérialisme aux mains de l’alliance des classes populaires constituant le peuple. » (DOP, p.20)

Argument 3. La révolution sankariste prônait une gestion inclusive et mesurée des menaces. Une question revient souvent dans mes conférences et échanges avec des amis chercheurs : quelle aurait été la posture de Sankara face au terrorisme actuel ? La Révolution Démocratique et Populaire aurait-elle basculé vers l’autoritarisme ou conservé ses principes démocratiques ? La liberté et le respect des droits humains auraient-ils été maintenus ? En d’autres termes, comment la révolution Sankariste aurait-elle réagi à la crise sécuritaire du Sahel : en restant fidèle à sa vision démocratique ou en suivant la trajectoire de certains régimes actuels de la région ?

Pour répondre à la question du lien entre la révolution Sankariste et le terrorisme, je préfère la formuler ainsi: la révolution sankarienne face à la menace, ou Sankara face à ses ennemis. Je pars du principe que la manière dont Sankara répondait à ses adversaires ou ennemis permet d’imaginer sa réponse politique à la crise du terrorisme actuel. Pour cela, je me suis appuyé sur son dernier discours de commémoration du 2 octobre 1987 à Tenkodogo. Deux semaines avant son assassinat, malgré les contradictions internes et les pressions, Sankara s’adresse au peuple sans haine ni menace. Il affirme clairement la nécessité de l’inclusion sociale, politique et économique, ainsi que l’importance d’adopter une approche pédagogique envers les « ennemis » de la révolution. Il appelle inlassablement à l’unité. Cette personnalité fondamentalement démocratique, cette volonté de résoudre même les conflits les plus graves dans un cadre strictement démocratique, montrent que Sankara aurait probablement adopté une méthode non radicale de lutte contre le terrorisme, proche de l’approche britannique, fondée sur la prévention, la protection, la poursuite ciblée et la préparation (4P)[8].

La stratégie antiterroriste du Royaume-Uni, connue sous le nom de CONTEST, repose sur quatre piliers complémentaires : Prevent, qui vise à empêcher la radicalisation en identifiant précocement les individus à risque et en les orientant vers des programmes de déradicalisation ; Pursue, qui consiste à détecter, enquêter et neutraliser les menaces par l’action coordonnée de la police et des services de renseignement ; Protect, qui renforce la sécurité des infrastructures et des lieux publics tout en sensibilisant la population ; et Prepare, qui assure la capacité de réponse rapide et coordonnée en cas d’attaque, ainsi que le soutien aux victimes et la gestion post-crise.

Sankara nous rappelle que la:

« révolution n’aura de valeur que si, en regardant derrière nous, à nos côtés et devant nous, nous pouvons dire que les Burkinabè sont, grâce à la révolution, un peu plus heureux […] parce qu’ils ont plus de liberté, de démocratie, de dignité. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.3)

Sankara ne renie pas les tensions, les difficultés, les conflits internes. Mais il insiste sur l’importance de rester uni dans la diversité, de lutter ensemble, de débattre, de ne pas exclure les voix dissidentes au nom d’une révolution figée.

« Nous avons connu des difficultés […]. Des affrontements entre des éléments tout aussi bons, valables et engagés dans le processus révolutionnaire. […] Nous devons avoir 8 millions de révolutionnaires. Et aucun révolutionnaire n’a le droit de dormir tant que le dernier des réactionnaires au Burkina Faso n’aura pas été en mesure d’expliquer conséquemment le Discours d’orientation politique. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.6)

Sa révolution n’est pas sectaire :

« Notre Révolution démocratique et populaire est une révolution qui se démarque de tout regroupement de sectes ou regroupement sectaire. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo,p.6)

Et l’éducation politique reste un pilier :

« L’art d’enseigner, c’est la répétition. Il faut répéter, et encore répéter. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.6)

Sankara rejette toute logique répressive systématique :

« Un peuple de vaincus est une succession interminable de prisons. […] Quand nous aurons mis quatre millions de Burkinabè en prison, il nous faudra en trouver deux fois quatre pour garder ces prisons. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.6)

Et en conclusion de ce discours, il annonce :

« Pour nous, révolutionnaires, notre victoire, c’est la disparition des prisons. Pour les réactionnaires, leur victoire est la construction d’un maximum de prisons. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.9)

Même la sanction est pensée comme outil éducatif :

« Il faut sanctionner ceux qui ont tort […] mais nous avons toujours tenté de repêcher ceux que nous pouvions repêcher. […] Éduquons ceux-là que nous sanctionnons par un débat démocratique. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.7)

Ma conviction est donc la suivante : si Sankara avait vécu, il aurait – comme Rawlings – fait évoluer sa démocratie populaire vers une démocratie pluraliste. Haynes, J. (2022), dans un travail intéressant sur Rawlings, montre que la démocratie multipartite au Ghana n’a pas résulté du succès de la révolution, mais de son échec[9]. Rawlings, confronté aux limites du modèle, a su s’adapter. Privé de soutien de pays comme Cuba ou la Libye, il s’est tourné vers le FMI et la Banque mondiale. Ce tournant s’explique par ce que Mylonas, H. and E. Vogli (2024) appelle la souveraineté sélective, où les leaders révolutionnaires doivent ajuster leur discours pour survivre politiquement dans un ordre international contraint. Le mérite de Rawlings, c’est d’avoir fait de cette transition un processus maîtrisé[10]. Et je pense que Sankara, par la nature profondément démocratique de sa vision politique, aurait emprunté un chemin semblable.

Pour finir, je tiens à rappeler que ce texte n’a pas pour but de dresser le bilan de la révolution de Sankara, mais plutôt de poser le débat sur le caractère démocratique de la révolution sankariste, sur la stratégie que ce centralisme démocratique aurait pu adopter dans le contexte du terrorisme actuel, et surtout sur ma conviction personnelle que ce centralisme démocratique aurait évolué vers une démocratie multipartite.

À travers la lecture croisée de trois documents majeurs de la révolution, j’ai montré que la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) de Sankara avait pour objectif de démocratiser le Burkina Faso pour le bonheur des Burkinabè. Il a mis en place les CDR comme instruments de cette démocratie, malgré des imperfections et des erreurs. Il a su lui-même analyser de manière critique les limites des CDR, tout en les présentant comme une nécessité vitale pour transférer le pouvoir au peuple.

Deux semaines avant son assassinat, il prononçait à Tenkodogo un discours qui, selon moi, figure parmi ses plus marquants, dans un contexte de fortes tensions et de renforcement de la coalition anti-Sankara. Il y restait fondamentalement pédagogue, mobilisait ses partisans et rappelait la nécessité de faire du DOP le guide de la révolution, le cadre dans lequel les contradictions devaient être résolues. Face à la menace, il a démontré le besoin d’inclusion démocratique, d’éducation des masses pour une meilleure compréhension des enjeux, et a appelé à éviter les autocélébrations creuses au profit de résultats concrets, plutôt que de céder au populisme.

De cette nature profondément démocratique et de son rapport à l’adversité, je soutiens que Sankara aurait adopté une approche non radicale dans la gestion de la crise du terrorisme, proche de la méthode britannique fondée sur la prévention, la protection, la poursuite ciblée et la préparation. Je suis convaincu – conviction subjective, mais éclairée par les faits mentionnés – qu’il aurait mis en avant l’éducation des masses, la réduction de l’extrémisme violent, le refus de la sectarisation du pays et l’appel à l’unité nationale, sans nourrir de suspicions inutiles. Il aurait travaillé avec sérieux à faire des militaires des acteurs intégrés au peuple, mieux formés et capables, aux côtés de la population, de combattre, traquer et enquêter pour identifier les menaces. Sans complaisance, il aurait pratiqué l’autocritique, accepté de se remettre en question, et, pour cela, appelé ses partisans révolutionnaires à convaincre jusqu’au dernier des Burkinabè, plutôt qu’à les traiter comme des ennemis à abattre. Il aurait fait de la prise en charge des personnes vulnérables une priorité, et aurait honoré les morts, plutôt que de les ignorer, à l’image de cet épisode relaté dans son discours du 2 octobre à Tenkodogo :

« Cet ingénieur qui, au cours des travaux, s’est gravement blessé en construisant le monument du 2 octobre à Tenkodogo. Malgré sa blessure, il est revenu immédiatement après quelques soins sur le chantier pour se préoccuper de la finition correcte de ce monument… Nous féliciterons désormais plus souvent, par décoration comme nous venons de le faire, ceux qui auront brillé par leur travail. » (Discours du 2 octobre 1987, Tenkodogo, p.10)

Pour conclure sur une note personnelle, la raison pour laquelle j’ai choisi de mener des études sur la démocratie réside en partie dans ce projet porté par Sankara et ses camarades :

« Ce pouvoir démocratique et populaire sera le fondement, la base solide du pouvoir révolutionnaire en Haute-Volta. »

Même si je ne partage pas l’adhésion au centralisme démocratique de type marxiste-léniniste, je reste profondément impressionné par le travail accompli par les révolutionnaires pour placer le peuple au cœur de la gestion de la cité, malgré les limites. J’ai été marqué par le sacrifice d’hommes et de femmes qui ont accepté de mourir pour permettre au Burkina Faso de vivre libre, libre de décider de son destin. Norbert Zongo, Thomas Sankara, Dabo Boukary sont tombés sur le front de la lutte pour la démocratie, les libertés et le respect du peuple. On ne peut pas se dire héritier de ces hommes et combattre les idéaux pour lesquels ils sont morts.

 Souleymane Yameogo, PhD

Chercheur a l’Universite de Glasgow, Ecosse, Grande Bretagne

Email: Souleymane.yameogo@glasgow.ac.uk

[1] Tanter, R. and M. Midlarsky (2017). A theory of revolution. In Revolutionary Guerrilla Warfare, pp. 47–74. Routledge

[2] https://www.sig.gov.bf/fileadmin/user_upload/DOP_-_Discours_d_orientation_politique_2_octobre_1983_CNR_.pdf

[3] https://www.thomassankara.net/wp-content/uploads/2005/09/abut_de_pouvoir_doit_etre_etranger_aux_cdr.pdf

[4] https://www.thomassankara.net/wp-content/uploads/2005/09/Nous_avons_besoin_d.pdf

[5] Read, C. (2024). Lenin Lives? Oxford University Press.

[6] De Coulanges, F. (1898). La cité antique : étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome. Paris: Hachette et Cie.

[7] Diop, C. A. (1967). Antériorité des civilisations nègres. Paris : Présence Africaine.

[8] Pour plus details: https://www.counterterrorism.police.uk/

[9] Haynes, J. (2022). Revolutionary populism and democracy in ghana. The Journal of Modern African Studies 60 (4), 503–526.

[10] Mylonas, H. and E. Vogli (2024). Suppress or support? great powers and revolutionary agency in the greek war of independence. Nationalism and Ethnic Politics 30 (4), 449– 467.

Les marxistes Burkinabè et les pratiques mystiques

marxistes burkinabè et pratiques mystiques

Par Merneptah Noufou Zougmoré

En 2010 nous avons eu la chance de partager le même véhicule avec un haut cadre de l’ancien Parti Africain de l’indépendance (PAI). C’était dans le cadre de la campagne pour la présidentielle. J’avais la charge au compte de l’Evénement de couvrir la campagne du candidat Arba Diallo. Un jour pendant une pause on est revenu aux souvenirs de la période révolutionnaire. Et dans le développement de ce qui n’a pas marché entre le PAI et le CNR, il n’a pas manqué de nous avouer qu’on ne finira jamais de découvrir les mystères de l’Afrique.

Il nous indique qu’après la composition du premier gouvernement de la Révolution dont il était membre, une de ses cousines qui était attachée à la consultation maraboutique avait fait venir du Mali un marabout qui était versé dans l’art divinatoire. Il avait la connaissance des astres, ce que les praticiens appellent en arabe « Bouroug » et pratiquait la géomancie par le sable pour l’éclairer sur ses affaires. Comme il venait d’avoir de la promotion après le triomphe de leur action politique, la cousine voulait qu’il consulte son gnostique rompu dans la science des choses cachées.

Par respect pour elle, il consenti un soir à la descente du travail passer voire le marabout. Après les salutations, le mystique a interrogé les astres mais les résultats ne plaidaient pas au compte du nouveau ministre. Il a dit en « bamana » qu’il y a du sang dans le nouveau régime. Par respect pour sa cousine, il a salué l’étranger en lui remettant un présent de 1000Fcfa sans croire que ses prédictions étaient sérieuses. Ce n’est que quand les membres de son parti ont commencé à avoir des problèmes avec les internements qu’il a commencé à se remémorer des propos du mystique malien. Quand interviendra le 15 octobre, il se convaincra définitivement des paroles prémonitoires de l’hôte de sa cousine.

En lien toujours avec la Révolution et les pratiques mystiques, un matin de 1985, les Ouagalais ont découvert devant le secrétariat général national des CDR un sac de 100 kilos de mélange de différents types de céréales. Le siège de CDR était situé dans l’actuel Conseil économique et social (CES) non loin du rond -point des Nations-Unies. Dans certains endroits à la même période on a vu des sacrifices des bœufs noirs. L’on se demande avec le recul si c’était des offrandes conjuratoires des ennemis de la Révolution ou bien ce sont les personnalités du pouvoir qui par ces sacrifices étaient dans la posture de se protéger.

Sur le même sujet, dans livre intitulé « Thomas Sankara 1949-1987, portrait » de Alfred Yambangba Sawadogo, il raconte des anecdotes que le président Thomas Sankara avec son humour légendaire exprimait lors d’une rencontre avec les cadres de la présidence. Le bouc noir que ses parents avaient amené du village. Il estimait qu’à ce niveau de responsabilité du pays il devait se protéger. Le rite de protection consistait en une nuit qu’on rentre dans une maison obscure pour attraper un bouc noir qu’on fait rentrer auparavant. Le président Sankara dit avoir tenter l’expérience mais l’animal est passé entre ses jambes pour disparaitre dans la cour.

Au pire moment de la crise qui annonçait le 15 octobre 1987, un ami d’enfance au Président du CNR et ministre pendant les 4 années de son pouvoir après consultations auprès des gens qui lisent dans l’avenir, lui avait demandé de commander 4 sacs de sésames à l’Ouest du pays pour les sacrifices. Le sésame a été commandé de Banfora, l’argent a été payé mais les sacs ne sont jamais arrivés.

Au cours du procès Sankara en 2021, Fidèle Kientèga, conseiller à la présidence a donné des témoignages sur ce que leur avait dit à lui et à Etienne Zongo chef de protocole, les gens de l’intérieur du pays, des choses qu’ils devaient faire pour sauver le régime et son leader. Sans souvent s’ouvrir au président Sankara, ils étaient allés devant ces personnes nanties d’autres sciences sans que cela ne puisse freiner la survenue des événements sanglants du 15 octobre 1987.

Il n’y a pas eu que ceux qui étaient dans le sillage du marxisme Burkinabè qui étaient confronté à ce syncrétisme. Au Sénégal certains maoïstes vont être accusés à leurs vieux jours de prêter allégeances aux Cheikhs et à boire leurs décoctions de protection.

A la création de l’Organisation communiste Voltaïque (OCV), les dirigeants avaient sanctionné un des leur qui flirtait avec la Rose Croix mais avant qu’elle ne se scinde en Parti Communiste Révolutionnaire Voltaïque (PCRV) et en Union des Luttes Communiste (ULC), le choix avait été laissé à chacun après ses convictions Marxiste-Léniniste la liberté de pratiquer sa vie religieuse et spirituelle.

Les vieux marxistes comme Adama Touré dit Lénine et Soumane Touré au soir de leurs vies ne manquaient pas à la mosquée de l’Association des élèves et étudiants musulmans Burkinabè (AEEMB) leurs chapelets à la main. On peut conclure qu’une bonne frange des marxistes africains ont pris de la distance avec l’athéisme.

La cola a une place important des prescriptions des gnostiques en Afrique. On en use et abuse dans les ordonnances après consultations des géomanciens et marabouts.

Merneptah Noufou Zougmoré

 

La rentrée d’un peuple. Mohamed Maïga 29 août 1983.

Afique Asie N°303 29 08 1983

Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. L’article ci-dessous reprend l’essentiel d’une conférence de Thomas Sankara le 21 août 1983. Cet article a été retranscrit par Gérard Kaboré, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga

La rédaction du site.


La rentrée d’un peuple

De notre envoyé spécial MOHAMED MAIGA

Plus qu’à une conférence de presse, c’est une véritable rentrée politique du capitaine Thomas Sankara et du Conseil national de la Révolution (C.N.R.) que la soixantaine de représentants de la presse voltaïque et étrangère a assisté, le 21 août 1983, au palais de la présidence de Ouagadougou. Rentrée politique de l’un et de l’autre parce que, outre le chef de l’État, quelques-unes des figures importantes du mouvement du 4 août étaient présents : les capitaines Blaise Compaoré, Henri Zongo, les commandants Jean-Baptiste Lingani, Salam Kaboré, le lieutenant Pierre Ouédraogo et bien d’autres. Rentrée politique parce que c’est la première rencontre d’un “capitaine” avec la presse et, à travers elle, avec son peuple et le reste du monde depuis sa seconde prise du pouvoir, aux premières heures de la nuit du 4 août 1983.

Annoncée près de deux semaines à l’avance, la prestation de Thomas Sankara était attendue avec intérêt par son peuple et hors des frontières voltaïques. « Les voltaïques l’attendaient comme une grande fête, comme ils attendent généralement la célébration de la fête de l’indépendance », nous ont confié en substance les citoyens rencontrés au hasard des randonnées dans les rues de la capitale.

À l’étranger, notamment dans la sous-région ouest-africaine, l’intérêt et l’attention n’étaient pas moindres à en croire nos confrères maliens, nigériens et algériens qui ont fait le déplacement de Ouagadougou, tant il est vrai que dirigeants, classes politiques et peuples attendaient de découvrir le second Sankara, celui qui, le 4 août, aidé, soutenu et porté par des camarades de lutte civils et militaires, a connu la fin de sa traversée du désert.

Les participants à la conférence de presse du 21 août n’auront pas été déçus, car, tant par la forme que dans le fond, elle fera date dans l’histoire du C.N.R. et de la révolution voltaïque naissante. Thomas Sankara a répondu, deux heures durant, tantôt avec humour tantôt avec gravité, mais toujours avec clarté et brio, aux multiples questions allant des soucis quotidiens aux grands débats idéologiques, en passant par les relations interafricaines et internationales.

Ainsi, bien avant le discours à venir sur l’orientation politique et idéologique auquel la presse sera convié, le capitaine Sankara a tenu à définir le pouvoir de la Haute-Volta nouvelle : en rupture avec un passé caractérisé par la perpétuation des structures sociales génératrices d’obscurantisme, de misère et d’injustice, privilégiant l’immobilisme à tous les niveaux et, au bout du compte, suppôt de l’oppression et de l’impérialisme. La Haute-Volta est donc véritablement engagée dans une voie révolutionnaire.

Conclusion qu’en tire le chef de l’État : « Il n’y a pas d’échéance pour le régime naissant, contrairement au C.S.P. qui s’était donné deux ans pour éveiller le peuple voltaïque avant de quitter la scène politique. »

Autre conclusion découlant de la précédente, les anciens partis politiques devront comprendre qu’une ère est révolue sur les bords de la Volta. Ils devront donc choisir de se mettre au service du changement en cours ou s’éclipser, ou prendre le risque de la confrontation avec les couches populaires sûres de leur force.

Une ère révolue

Troisième conclusion : le C.N.R. n’est pas un régime de militaires, mais celui de l’ensemble des forces révolutionnaires, tant il est vrai que, pour Thomas Sankara : « Il n’y a pas les révolutionnaires de casernes et ceux du dehors. Les révolutionnaires sont partout et doivent être là où leur devoir les appelle ». Le C.N.R. ? « Il a sorti le pouvoir des casernes […], il est à la continuation et le dépassement du C.S.P. d’avant le 17 mai 1983. »

S’agissant de la sous-région, Thomas Sankara a réaffirmé sa volonté de coopération et de rapports sains avec tous les États voisins. Par la même occasion, il a particulièrement insisté sur les liens entre son pays et le Mali. « Je ne connais pas l’existence d’un problème ou d’un conflit entre les peuples voltaïque et malien », a-t-il souligné avant de déclarer que la Haute-Volta nouvelle ne cultivera pas l’amalgame et la confusion entre les différends frontaliers et l’entrée du Mali dans l’U.M.O.A. (Union monétaire ouest-africaine).

La Libye ? Ce pays « est un État africain comme les autres et doit, par conséquent, bénéficier de notre part de la même considération que les autres États africains ». Et Thomas Sankara d’ajouter : « Combien d’efforts politiques, financiers et journalistiques sont déployés ailleurs pour créer phantasmes et des épouvantails libyens alors que l’on oublie ce que fait l’Afrique du Sud […] Avant, c’était le péril rouge, puis l’on a découvert le péril jaune. Demain, ils trouveront autre chose. » Pour Thomas Sankara, il existe de nos jours, trois attitudes à l’égard de la Libye : D’abord, « ceux à qui l’on a interdit implicitement ou explicitement de traiter avec le colonel Kadhafi et qui obéissent. Ceux-là sont de véritables pions, des fantoches ! ». Ensuite, « ceux qui traitent souterrainement avez Kadhafi, mais n’osent le dire à leur peuple. Ceux-là sont à la merci du colonel Kadhafi, car le jour où il ne sera pas satisfait de ces marchés souterrains, il pourrait en révéler l’existence à l’opinion publique mondiale ». Enfin, « ceux qui traitent ouvertement avec le dirigeant libyen et le disent à leurs peuples. Nous sommes de ceux-là. Et, du coup, nous sommes en droit de dire au client colonel Kadhafi ce que nous pensons de lui et de sa politique ».

Bien évidemment, les relations franco-voltaïques n’ont pas été ignorées. Ainsi, si d’évidence une certaine réserve caractérise encore les liens entre Ouaga et Paris, à la suite des évènements précédents, on souhaite que la page soit tournée. Le capitaine Sankara a cependant confié que le C.N.R. ne reprendra pas à son compte les négociations engagées entre Ouaga et Paris par le régime issu du coup de force du 17 mai dernier. « Les accords, a-t-il souligné, seront revus en fonction des objectifs de la politique et de l’idéologie du C.N.R.» et les relations franco-voltaïques devront être conformes aux intérêts des deux régimes. Thomas Sankara a en outre souhaité qu’avec la France ou tout autre pays, la coopération bilatérale « sorte du cadre froid des relations entre gouvernants » pour s’étendre aux peuples concernés.

De l’avis unanime, les journalistes ont eu devant eux, le 21 août, non seulement un grand séducteur qui a compris l’importance du rôle des médias, mais surtout un dirigeant aux idées claires qui sait ce qu’il veut pour son peuple, un peuple qui, dans la rue et sur les chantiers, lui rend bien cette confiance et cet attachement qui ont victorieusement résisté à la gifle qui leur a été portée le 17 mai 1983.

Mohamed Maïga


Le régime de Sankara toujours visé

La victoire des forces démocratiques en Haute-Volta, qui a porté au pouvoir Thomas Sankara et ses camarades, n’a pas empêché certains régimes « modérés » africains de se consulter « activement » en vue de rechercher les moyens susceptibles de déstabiliser le gouvernement populaire qui s’est instauré à Ouagadougou. Certes, ces régimes ont perdu d’importants atouts après la mort de leurs principaux alliés sur place, notamment le colonel Somé Yorian et le commandant Guébré Fidèle.

Mais il n’est reste qu’ils placent leurs espoirs sur un certain nombre d’officiers, de hauts fonctionnaires d’État et de diplomates de haut rang qui maintiennent des rapports suivis et étroits avec des gouvernements et des services secrets étrangers : « S’il n’y avait pas eu l’affaire du Tchad, commente un diplomate d’un pays voisin de la Haute-Volta, nous aurions réussi à déclencher une campagne internationale contre Thomas Sankara similaire à celle qui est actuellement menée contre Goukouni. Mais pour le moment nos amis [néo-coloniaux, bien sûr] en France sont trop occupés au Tchad pour s’intéresser à la Haute-Volta…Il faudra attendre… »

Mohamed Maïga

Source : Afrique Asie N°303 du 29 août 1983

 

La question de la lutte des classes sous la Révolution démocratique et populaire (RDP) au Burkina Faso

Thèse Anselme Lalsaga

Par Kakiswendépoulmdé Marcel Marie Anselme LALSAGA

Un processus d’émergence des classes : mythe révolutionnaire ou réalité sociologique en haute-volta?

L’ordonnancement idéologique de la société à travers le prisme du matérialisme historique, notamment la lutte des classes, par le CNR suscite des questionnements quant à la justesse d’une telle vision sur la réalité sociétale et sociologique voltaïque de l’époque. Par exemple, l’on peut se poser la question sur l’existence réelle des classes dans la société, eu égard au niveau d’évolution du pays sur le plan économique. D’aucuns estiment que par un clivage idéologique porté à son paroxysme, la rhétorique révolutionnaire avait inventé cette lutte des classes qui ne disait pas encore son nom et qui n’existait pas dans la Haute-Volta coloniale et postcoloniale. L’on peut effectivement arguer que la société voltaïque était quand même mue par l’esprit communautaire et solidaire de vie de sorte qu’il n’y ait pas de scissions sociétales clivantes de façon marquée. Une telle argumentation évidemment est loin d’être erronée si l’on se fie à la dynamique historique…

Avant la pénétration coloniale, l’exploitation et la domination étaient tempérées dans les royaumes, chefferies et communautés villageoises de la Haute-Volta

Avant la pénétration coloniale, l’exploitation et la domination étaient tempérées dans les royaumes, chefferies et communautés villageoises de la Haute-Volta. Malgré le fait que dans la plupart des cas, ces entités sociopolitiques d’essence militaire se soient construites par la puissance des armes en s’imposant aux populations autochtones, des compromis avaient été conclus avec les sociétés vaincues, aboutissant à un partage des pouvoirs et un rééquilibrage de la société. L’ethnologue et anthropologue français Michel IZARD analyse avec pertinence et éloquence ce compromis sociopolitique à travers une œuvre de référence qu’il convient de citer : “Gens du pouvoir, gens de la terre : les institutions politiques de l’ancien royaume du Yatenga (Bassin de la Volta Blanche)”. « Le partage du pouvoir a eu pour effet de créer une certaine coexistence pacifique entre conquérants et conquis » (Issouf TIENDRÉBEOGO, « Chefferie traditionnelle et politique » in Hakili n°11 de février 2009, page 11).
Dans les régions occidentales et méridionales du pays, une trentaine de sociétés à travers des communautés villageoise vivaient dans une certaine homogénéité sans qu’au-delà des interférences culturelles il y ait des clivages de domination des uns sur les autres. Malgré des tentatives centralisatrices portées par les Dioulas de Kong (l’Empire de Gwiriko avec Famagan OUATTARA), les Sénoufos (Kénédougou) et les Zabermas (Sud), les organisations sociétales étaient mues par un certain équilibre où la domination n’avait pas beaucoup de sens.
En tous les cas, ces entités sociopolitiques, qu’elles furent centralisées (royaumes moose, peuls, dioula, senoufo…) ou “acéphales”, n’étaient pas encore intégrées au système capitaliste, si bien que leurs responsables avaient une réputation particulière à laquelle les notabilités actuelles ne peuvent prétendre de nos jours. Les dignitaires avaient un respect d’amour de la part de leurs sujets qui les considéraient à bien des égards. Avec ces derniers, effectivement, les responsables coutumiers entretenaient des relations à travers lesquelles ils devaient obligatoirement faire montre de leur capacité intrinsèque à conduire des hommes dans la dignité : « Un des éléments clés de cette conduite est l’équilibre des pouvoirs. À cet égard, l’exemple des chefs mossi était significatif. […] À l’intérieur de ces royaumes, l’équilibre tenait principalement par trois sources : les maîtres de la terre, les tengsobdemba, le clan royal et le collège des électeurs chargés de désigner le roi. Contrairement à l’idée largement répandue aujourd’hui, la désignation du roi n’a pas toujours suivi la voie gérontocratique patrilinéaire. Il s’agissait d’une compétition mettant aux prises l’ensemble des prétendants au sein du clan royal. Ceux-ci étaient départagés par la suite par un collège d’électeurs composés de sages dignitaires. Il est vrai, la préparation à la compétition pouvait se faire par des éliminations violentes de certains prétendants. Mais cela aussi, le collège des sages devait en tenir compte. La compétition restait largement ouverte. L’histoire des familles royale atteste amplement que la continuation filiale n’était pas très répandue » (Issouf TIENDRÉBEOGO, « Chefferie traditionnelle et politique » in Hakili n°11 de février 2009, page 12).
En conséquence, l’exercice du pouvoir exigeait des dons en matière de gouvernance tels un minimum d’adhésion populaire et des vertus comme la dignité et la probité. « Le titre de roi était plus une charge, un exercice de vertu qu’un lieu de jouissance. […] Les récits abondent de suicides de chefs face à ce qui a pu être vécu comme déshonneur » (Issouf TIENDRÉBEOGO, « Chefferie traditionnelle et politique » in Hakili n°11 de février 2009, page 12). Cela faisait le socle des relations équilibrées entre l’autorité traditionnelle et sa subordination. La différence entre un chef et ses sujets était si mince si fait que Salfo Albert BALIMA affirme : « Un naba est un modèle et un exemple. C’est sur lui que les communs se règlent […] Comme leurs simples paysans, les nabas vivent et meurent en toute simplicité dans leur case » (Issouf TIENDRÉBEOGO, « Chefferie traditionnelle et politique » in Hakili n°11 de février 2009, page 12). Lorsqu’on compulse l’œuvre de l’anthropologue japonais Junzo KAWADA, Genèse et dynamique de la royauté : les Mosi méridionaux (Burkina Faso), l’on apprend effectivement que « la hiérarchisation économique n’a revêtu d’un caractère essentiellement segmentaire et répétitif avant l’époque coloniale ».
Louis Gustave BINGER après avoir visité le Moogo écrivit ceci en 1892 : « Je m’attendais à trouver quelque chose de mieux que ce qu’on voit d’ordinaire comme résidence royale dans le Soudan, car partout on m’avait vanté la richesse du naba, le nombre de ses femmes et de ses eunuques. Je ne tardai pas à être fixé, car le soir même de mon arrivée je m’aperçus que ce que l’on est convenu d’appeler palais et sérail n’est autre chose qu’un groupe de misérables cases entourées de tas d’ordures autour desquelles se trouvent des paillotes servant d’écuries et de logements pour les captifs et les griots. Dans les cours on voit, attachés à des piquets, quelques bœufs, moutons ou ânes reçus par le naba dans la journée – offrandes n’ayant pas reçu de destination » (Louis Gustave BINGER, 1892, Du Niger au golfe de Guinée à travers le pays de Kong et le Mossi, Paris, Hachette, page 460).
Lorsqu’on plonge dans les travaux de Junzo KAWADA et ceux récents de Benoît BEUCHER, notamment sur le rapport des chefs traditionnels à l’économique, on conclut qu’avant la période coloniale, peu de choses distinguaient les dignitaires de leurs sujets sur les plans économique et matériel (Benoît BEUCHER, 2012, Quand les hommes mangent le pouvoir : dynamiques et pérennité des institutions royales mossi de l’actuel Burkina Faso (de la fin du XVe siècle à 1991), Université Paris-Sorbonne (Paris IV), thèse de doctorat en Histoire moderne et contemporaine, 664 pages). Il y avait l’existence d’un code de conduite porté par un certain nombre de valeurs obligatoires auquel les chefs ou rois étaient soumis. D’une part il y avait des interdictions qui leur étaient prescrites (comme par exemple la fréquentation des marchés…), d’autre part il y avait cette exigence de faire preuve de générosité envers leurs sujets et leurs visiteurs, toute chose qui ne leur permettait pas de s’inscrire dans une logique de compétition économique de domination ou de prédation avec ces derniers. « La libéralité du chef vis-à-vis de ses sujets et des visiteurs étrangers […] constitue une des conditions que ce chef doit remplir » afin de jouir de la considération et de la légitimité dans son royaume (Junzo KAWADA, 2003, Genèse et dynamique de la royauté : les Mosi méridionaux (Burkina Faso), Paris, L’Harmattan, page 221). Les chefs ne pouvaient rien posséder en propre. Une fois intronisé, le roi devait prioritairement garantir la sécurité matérielle et physique de ses sujets. Sa générosité est donc le signe le plus apparent de son pouvoir. Selon toute vraisemblance, un peu partout, en plus du sens élevé de l’honneur et du respect strict des prescriptions sociétales, l’humanisme était la caractéristique principale des centres de pouvoir qui s’exerçaient sur le territoire de l’actuel Burkina Faso. L’on ne pouvait donc pas parler de systèmes traditionnels de domination et d’exploitation comme nous le disions déjà plus haut.

La colonisation, facteur de désarticulation sociopolitique, de dénaturation de l’autorité traditionnelle : quand le sens des intérêts égoïstes et de l’accumulation prennent le pas sur les valeurs de bienveillance et de probité

Mais lorsqu’intervint la colonisation, l’on a assisté à une désarticulation sociopolitique qui avait dénaturé et l’autorité traditionnelle, et le rapport de cette dernière à ses sujets. En effet, la furie colonisatrice avait provoqué un galvaudage systématique de la configuration sociopolitique des sociétés voltaïques dans lesquelles le sens des intérêts égoïstes et de l’accumulation allait désormais prendre de l’ascendance sur les valeurs de bienveillance et de probité. L’intervention coloniale a effectivement fracturé la logique relationnelle entre l’autorité traditionnelle et ses sujets en intégrant la première, bon an mal an, dans son administration. C’est ainsi qu’était née la chefferie administrative colonialiste. L’une des particularités de cette chefferie transmuée est qu’elle avait été promue par le colon qui avait choisi et préparé les dépositaires à leurs futures fonctions au service de la colonisation. « Cette catégorie de chefferie est symbolisée à Ouagadougou par le Moogo-Naba Kom II et à Tenkodogo par Naba Zanré » (Issouf TIENDRÉBEOGO, « Chefferie traditionnelle et politique » in Hakili n°11 de février 2009, page 14).
Ces chefs devaient tout leur pouvoir à l’administration coloniale qui les avait désignés et à qui ils avaient l’obligation de rendre compte. De garante de l’équilibre et de l’harmonie dans la société à l’origine, les notabilités coutumières étaient devenues des suppôts du despotisme colonial. À ce propos, Robert DELAVIGNETTE disait : « De ces chefs, nous avons fait des adjuvants et des intermédiaires, des chiens de quartiers et des courtiers pour le commerce. Ce sont eux qui surveillent les corvées des produits et qui en profitent » (cité par Issouf TIENDRÉBEOGO, « Chefferie traditionnelle et politique » in Hakili n°11 de février 2009, page 15).
Cette transmutation orchestrée par le colon avait in fine amené les chefs traditionnels à perdre leur humanité et l’humanisme qu’ils devaient incarner dans l’exercice de leur fonction. Ils se détachèrent de leurs sujets avec lesquels les relations étaient devenues marchandes et coercitives. D’hommes dignes et vénérés, les autorités coutumières devinrent des dictateurs craints et détestés qui faisaient molester leurs administrés. À ce sujet, Issouf TIENDRÉBEOGO explique que le vocabulaire s’était même modifié pour refléter le caractère brutal du pouvoir dénaturé des chefs. Par exemple en ce qui concerne le royaume de Ouagadougou, la cour royale qui s’appelait zaoogo ou zaoogẽ (terminologie désignant le trône ou la résidence royale) étaient dorénavant appelé pãngẽ (lieu de la force). Les nãyirkamba incarnaient la terreur si bien que leur apparition dans les villages provoquait une sorte de frayeur. Et lorsque les habitants en étaient prévenus, ils prenaient des précautions pour assurer la cache de leurs enfants, femmes et autres biens qui pouvaient subir la prédation des dignitaires.
Lorsqu’après la Première Guerre mondiale, la France ruinée adopta le plan SARRAUT afin d’exploiter méthodiquement les colonies pour assurer son redressement économique, la décision d’y associer les notabilités traditionnelles en les intéressant fut prise. L’on incita donc les pouvoirs traditionnels à mobiliser les ressources humaines nécessaires aux grands travaux coloniaux afin de renflouer les caisses de la métropole. La contrepartie de cette mobilisation des hommes qu’ils devaient obtenir bon gré mal gré fut une solde fixe annuelle payable en mensualités. Cette mesure coloniale parachève la corruption, autrement dit la dénaturation des pouvoirs coutumiers, qui pour des raisons financières, se devaient de livrer leurs subalternes. Concernant le royaume de Ouagadougou, en plus des honoraires financiers, l’administration coloniale française avait offert au jeune Naaba Koom II un nouveau palais ostentatoire, dont la différence avec l’habitat royal d’antan crevait les yeux, et une voiture de fonction battant pavillon français.
En ce qui concerne les palais royaux que l’on observe de nos jours, nombre d’eux furent construits à cette période de coercition et d’exploitation par l’administration coloniale avec l’appui des populations soumises aux corvées à cet effet. L’on assista alors à une sédentarisation des palais royaux. « Or, cette sédentarisation pose un sérieux problème à la tradition. Traditionnellement, en effet, la résidence royale change avec le changement de roi. Cette transition marque à chaque changement de souverain, le renouvellement de l’alliance entre “gens de la terre et gens du pouvoir”. Les gens de la terre, après avoir inhumé le souverain avalise le choix du nouveau et procède à son intronisation. A cet effet, il leur appartient de construire le nouveau palais ou au moins la salle du trône en signe de l’accord qu’ils donnent aux “gens du pouvoir” de veiller sur la population (d’ailleurs, le rite d’intronisation comporte une partie où le souverain entrant doit jurer devant les gens de la terre de veiller sans distinction sur homme et femme, jeune et vieux, valide et non valide…). Dès lors, la sédentarisation des palais marque une usurpation du droit à la terre par les gens du pouvoir. Cela est si vrai que la construction des bâtiments royaux est conçue comme une obligation de ses sujets au bénéfice du roi et vécue effectivement comme telle par ces derniers » (Issouf TIENDRÉBEOGO, « Chefferie traditionnelle et politique » in Hakili n°11 de février 2009, page 15).
En plus des grands travaux coloniaux, l’on assista dans la même conjoncture à l’introduction des cultures rentières au détriment de celles vivrières. Dès lors, le foncier devint un enjeu économique et financier majeur en faisant naître les spéculations sur valeur dès cette période. S’en était suivie une conjoncture de misère dans tout le pays qui ne commença à prendre fin qu’après la Deuxième Guerre mondiale. Issouf TIENDRÉBEOGO explique : « La réalité est que les chefs traditionnels se sont reconvertis en véritables trafiquants d’êtres humains, touchant la dîme par tête de recrue, Naba Kom II, Naba Saga et dans une moindre mesure Naba Kougri pour le royaume de Ouagadougou, vont s’ériger en fournisseurs de travailleurs pour la Côte d’Ivoire. Naba Tigré, Naba Siguiri en feront autant pour l’Office du Niger dans le royaume du Yatenga. Les naba de Tenkodogo feront le bonheur des planteurs du Ghana » (Issouf TIENDRÉBEOGO, « Chefferie traditionnelle et politique » in Hakili n°11 de février 2009, page 15). Et pire : « Par endroits, ces pratiques ont conduit à la restauration de l’esclavage. Les marchés de Salga et de Bouaké ont été rouverts. Sur celui de Bouaké, le journaliste français Albert LONDRES a noté à la veille de la Deuxième Guerre mondiale que le coupeur mossi destiné à l’exploitation forestière s’y vendait à 300 F. Sur ce tarif, l’administration prélevait une taxe de 10%. Le dernier train à bestiaux transportant de la marchandise humaine sur ce marché a quitté la gare de Ouagadougou en septembre 1956 » (Issouf TIENDRÉBEOGO, « Chefferie traditionnelle et politique » in Hakili n°11 de février 2009, page 15).
Dans la partie sud-ouest du pays, où l’implantation de la chefferie administrative avait eu lieu plus tôt, la situation n’était guère meilleure. À cause de l’absence d’autorités centralisées, particulièrement dans le Sud, pour donner écho à ses ordres, le colonisateur enrôlèrent les populations allogènes et les instrumentalisèrent contre celles autochtones. C’est ainsi que pendant la conquête, les premières fournirent des renseignements forts utiles sur les dernières aux conquérants. En outre, elles servirent même de guides et de soutiens militaires aux colons qui bien entendu devaient rétribuer cette collaboration. Dans cette logique, Pintiéba, résident de Kotédougou commandait aux Vigué, Tiéfo, Doghosyé et une partie des Karaboro ; Tiéba eut le commandement des cantons entourant la ville de Bobo-Dioulasso et la région de Faramana ; Morofing fut nommé chef des pays des Bolon, Tagwa, Sianou, Toussian et d’une partie de celui des Sambla ; Ouidi SIDIBÉ de Barani commandait aux Peuls, Marka et Bwa occupant l’Ouest du Sourou ; Saloum SANGARÉ de Dokuy fut placé à la tête des Bwa et des Bobo ; Seydou AMADOU eut le commandement de l’Est du Sourou peuplé de Sana et Marka ; Aouidi DIALLO, un porteur de la colonne coloniale fut placé à la tête de Bagassi tandis que son coéquipier Karfalat l’était à Kari près de Dédougou ; enfin Karantao, en plus de son fief de Wahabou, eut autorité sur une partie des Bwa, Marka et Ko (Magloire SOMÉ, 2004, La christianisation de l’Ouest de la Volta : action missionnaire et réactions africaines, Paris, L’Harmattan).
L’administration coloniale travailla régulièrement à aiguillonner le goût du pouvoir des chefs à telle enseigne que ces derniers faisaient même du zèle dans l’exécution des travaux coloniaux. C’est alors qu’elle récompensait les chefs qui prenaient des initiatives pour obtenir les meilleurs résultats et qui pour cela n’hésitaient pas à pressurer leurs sujets. À titre d’exemple, à l’avènement du plan SARRAUT, le commandant Henri LABOURET prit la décision d’accorder en plus de leurs soldes, 1% des ristournes sur l’impôt récolté aux chefs les plus prompts dans l’exécution des ordres administratifs. Deux ans après cette décision, le colon écrivait ceci dans un esprit de satisfaction certaine : « D’une manière générale, les chefs donnent satisfaction et contribuent puissamment à rétablir et resserrer le contact avec l’indigène. Désormais, le pays est calme, accessible aux étrangers. L’impôt est payé vite et complètement, les prestations sont effectuées sans le concours de détachements pourchassant les ouvriers » (propos cités par Magloire SOMÉ, 2004, La christianisation de l’Ouest de la Volta : action missionnaire et réactions africaines, Paris, L’Harmattan). Quant au missionnaire Marcel PATERNOT : « L’indigène n’a jamais été aussi exploité par ses chefs devenus des nôtres. Ceux-ci pressurent leurs sujets en percevant deux et trois fois l’impôt et en réquisitionnant leurs produits. Ils sont aidés par les garde-cercles et certains interprètes » (propos cités par Magloire SOMÉ, 2004, La christianisation de l’Ouest de la Volta : action missionnaire et réactions africaines, Paris, L’Harmattan).

La transmutation de l’autorité traditionnelle, sous l’effet de la corruption du colon, en classe bourgeoise rentière complice de l’administration coloniale

L’exégèse de toutes ces dynamiques à l’intérieur des sociétés voltaïques de la période précoloniale à celle coloniale permet de soutenir que la colonisation a été un facteur essentiel d’une désorganisation sociale qui a mis à l’épreuve le rapport des dépositaires du pouvoir local à leurs sujets. L’on a assisté à une désarticulation profonde de ces sociétés avec une perte des valeurs qui initialement régissaient les rapports interhumains à tous les échelons avant l’intrusion coloniale et qui étaient vecteurs d’harmonie et de cohésion.
À partir de 1920, l’autorité traditionnelle, sous l’effet de la corruption du colon, avait opéré une transmutation pour devenir une classe de bourgeoisie rentière complice de l’administration coloniale. Dorénavant, les soucis des notabilités coutumières étaient ceux des marchés étrangers et de l’accumulation capitaliste, ce qui les avait conduits à entretenir des liens foncièrement verticaux avec leurs administrés. Cette bourgeoisie fleurissante portée par les chefs traditionnels n’avait que du mépris pour les populations auxquelles pourtant elle devait son opulence soudaine. Selon Issouf TIENDRÉBEOGO, la facilité avec laquelle elle disposait de la main-d’œuvre gratuite l’empêchait de voir la nécessité d’y consacrer le moindre soin. « Son nouveau modèle est le colon blanc et elle tente tout pour lui ressembler » (Issouf TIENDRÉBEOGO, « Chefferie traditionnelle et politique » in Hakili n°11 de février 2009, page 16).
Dans le Sud-Ouest, notamment entre Banfora et Bobo-Dioulasso, « ils [les chefs] tenaient aussi le commerce du coton et des colas ; et depuis l’arrivée des Européens et la construction des routes, ils se mêlaient au trafic des maisons de commerce et faisaient du rabattage clandestin pour procurer des hommes aux coupeurs de bois de la côte. Il fut un temps qu’ils ne résidèrent plus dans leurs cantons n’y laissant qu’un « représentant » dur aux paysans et ils vécurent dans les affaires, les dettes et la noce » (Robert DELAVIGNETTE, « Chefs noirs » in Europe n°37, 1935, Paris, Les Éditions Denoël, page 373). L’écart ne faisait que se creuser entre les chefs et leurs sujets. Quid de leur dignité et de leurs serments de protéger les habitants de leurs entités juridictionnelles selon les règles de la coutume ?
Le 06 février 1946, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la population de Kourouma, dans le canton de Sidéradougou près de Bobo-Dioulasso, éprouvée par la famine, voulut se servir le mil des greniers de réserve à l’extérieur de la cour du chef. Mais celui-ci refusa et donna l’ordre de tirer sur la foule. Il en résulta 6 morts. Des incidents malheureux auxquels étaient mêlés les chefs ne manquaient d’ailleurs pas dans les autres localités. C’est encore le colonisateur, qui au regard de l’extrémisme des chefs traditionnels vis-à-vis de la population, avait décrété la fin des travaux forcés, lesquels avaient permis à ces derniers de faire fortune. Sauf que malgré tout, la chefferie traditionnelle ne put pas retrouver son lustre social d’antan jusqu’à l’indépendance le 05 août 1960.
L’avènement d’une certaine stratification marquée dans la société voltaïque postcoloniale
À l’analyse de toutes ces réalités historico-sociologiques, l’on ne peut pas dire qu’il n’y avait pas une certaine stratification dans la société voltaïque postcoloniale. L’on ne peut pas dire que les chefs traditionnels, ceux des cantons créés arbitrairement par la colonisation pour mieux appliquer sa politique de prédation des richesses du pays, les intermédiaires de tous genres, tous ce beau monde, chacun avec ses réseaux clientélistes et marchands, étaient au même niveau que la majorité paysanne qui avait subi la domination et l’exploitation des années durant.
Or selon Kwame NKRUMAH, dès qu’il y a lutte, oppression et exploitation, les classes sociales existent (Kwame NKRUMAH, 1972, La lutte des classes en Afrique, Paris, Présence africaine, page 29). Il explique qu’en Afrique francophone, les schémas sociaux sont nés des divisions particulières à cette zone de colonisation. Il y avait d’abord les “Citoyens français” et les colons français, les “Assimilés”, les Africains parvenus à entrer dans l’armée et l’administration, enfin les sujets comprenant la grande masse de la population. Ainsi tous ceux qui avaient droit au chapitre des privilèges en faisant preuve de collusion avec la colonisation allaient chercher à maintenir leurs intérêts lorsque survint l’indépendance. « La bourgeoisie africaine, classe qui bénéficia du colonialisme, est encore celle qui bénéficie, après l’Indépendance, du néocolonialisme. Son intérêt réside dans le maintien de structures socio-économiques capitalistes. Son alliance avec le néocolonialisme et les monopoles financiers capitalistes internationaux la met donc en conflit direct avec les masses africaines dont les aspirations ne seront réalisées que dans un socialisme scientifique » (Kwame NKRUMAH, 1972, La lutte des classes en Afrique, Paris, Présence africaine, page 29).
En tout état de cause, les révolutionnaires du 04 août 1983 avaient évidemment fait siennes ces thèses qui prennent source dans le marxisme-léninisme. C’est en se fondant sur leur connaissance de la compromission des notabilités traditionnelles et des autres cercles de pouvoir dans la colonisation au détriment de la majorité de la population, qu’ils avaient théorisé sur la lutte des classes dans le cadre du Discours d’Orientation Politique (DOP). Tout comme Kwame NKRUMAH, Samir AMIN (1976, Impérialisme et sous-développement en Afrique, Paris, Anthropos, 585 pages), Simon KOMAF (1979, La révolution permanente et l’Afrique, Paris, Abexpress, 160 pages), Mongo BETI (1978-1991, Peuples noirs, peuples africains (revue)) et bien d’autres, pour les révolutionnaires du 04 août 1983, le colonialisme avait survécu à l’indépendance en se transmuant en néo-colonialisme. Et ce sont ceux qui avaient été de connivence jadis avec les colons qui étaient devenus les représentants de ce néocolonialisme procédant de l’impérialisme : la chefferie traditionnelle, la vieille garde politicienne (issue surtout du RDA), l’armée néocoloniale… Ces classes, bien qu’inférieures numériquement, financièrement et politiquement à la bourgeoisie des pays industrialisés ou développés, ayant des liens étroits avec les colons avec lesquels ils ont collaboré étroitement et étant employées dans des firmes étrangères, avaient un intérêt financier direct dans le maintien de l’exploitation économique de la Haute-Volta.
Pour faire réussir sa mission de libération nationale, de démocratie populaire, de patriotisme, de développement socio-économique…, il était indispensable pour les porteurs de la Révolution d’août 1983 de mettre fin à la domination et à l’exploitation incarnées par les classes ainsi désignées. Une volonté de rupture idéologico-politique, économique, socioculturelle qui, en plus de réformes tous azimuts engagées çà et là, s’était traduite, une année plus tard, par le changement du nom et des symboles de l’État.
Docteur Kakiswendépoulmdé Marcel Marie Anselme LALSAGA (KAMMANL), “Etat, Révolution et transition démocratique au Burkina Faso: le rôle des structures populaires révolutionnaires de l’avènement de la Révolution Démocratique et Populaire (RDP) à la restauration de la République”, thèse de doctorat en Histoire politique et sociale, p.p. 173-184

L’intervention de Thomas Sankara devant l’assemblée général du CSP (novembre 1982)

Blaise Compaoré, Thomas Sankara et Moussa Diallo

Nous publions ce document qui devrait ravir tous les passionnés d’histoire, et notamment des évènements qui ont précédé la Révolution burkinabè. Un document apparemment inédit jusqu’ici. Il s’agit de l’intervention de Thomas Sankara devant l’assemblée générale du CPSP (Conseil provisoire du Salut du Peuple) qui s’est tenu du 22 au 26 novembre 1982. Il prendra à l’issue de cette réunion le nom de CSP (Conseil du salut du peuple). Thomas Sankara raconte le conflit qui l’a opposé au CMRPN (Conseil militaire de redressement pour le progrès national, et la résistance qu’il a opposé. Le CMRPN avait été renversé par un autre coup d’État militaire le 7 novembre 1982. Pour bien situer ces évènements dans l’histoire nous vous invitons à consulter la chronologie sur le présent site.

On trouvera aussi ci-dessous la déclaration de Blaise Compaoré à cette même assemblée générale.

Ce document nous a été passé par François Thibaut, doctorant, qui l’avait trouvé dans les archives nationales à Ouagadougou. C’est lui aussi qui en assuré la retranscription. Nous le remercions chaleureusement.

La rédaction


Déclaration du Capitaine Sankara Thomas

Il s’est réjoui de l’occasion qui lui était offerte pour s’expliquer devant l’Assemblée Générale et continuer en ces termes.

“De retour de mon stage en 1980, je fus reçu par le Colonel Saye Zerbo, Chef d’État-major Général des Armées qui, pour des raisons que j’ignore, tenta de m’expliquer les raisons qui ont conduit au coup d’État du 25 Novembre. Après l’avoir longuement écouté, je lui répondis que mon appréciation est tout autre et se situait à un autre niveau. Cette déclaration mit fin à notre entretien et je devais regagner Pô pour reprendre le commandement du Centre National d’Entraînement Commando. Quelques semaines plus tard, je retournais à Ouagadougou pour soumettre un plan annuel de travail de mon Unité. Je devais être surpris à mon arrivée par une décision m’affectant à l’État-Major (Division Opérations). Selon les rumeurs en ma possession, cette mesure était dictée par le danger que je représentais à la tête du C.N.E.C. Sans mot dire, je rejoignis mon nouveau poste et m’employais au mieux à l’organisation de mon travail à la Division Opérations. Plusieurs Officiers me rendaient des visites dans mon lieu de travail pour me remonter le moral. Un jour, le Capitaine Kambou Sié, Chef du Cabinet Militaire du Chef de l’État, m’apprenait que j’étais membre du Comité Militaire et du Secrétariat Permanent.

Discours de Sankara devant l’AG du CSP

Membre du Comité Militaire et du Secrétariat Permanent, j’ai à ces divers titres apporté ma modeste contribution dans de différents travaux, notamment ceux relatifs aux modalités d’utilisation des véhicules. Très vite, je devais être freiné dans mon élan par les nombreuses contradictions et vicissitudes qui se présentaient chaque jour à l’intérieur du Secrétariat Permanent. Tout cela pouvait passer si les choses se faisaient honnêtement. Ainsi, un jour, je fus envoyé en mission pour négocier des bourses militaires. À mon retour, je fus encore surpris par ma nomination comme Secrétaire d’État chargé de l’Information à la Présidence de la République. N’ayant jamais été consulté auparavant, je mis tout en œuvre pour convaincre le Président des raisons de mon refus en m’appuyant sur mon prochain départ en stage. Tantôt le Colonel Saye Zerbo promettait ferme que j’irai, tantôt il invoquait la situation nationale pour refuser. En résumé, je ne savais plus où donner de la tête. Dans cette affaire, des membres du Comité Directeur, mettaient l’huile sur le feu en déclarant :
Ou il est nommé et maintenu comme Secrétaire d’État ou nous partons tous“.
Malgré cette position du Comité Directeur, le Colonel Saye Zerbo continuait de s’assurer sur mon départ. Ainsi, il y eut une passation de service entre le Lieutenant Tiousse Amé et moi. Cette fois-ci, le départ pour moi était assuré, mais le Comité Directeur ne l’entendait pas de cette oreille.

Un jour, je fus convoqué devant ses membres qui de tous côtés m’assaillirent de raisons militant pour mon maintien au pays. De mon côté, je réfutai tous ces arguments par exemple prétexter des départs en stage (conférence du Capitaine Kassoum). Après cette entrevue avec les membres du Comité Directeur, j’assistai à une conférence avec le Colonel Tamini Yaoua qui m’invita à “prendre mes responsabilités“. Nous en étions à un tel point que le Colonel Saye Zerbo tenta encore par l’intermédiaire d’un de mes cousins de me convaincre, mais en vain. C’est à partir de ce moment que toutes mes demandes d’audience au Colonel étaient refusées sans explication. Ainsi acculé, je fus contraint d’adresser une correspondance au Colonel Saye Zerbo pour lui signifier mon refus.

Cette demande entraîna le retour de mon billet d’avion à l’Ambassade de France pour éviter toute compromission dans cette affaire. Contre donc vents et marées, je fus nommé Secrétaire d’État à l’Information, nomination que la Radio Nationale répercuta avec écho. Surprise encore par cette annonce, je refusais de me rendre au premier Conseil des Ministres parce que je n’avais jamais été consulté avant d’être nommé.
Le Colonel Saye Zerbo, les Lieutenants-Colonels Nézien et Tiemtarboum tentèrent de me ramener sur “leur droit chemin” mais en vain. Selon les informations reçues, plusieurs mesures auraient été envisagées à mon endroit :

1°) Me casser et me renvoyer de l’Armée ;

2°) M’évacuer dans un centre psychiatrique en me taxant de fou. Je précise que cette mesure a été préconisée par le Lieutenant-Colonel Nézien Badembié ;

3°) Rencontrer une délégation d’Officiers pour dialoguer afin qu’une solution correcte soit trouvée au problème.

La dernière solution avait été retenue et je fus contacté par le Lieutenant-colonel Félix Tiemtarboum et le Capitaine Zongo Henri qui me demandèrent d’être raisonnable afin que cela sauvegarde le prestige et le renom du pays et conserve la cohésion de l’Armée.
Au cours de cette période, des émissaires me seront envoyés par le Colonel Saye Zerbo afin de me persuader. À la fin, exténué, je fléchis en exigeant tout de même un compromis. Assumer les charges du Poste Ministériel durant deux mois et ce jusqu’au 13 Novembre 1981, délai largement suffisant pour permettre mon remplacement.

À la tête du Secrétariat d’État à l’Information, je tentai de m’organiser en opérant des mutations profondes, mais aussitôt les difficultés ne tardèrent pas à surgir car mes décisions ne seront pas exécutées. Dans le cadre de mon nouvel emploi, j’effectuai quelques missions à l’étranger et jusqu’à la date du 25 Novembre 1981, rien n’avait changé. Impatient de voir ma relève comme promis, j’adressai une correspondance aux émissaires Lieutenant-Colonel Félix Tiemtarboum et au Capitaine Zongo Henri pour leur manifester mon mécontentement sur le non-respect du compromis.

Une lettre de démission de toutes les instances du Conseil des Forces Armées Voltaïques sera alors remise. Des insinuations ne tardèrent pas à naître à mes dépens. Tantôt je suis taxé d’avoir de la sympathie pour le Capitaine Jerry Rawlings, Chef d’État de la République du Ghana, tantôt il me sera reproché mes connivences avec les syndicats. Une certaine rumeur alimentée par mes détracteurs faisait courir l’information selon laquelle j’aurais reçu une certaine somme de certains pays pour fomenter un coup d’État. Je fus sanctionné par 60 jours d’arrêts de rigueur avec le motif qui suit : “Franchissement de la voie hiérarchique“.

Auparavant, ma demande d’explication devant le Conseil resta sans suite. Je fus affecté à Dédougou. Une deuxième sanction tomba au taux de 60 jours d’arrêts de rigueur et au motif ainsi libellé : “Indiscipline“. Circonstance ayant entraîné la faute : “À démissionné d’une façon cavalièrement irresponsable de son Poste de Secrétaire d’État à la Présidence de la République“.
À Dédougou, je n’assumai aucun commandement effectif. Le Commandant Guèbre tenta de m’employer mais j’opposai un refus tant qu’une note de service de l’État-Major Général ne venait pas.


Déclaration du Capitaine Compaoré Blaise

J’avais moi aussi fondé de grands espoirs sur l’avènement du 25 Novembre 1980 au vu des événements qui ont secoué la Nation. C’est la raison pour laquelle je voulais apporter ma petite pierre en m’adhérant au mouvement du C.M.R.P.N.

Mais très vite je fus déçu par le choix non démocratique des membres du Comité Directeur, puis du Comité Militaire. Les agissements et pratiques orthodoxes vinrent aggraver ma déception. Aussi j’estimai bon de démissionner des instances du mouvement. Comme mes camarades, je fus puni de 60 jours d’arrêts de rigueur puis affecté à Bobo où j’étais sous commandement jusqu’à la date du 7 Novembre 1982. S’agissant de cet avènement, j’invite toute l’Assemblée Générale à la réflexion sur la portée pratique de ce qui vient de se faire. La gabegie, la malhonnêteté intellectuelle, l’impopularité ont conduit le C.M.R.P.N. à sa déroute. Le C.S.P., à son tour, devra éviter les mêmes erreurs sinon il sera combattu avec la même rigueur.


16 mai 1983 : cette date oubliée (NDLR : 14 mai en réalité)

Thomas Sankara et Jean Baptiste Ouedraogo
Thomas Sankara et Jean Baptiste Ouedraogo

Nous vous partageons un article publié sur kaceto.net. Le titre sous entendrait que cette date a été oubliée. La date précise peut-être mais ceux qui se rappellent de la Révolution n’ont pas oublié ce jour où Thomas Sankara prononce un discours révolutionnaire offensif, en direction de la jeunesse, marquant la rupture avec Jean Baptiste Ouedraogo. Ce dernier prit la parole après lui, et la foule a commencé à quitter les lieux, ne pensant pas nécessaire de l’écouter. Ce discours nous ne l’avons pas oublié. D’ailleurs il est en ligne sur notre site à https://www.thomassankara.net/discours-de-thomas-sankara-en-direction-de-le-jeunesse-14-mai-1983-a-bobo-dioulasso/et pour nous il a en réalité été prononcé le 14 mai 1983. Ce discours est sans doute à l’origine du coup d’État du 17 mai 1983. Thomas Sankara était ce jour, écarté du poste de premier ministre, arrêté, et placé en détention.

La rédaction du site.


Par Patrice Traoré

Les relations entre le président du Conseil du peuple, Jean-Baptiste Ouédraogo et son premier ministre, Thomas Sankara, on le sait, n’étaient pas les meilleures que peuvent avoir les deux têtes de l’exécutif d’un pays. Entre le “réactionnaire et suppôt de l’impérialisme” et “le progressiste” déterminé à restaurer la dignité des Burkinabè, c’était la dysharmonie à la tête de l’état burkinabè et les exemples ne manquent pas pour illustrer cet état de fait. L’auteur du texte ci-contre revient sur ce qui s’est passé à Bobo le 16 mai 1983 lors du meeting organisé Place Tiefo Amoro, un peu plus d’un mois après l’incident du 26 mars à Ouagadougou.

Pour l’histoire et pour contribuer à la compréhension de la trajectoire de Thomas Sankara.

Place Tiéfo AMORO de Bobo-Dioulasso ce 16 mai 1983, le Chef de l’État Jean Baptiste OUEDRAOGO vit une humiliation inédite dans les annales de l’histoire du pays. Manifestement banalisé par les historiens, l’évènement de la place Tiéfo AMORO a pourtant constitué le détonateur ayant explosé la crise qui minait le sommet de l’exécutif voltaïque. Trente huit années après, un rappel des faits s’impose pour éclairer la lanterne des jeunes générations.
Que s’est-il passé le 16 mai 1983 à la place Tiéfo AMORO ? Ce jour, le Conseil du Salut du Peuple (CSP) a tenu un meeting animé par le duo qui dirige le pays à savoir le Président Jean Baptiste OUEDRAOGO et son Premier Ministre Thomas SANKARA. La mobilisation est immense et la foule survoltée plus que jamais. Le nouveau régime dont la mission d’explication avait eu d’énormes difficultés à justifier le renversement du colonel Saye ZERBO et son CMRPN tenait cette fois-ci sa revanche. C’est du moins ce que l’on croit parce que l’immense foule massée à cette place historique ne réclame plus le rétablissement du régime déchu des colonels redresseurs qui, quoi qu’on dise, a posé des actes appréciés à Bobo la frondeuse.

Sont de ceux-là l’exigence aux compatriotes désirant se rendre en Côte d’Ivoire, de se faire délivrer un laissez-passer afférent et censé réduire le flux migratoire en raison des humiliations vécues par les nôtres au bord de la lagune Ebrié pour non détention de la carte de militant PDCI/RDA, le parti unique du Président Félix Houphouët BOIGNY. Ce 16 mai, les organisateurs ont incontestablement réussi le pari de la mobilisation plutôt favorable.

On notera dans l’immense foule, la forte présence de jeunes venus écouter un seul intervenant : le très charismatique Premier ministre Thomas SANKARA et cela s’est vérifié à l’applaudimètre tout au long de sa prise de parole précédée de slogans anti-impérialistes. Il faut dire que les bobolais savouraient pour la première fois le bagout de ce jeune capitaine tranchant avec les rhétoriques anciennes et que seuls les ouagalais avaient eu le privilège de vivre depuis sa nomination à la primature. A l’occasion, le ton et les accents radicalement marxisants ont amené les observateurs avertis à retenir leur souffle en raison de l’apparition publique des profondes divergences idéologiques au sommet de l’État. Personne en dehors des initiés, n’osait envisager encore un pire à venir. Quittant le pupitre, le Premier ministre a dit laisser la parole au Président Jean Baptiste OUEDRAOGO « qui aurait peut-être quelque chose à dire ».
Comme si le discours du Premier ministre marquait la fin des interventions, on a observé à la surprise générale un départ massif des participants au meeting dès la prise de parole du Président Jean Baptiste OUEDRAOGO en dépit des interpellations fortement sonorisées de l’organisation. C’est donc dans le brouhaha total et une foule clairsemée que le Chef de l’État a dû prononcer sous le regard goguenard de son Premier ministre et de son camp on l’imagine, son discours soigneusement rédigé. Une déculottée indigeste vécue en live qui ne sera pas sans conséquence pour la suite.

Indubitablement, l’évènement du 16 mai 1983 scelle irrémédiablement le divorce entre l’aile conservatrice du régime incarnée par le Président du CSP et celle dite progressiste et révolutionnaire représentée par le Premier Ministre.
La suite est beaucoup plus connue : le lendemain 17 mai 1983, Thomas SANKARA et certains de ses proches dont le commandant Jean-Baptiste Boukary LINGANI sont mis aux arrêts alors que le capitaine Henri ZONGO retranché au Camp Guillaume OUEDRAOGO essaye de résister. Seul rescapé de la trappe, le capitaine Blaise COMPAORE quitte discrètement Bobo-Dioulasso où il a passé la nuit pour rallier son unité à Pô et entrer en rébellion contre « le coup d’état impérialiste perpétré par la France qui avait dépêché Guy PENNE, le conseiller Afrique de François MITTERRAND en personne ». Dans sa parution qui a suivi l’évènement, l’hebdomadaire Jeune Afrique y a consacré sous la plume de Siradiou DIALLO, un article très léché intitulé « La chute de l’aigle ». Prémonitoire pour le camp des vainqueurs du moment, il n’écartait pas dans sa conclusion l’hypothèse d’un retour de SANKARA au pouvoir qui validerait l’idée selon laquelle le lion ne s’interdit plus de chasser dans la zone où il réside en raison de la perte des traditions. Comme pour dire que si « la patience du lion l’a emporté sur les envolées de l’aigle », selon la formule du journal, ce n’est probablement que de courte durée.

Boycott prémédité du discours présidentiel

Déjà, les 20, 21 et 22 mai 1983 ont été organisées à Ouagadougou, des manifestations de jeunes dites anti-impérialistes sous l’égide des organisations politiques clandestines de gauche, en réaction au fameux coup d’état impérialiste. Naturellement, à ces manifestations chacun des protagonistes de la crise, a sa lecture particulière tout comme à cette marche de soutien organisée sans grand succès par des partisans du Président du CSP.
Après la publication des mémoires du Président OUEDRAOGO, des zones d’ombre résident toujours autour du meeting de Bobo-Dioulasso toujours perçu à tort ou à raison comme un épiphénomène. Or, quoique moins enclins à la soumission, on ne saurait reprocher aux Bobolais d’être irrévérencieux au point d’infliger un tel affront au premier magistrat du pays peu importe les conditions de son accession au pouvoir.
Des temps ont passé et beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Des langues se sont déliées permettant une compréhension des péripéties de l’évènement de la Place Tiéfo AMORO. Le boycott du discours présidentiel a été parfaitement prémédité la veille et sur place à Bobo-Dioulasso même où des enseignants d’obédience marxiste-léniniste ont travaillé au corps dans une salle un groupe d’élèves meneurs sous leur contrôle et issus des plus grands établissements de la ville à savoir, le lycée Ouezzin COULIBALY (LOC) et le lycée Municipal (LM). Les élèves ont été exhorté à entrainer leurs camarades dans des applaudissements nourris pendant le discours du Premier ministre et à déguerpir immédiatement les lieux dès le début de l’allocution du Président JBO, incarnant l’aile réactionnaire du CSP. Selon l’un des élèves présents à la rencontre, le capitaine Blaise COMPAORE y est venu sans prononcer un seul mot. Une chose est sûre : les directives ont été exécutées parfaitement par les scolaires des établissements concernés massés aux abords des axes allant vers l’Est de la place Tiéfo AMORO et qui ont opéré leur retrait dès le début de l’allocution présidentielle.
Nous sommes en mesure de citer nommément les enseignants présents à l’intrigue et qui ont tous exercé d’importantes responsabilités sous le régime COMPAORE. Certains ne sont plus malheureusement de notre monde et parmi ceux qui le sont, quelques-uns sont encore actifs dans l’arène publique e. Il leur appartient comme nous le souhaitons, apporter leur éclairage sur cette page de l’histoire de notre pays.

Patrice Traoré

Source : https://www.kaceto.net/spip.php?article10148

L’amertume de la Sainte-Alliance réactionnaire. Mohamed Maïga. 15 août 1983.

Afrique Asie N°302 du 15 août 1983

Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, alors journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara. Il a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. L’article que nous publions ci-dessous a été écrit quelques jours après le 4 août 1983, la prise du pouvoir par Thomas Sankara et ses camarades, qui marque le déclenchement de la Révolution. On note que Mohamed Maïga évoque la mort de Somé Yorian suite à son suicide. On sait depuis longtemps qu’il a été tué par des militaires du camp de Thomas Sankara et de Blaise Compaoré

Cet article a été retranscrit par Achille Zango, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga.

La rédaction


L’amertume de la Saint Alliance réactionnaire

 

Par Mohamed Maïga

Ce n’est pas à un spectaculaire renversement de situation qu’ont procédé en Haute-Volta, dans la nuit du 4 au 5 août, le capitaine Thomas Sankara et ses partisans. Cela ne constitue en effet une surprise que pour ceux qui s’acharnaient à prendre leurs désirs pour des réalités. Ce cinquième coup d’État de la Haute-Volta indépendante – qui fêtait précisément ses vingt-trois ans le 5 août – est avant tout un juste retour des choses. Et un échec cuisant pour la réaction nationale, régionale et les intérêts néocoloniaux français.

Juste retour des choses parce que te régime issu du coup de « Cube Maggi », le 17 mai dernier, flottait dans l’irréel et revêtait, jour après jour, des allures de mauvais gag de film de série B. Inconsistant, il l’était aussi bien par rapport à l’armée qu’à l’égard des aspirations populaires. L’ancien président Jean-Baptiste Ouédraogo, le colonel Somé Yorian, alias « Cube Maggi » et leur homme de main, le capitaine Jean-Claude Kamboulé, se retrouvaient totalement isolés au sein des forces armées nationales – leur tentative maladroite de liquider l’ex-Conseil de salut du peuple (C.S.P.) et leur acharnement à trahir les aspirations du mouvement progressiste militaire étaient totalement rejetés par l’écrasante majorité du C.S.P. Tant et si bien que l’imagination fertile de certains allait jusqu’à leur faire voire le putsch du 17 mai comme une ruse de l’aile gauche du C.S.P. animée par Thomas Sankara : se laisser évincer pour mieux reprendre le pouvoir et opérer une clarification définitive, en en écartant les éléments de la droite conservatrice !

Mais de tout cela, les lecteurs d’« Afrique-Asie » ont pu, depuis le 17 mai, prendre une juste mesure. Ils savent que dès le lendemain même de ce coup, le pouvoir commençait à échapper à « Cube Maggi » et à ses complices. D’ailleurs, seuls les esprits chagrins pouvaient nier que la réalité du pouvoir fût entre les mains de Thomas Sankara et du capitaine Blaise Compaoré commandant de la garnison de Po[1].

Premier acte de la déconfiture de ce pouvoir irréel : le suicide, en juin, du commandant de gendarmerie qui avait procédé à l’arrestation de Thomas Sankara, le malheureux ayant été pris de remords et exprimant, dans une lettre laissée à sa famille, ses regrets d’avoir été manipulé et entraîné dans une opération contraire à ses convictions.

Deuxième acte : le refus persistant de toutes les unités de l’armée voltaïque de recevoir les soldats ou officiers périodiquement arrêtés par « Cube Maggi » signe manifeste de la défiance des garnisons voltaïques à l’égard du régime du 17 mai. Une défiance particulièrement remarquée le 13 juin, lorsque la troupe refusa de répondre à l’appel aux armes lancé par « Cube Maggi », annonçant une fausse attaque des commandos de Po sur la capitale.

Troisième acte : selon certaines sources, une tentative de suicide du colonel Somé Yorian, qui, se sentant de plus en plus isolé, voyant, le pouvoir lui échapper et prenant conscience d’avoir joué à l’apprenti sorcier, aurait ainsi voulu faire une « sortie honorable ». Si cette tentative de suicide, dont la réalité n’a pas été confirmée, n’a en tout cas pas mis fin aux jours du colonel, la nuit du 4 août semble bien, elle, avoir définitivement mis fin à la longue carrière de ce sous-officier de « la coloniale », qui doit son surnom de « Cube Maggi » au fait d’avoir mariné dans toutes les sauces gouvernementales de la Haute-Volta indépendante.

Le retour du « capitaine » constitue un échec surtout pour la droite nationale qui pensait avoir trouvé en Jean-Baptiste Ouédraogo le paravent idéal. Le médecin commandant ne tenait-il pas un langage vaguement réformiste et « réaliste », tout en restant totalement fidèle à l’ancienne classe politique (qu’il réhabilitait hâtivement) et à la hiérarchie catholique, l’une des plus retardataires d’Afrique ?

Pour la réaction voltaïque, l’échec est aussi daté : 22 mai 1983. Sa « marche de soutien » au nouveau (et désormais ancien) régime fut un fiasco retentissant soixante-dix manifestants seulement, dont quelques ministres alors que les contre-manifestants, rudoyés par la gendarmerie, étaient estimés, eux, à plusieurs milliers de personnes. Un échec similaire, sinon plus humiliant, était enregistré à la mi-juin quand une autre « marche de soutien », celle de l’ancien président Maurice Yaméogo, dut être annulée à la seule évocation de la mobilisation des forces progressistes. Le 22 juin, enfin, le tandem Ouédraogo-Yorian buvait la coupe jusqu’à la lie : leur propre manifestation réunissait moins d’une centaine d’individus.

Isolés dans l’armée, les deux hommes ont pris alors l’exacte mesure de leur impopularité. Quant à la droite qui les sponsorisait, elle a, depuis le 5 août, adopté le « profil bas », tandis que le peuple voltaïque organisait des manifestations d’allégresse et célébrait l’avènement d’une « ère nouvelle ».

Avec la droite voltaïque, c’est l’ensemble de la réaction régionale qui doit être gagnée par l’amertume. Elle n’a pas lésiné sur les moyens politiques et financiers pour déstabiliser le régime du C.S.P., éliminer son aile militante et mettre fin au processus de changement social. Des hommes d’affaires de tout acabit, des dirigeants politiques d’États voisins de la Haute-Volta ont bel et bien trempé dans l’opération du 17 mai 1983. Obnubilés par « la subversion internationale », s’autoterrorisant en évoquant l’ombre du colonel Kadhafi, ils ont même voulu entraîner la France dans un véritable traquenard : intervenir énergiquement pour soutenir la réaction locale contre les pseudos « agents de la Libye » dont le Ghanéen Jerry Rawlings et Thomas Sankara bien sûr !

Tant pis pour cette Sainte-Alliance réactionnaire si elle se refuse à comprendre la mutation qui s’opère dans les armées africaines, tout comme dans l’ensemble de la société. Elle aura toutes raisons de se morfondre un peu plus en Haute-Volta, où sa bête noire, Thomas Sankara, dont elle voulait la tête à tout prix, de Premier ministre devient chef de l’État. A la place d’un C.S.P. qui cherchait sa voie, elle trouve un Conseil national de la Révolution (C.N.R.) apparemment plus radical. Tant pis pour la réaction ! Mais tant mieux pour le peuple voltaïque, qui peut espérer, lui, retrouver le chemin du progrès et sortir enfin de la nasse dans laquelle l’enserraient la droite, la féodalité coutumière et quelques sphinx de l’Église catholique. Maintenant, il appartient aux jeunes officiers du 5 août de faire leurs preuves et, surtout, de tirer les leçons de leurs erreurs, qui ont failli leur coûter le pouvoir et la vie.

Mohamed Maïga

Source : Afrique Asie N°302 du 15 août 1983.

[1] Cf., dans Afrique-Asie N° 300 du 18 au 31 juillet 1983, l’interview de ce dernier

Interview inédite (1994) du général Lamizana sur la Révolution

Général Lamizana

En 1994, le cinéaste français Patrick Legall se lance dans le projet de réaliser un film sur Thomas Sankara. Sans doute le premier à se lancer dans un tel projet. Cette idée lui était venue après la lecture de l’ouvrage, Burkina Faso, les années Sankara, de la Révolution à la rectification de Bruno Jaffré, publié dès 1988. Il décide d’emmener ce dernier avec lui au Burkina pour faire des repérages. Tous deux vont rencontrer de nombreux acteurs et personnes ressource de l’histoire contemporaine de la Haute Volta devenu Burkina Faso. Ces interviews sont restées inédites jusqu’ici mais ont permis à Bruno Jaffré d’écrire la première version de Biographie de Thomas Sankara, la Patrie ou la mort, qui sera publiée en octobre 1997, suivie d’une version augmentée en 2007. Le film, lui, n’a jamais vu le jour, faute d’avoir trouvé des financements.

C’est dans ce cadre que l’ancien président, le général Sangoulé Lamizana (1916 – 2005) leur a accordé une longue interview. A cœur ouvert. La retranscription a été réalisée par Bruno Jaffré, et la mise en forme par Karim de la Bola.

Karim de Labola


CONTENU

Vous vous simplifiez la lecture, cliquez sur les liens ci-dessous pour aller directement aux parties qui vous intéressent.

Partie 1. Sur ses relations avec Thomas Sankara.

Partie 2. Sur son passage au TPR (Tribunal populaire de la Révolution) et la participation des anciens à la Révolution.

partie 3. Son opinion sur la Révolution. 

Partie 4. Sur les tracts, l’influence des idées communistes et la fin tragique du CNR.



 

“Je vais vous parler de Sankara sur deux points. Le plan personnel et le Chef de la Révolution” Dans cet premier extrait le général Lamizana parle à coeur ouvert et sans langue de bois de ses relations avec le Capitaine Thomas, de sa carrière qui l’a mené d’enfant de troupe à Chef d’État, en passant par l’épisode de jeune officier. 

Sangoulé Lamizana : Je vais vous parler sur Sankara sur deux points essentiels. Vous  me demandez  si je l’ai connu. Bien sur que je l’ai connu avant pendant même qu’il était élève à l’école des enfants de troupes. Il a pris le train en marche mais il est quand même un ancien élève de l’école des enfants de troupe. Puisque quand j’avais pris le pouvoir ici en 66, l’école d’enfants de troupe existait. C’était une sorte de pépinière. Les enfants venaient avec le niveau du CE1 ou du CE2 jusqu’au concours d’entrée en 6 ème. Et ces enfants suivant leur age, ils étaient orientés soit sur des écoles d’enfants de troupe de Saint Louis de Bingerville ou de Kati.

Les plus jeunes allaient à Saint Louis pour aller jusqu’au bac, les moins jeunes allaient à Bingerville pour être des techniciens et les plus âgés allaient à Kati, ils y restaient deux ans et y faisaient de l’enseignement secondaire. J’ai mis fin à cela quand je suis arrivé au pouvoir pour en faire une école comme Saint Louis un lycée militaire pour aller jusqu’au bac.

Nous n’avions que l’école primaire et chaque année nous ouvrions une classe supplémentaire depuis la 6ème jusqu’au bac. Mais je n’avais pas assez d’élèves et j’étais obligé de m’adresser au s lycée pour avoir des jeunes qui voulaient épouser la carrière militaire pour être à l’école d’enfants de troupe.

C’est comme cela que Sankara est venu avec le niveau de seconde. Il était au lycée Ouezzin à Bobo et il est venu ici après le BEPC pour faire la seconde , la première et la terminale. Et il a eu le bac ici pour aller ensuite faire l’académie militaire à Antsirabé.

Donc je l’ai suivi tout jeune. On peut dire que c’est moi qui l’ai formé. Et après sa sortie je l’ai eu ici comme jeune sous lieutenant. C’était un très bon officier, la preuve c’est qu’il a été désigné pour commander la section de commandos de Po, une section que nous avions envoyée à Po, une section dont nous voulions faire une élite. Donc je le connais très bien. Je n’étais plus chef d’état major de l’armée mais Président de la République. Donc je suivais chacun des officiers pas comme civil mais comme militaire, je connaissais tout le monde, tous les officiers étaient mes camarades.

Je vous disais que j’allais parler avec vous de deux points essentiels sur Sankara. D’abord je le connais très bien sur le plan personnel et ensuite sur la révolution.

Sur le plan personnel je vous dirai que Sankara m’a pris comme son propre père. Il avait beaucoup d’estime pour moi, il me respectait très très bien et je le connaissais même avant qu’il ne soit lieutenant, même avant son mariage. Il venait à la maison comme tous les jeunes gens. Je suis leur chef hiérarchique donc il venait comme tout jeune officier, chacun venait chez moi, c’était ouvert. Et puis nous sommes une toute petite armée où l’ensemble des officiers étaient des amis, des frères. J’avais beaucoup d’estime pour lui compte tenu de ses qualités de chef.

Il me respectait comme son propre père  parce qu’il y a eu pas mal d’événements après lesquels je ne pouvais que le prendre comme mon propre fils.

Après sur le plan politique, je peux dire que je lui suis très reconnaissant puisque c’est lui qui m’a sorti de prison. J’ai été victime d’un coup d’État, donc j’étais détenu en prison au camp militaire. Et à la faveur d’un autre coup d’état dirigé par Sankara je suis sorti de prison. J’ajouterai même que quand il m’a sorti de prison le 7 novembre 1982, il m’a accompagné même jusque chez moi, jusqu’ici. C’était avant que l’on désigne Jean Baptiste comme président de la république.

Le coup d’état a eu lieu dans la nuit du 6 au 7. Le 7 au matin j’étais au camp. Avant  même que je sois libéré il m’a envoyé un sous-officier d’abord , un lieutenant et même Jean-Baptiste pour assurer ma sécurité. J’étais content parce que quand vous êtes en prison et qu’il y a un coup d’État on ne sait pas ce qui peut se passer. On m’a rassuré. Et le soir même j’étais libéré.

On est venu me chercher avec des véhicules , on nous a accompagnés et je me rappelle quelqu’un était devant en voiture, c’était Sankara. Il ne s’est pas fait voir mais je savais très bien que c’était lui. Il a passé devant chez quelqu’un, j’étais là-bas avec plusieurs membres de mon gouvernement. Ça ne s’oublie pas sur le plan personnel.


 

Dans cette deuxième partie, le général Lamizana évoque son passage en TPR, où il a finalement été acquitté et raconte la participation des anciens à la Révolution :  « il y a eu un esprit de justice et j’ai décidé de donner satisfaction de mon côté et d’aider la révolution. »

Sangoulé Lamizana : Deuxièmement j’ai passé au TPR. C’est un dossier que Sankara a trouvé, ça n’a pas été initié par lui. Ceux qui avaient fait le coup d’état du 25 novembre 1980 et qui m’avaient mis en prison avaient préparé un document me concernant comme quoi j’ai détourné des fonds de l’État.

Ce dossier était en instance. Sankara se devait de me présenter devant le TPR. J’ai été acquitté à la grande satisfaction de la majorité des burkinabè. C’est à partir de ce jour là, jusqu’à présent je n’étais pas concerné par la révolution, j’étais prisonnier, après mon jugement j’étais libre j’ai promis d’aider la révolution avec toutes mes forces.

Pour deux raisons. Premièrement j’ai été le responsable de ce pays pendant 15 ans moins 1 mois 8 jours. Le chaos dans ce pays c’était pas bien donc je suis concerné par l’histoire de la Haute Volta et du Burkina Faso par la suite. Donc je me devais d’aider la révolution. C’est pour l’intérêt général je ne voudrais pas me soustraire tout simplement parce que la révolution a été juste à mon égard. Si vraiment il y avait une arrière pensée quelconque, on pouvait me mettre en prison encore. Qu’est ce que je pouvais dire? Et on m’a libéré. Donc il y a eu un esprit de justice et j’ai décidé de donner satisfaction de mon côté et aider la révolution.

Pour deux raisons, d’abord comme ancien responsable de ce pays et deuxièmement ce sont mes enfants. J’ai eu à les former presque tous ou à m’occuper de leur formation avant qu’ils ne soient officiers. Il faut les aider, il faut qu’ils réussissent, pour l’intérêt général, pour le bien de ce pays. J’étais là en attendant qu’on me demande quoi que ce soit.

Effectivement un jour on a eu besoin de moi et on m’a dit qu’on allait mettre sur pied une association dénommée l’UNAB (Union nationale des anciens du Burkina. J’ai été porté à la présidence par mes pères, par tous les anciens c’est à dire par les vieux. Maurice Yaméogo était là, c’est lui que je voulais qu’on mette mais Il a trouvé la raison suivante. Il a dit « je suis à Koudougou, mon collègue Lamizana est à Ouagadougou. Il a été mon chef d’état major puis ensuite mon successeur, je préfère que ce soit lui ».

Et par acclamation on m’a mis Président de l’UNAB. Je m’y suis mis avec toute la force qui m’animait à l’époque pour que ça réussisse et ça a bien réussi. Nous avons réussi à canaliser tous les anciens du pays en constituant de sections et des sous sections partout. Cà avait commencé à rayonner.

Sankara a eu cette excellente idée mais il n’a pas su en profiter. Par ce que l’UNAB était une sorte de figuratif, elle n’avait droit à rien. On était là on participait à toutes les activités, on nous respectait mais on se disait surtout : “Ce sont des vieux, ils ne peuvent pas être révolutionnaires”. Voilà l’idée qui les animait. “Et comme ils ne peuvent pas être révolutionnaires, laissons les. On pouvait quand même les contrôler.”

Nous étions quand même une organisation conséquente, organisée avec des sections et sous-sections. On ne nous demandait pas beaucoup de conseils. Il a eu le temps puisque je lui ai fait un projet de statut qui n’a jamais vu le jour. Nous n’avions aucun acte de reconnaissance comme association mais nous avons mis en oeuvre ses statuts. ”

Il a eu le temps puisque ça date de 85 que nous avons mis en place l’union nationale des anciens combattants, pardon l’union nationale des anciens du Burkina”.

En 86, nous avons eu un congrès qu’il a présidé, en 87, il a présidé un autre congrès, les statuts sont restés lettre morte. Mais ça ne nous a pas empêchés de travailler avec toute la foi qui nous animait pour qu’il réussisse.

Le problème politique ne nous intéressait pas. Nous étions des papas, pourvu que nos enfants réussissent. Tout ce qu’ils veulent entreprendre, nous sommes là pour les épauler. Voilà mon rôle essentiel.

Nous avons aidé. La révolution a fait quand même des réalisations. La révolution a créé beaucoup de chantiers, créé beaucoup d’activités, nous y participions en tant que la masse. La voie ferrée, lorsqu’on a commencé à poser les rails, le chemin de fer du Burkina a été fait par tous les régimes. Puisque c’est moi qui ai fait les études quand j’étais président. C’est moi qui ai fait la piste, les fonds, mais je n’avais pas les moyens. Quand Sankara est arrivé il a réactivé ça, il a fait mettre ça par les bras des burkinabè. Tout le monde y a participé. Il n’y avait pas de Sankara ni Lamizana, tout le monde était sur le terrain.

Quand il y avait des conférences, des réceptions, on était là.  Peut-être on marche mais on était là. Et on faisait attention à nous. Je disais bien on était respecté. Nous n’avons subi quoi que ce soit qui soit un tort. Vous savez ce sont des jeunes, ils sont parfois maladroits. Blesser l’amour propre des vieux… Les vieux font très attention. Mais il se disent ce sont des enfants. Vous savez le pays mossi respecte son chef. Tant qu’il n’est pas chef ce n’est rien. Mais à partir du moment où on désigne quelqu’un comme chef, même si c’est le plus nul du monde il est respecté en tant que tel. Ils étaient respectés et nous réciproquement.

Nous avons participé à tout. Même pour l’animation, pour le sport. Les anciens ont fait des courses cyclistes ici. Moi j’ai réuni les anciens ici, plus d’une centaine et ils sont partis comme au tour de France pour faire 4 ou 5 kilomètres. Quand même il ne faut pas exagérer. Le premier était récompensé, avec un tee shirt, y compris les femmes. Nous avons animé cette révolution avec toue la foi qui nous animait.

Nous faisions des motions pour nous. Nous étions une corporation pas un syndicat mais nous voulions être là. Nous avons fait des motions qui puissent dire « mais occupez vous de nous ». Et puis des motions pour la réussite sur le plan général. Il n’y a aucun congrès qui se soit passé ici au niveau de la révolution que l’on soit invité, où nous n’avions une motion.


Le Général Lamizana fait le bilan de la Révolution : « Les erreurs étaient nombreuses. C’était les CDR »

Bruno Jaffré : Vous n’avez pas abandonné votre appartenance au RDA (Rassemblement démocratique africain).

Sangoulé Lamizana : Vous savez au temps de la révolution le RDA était dissous. Il n’existait plus. Les partis étaient dissous. C’est après que se sont créés les partis. IL y avait l’UDPP avec le cheval comme emblème mais ce n’était pas le RDA. Ce n’est qu’après avant les élections de 90 que le RDA s’est reconstitué. On ne m’a pas consulté.

BJ : Pendant la révolution on les a beaucoup attaqués les anciens partis.

SL : Moi ce n’était pas mon problème. Sous la révolution, les anciens étaient là mais n’avaient aucune fonction politique. C’est après bien sur, sous la rectification qu’on a intégré que les anciens ont eu un statut. Je disais que cela ne nous a pas découragés. Nous avons servi la révolution honnêtement en tant que père et puis moi qui était leur chef. Malheureusement on ne nous a pas demandé beaucoup nos avis. Je vous disais que la révolution se disait ces gens là sont des vieux. On ne peut pas changer leurs idées. On ne peut pas devenir révolutionnaire du jour au lendemain. Donc mettons les de côté. Avec tout le respect qu’on leur doit, mettons les de côté ce sont nos papas.

BJ : Quel bilan faites vous de la révolution? Il y avait des erreurs.

SL : Les erreurs étaient nombreuses. C’était les CDR. Ils n’étaient pas contrôlés, c’est ça qui a tué la révolution. Je dis bien ce n’était pas une mauvaise chose puisque la révolution ne pouvait pas se faire sans Comité de Défense de la Révolution. Il y en a qui avaient les kalachnikov et qui faisaient ce qu’ils voulaient. Ils étaient pires que le roi-nègre, excusez moi de l’expression, je suis nègre moi-même, mais qui étaient pires. Mais ça a diminué énormément la réputation de la révolution surtout dans les masses populaires de la campagne. Puisque les gens se sont transformés en petit chef. Le chef traditionnel n’existait plus or il est gardien de la tradition, il n’aime pas qu’on le bouscule. Vous savez la Révolution, il y avait combien de révolutionnaires sur 8 millions d’habitants, peut-être 500. Tous les autres étaient des analphabètes. Ils suivaient quelqu’un. Sankara était un garçon dynamique, on le suit. Il a dit de faire ça, c’est notre chef on le suit. Mais l’idéal en tant que révolutionnaires, ils n’en savaient rien.

BJ : Ils ont pris conscience quand même.

SL : Ils ont pris conscience. S’agissant des infrastructures entre villages, les gens y participaient volontiers. C’était normal que la route entre tel ou tel village soit emménagée pour les populations pour le bien-être des populations parce qu’il y a des marchés, c’est bon d’avoir une piste carrossable.  Les gens aménageaient. C’est ce qu’ion appelle les travaux d’intérêt commun. Ca ça a été bien assimilé. On demandait aux populations de faire ceci, c’était avec joie, avec tambours à la fois. Et ils étaient contents d’avoir fait quelque chose pour leurs villages. Tout ça c’était on ne peut pas nier. Par contre à côté de cela il y a eu des erreurs au niveau de l’administration, au niveau des licenciements abusifs. Des gens sont partis en pleurant et ont fait pleuré plusieurs familles. On ne peut pas leur demander de vous aimer. C’est ça qui a tué si vous voulez la révolution ? C’est une erreur très grave.

BJ : On dit aussi qu’il y avait un côté personnel à la direction de l’État.

SL : Ça je ne peux pas vous le dire. Je suis observateur je ne peux que suivre les conseils des ministres, les licenciements… Pour le reste. On entreprend, Sankara osait. Ça peut-il réussir? On n’en sait rien. Moi-même j’ai osé prendre certaines décisions qui ont réussi, qui n’ont pas réussi. Donc je ne pouvais pas lui jeter la pierre. Sur le plan politique sincèrement je ne m’en occupais pas. Ce qui m’intéressait ce sont les activités à l’intérieur du village, du canton de la ville. J’étais avec mes anciens sans pénétrer au fond du CNR puisque je ne savais même pas qui était CNR. A part Sankara lui-même et ses 3 compagnons, moi je n’en savais rien. je ne connaissais pas les autres, je ne peux pas vous dire quoi que ce soit.


 

Le général Sangoulé Lamizana (1927-2005) parle des tracts et des influences communistes des élèves du PMK et de la fin tragique du CNR « J’ai eu des tracts, vous savez tout chef d’État en reçoit. »

BJ : Avant qu’ils prennent le pouvoir qu’ils distribuaient des tracts, vous étiez au courant. Vous saviez que c’était eux. Vous avez pris des mesures pour les empêcher.

SL : C’était entre eux. Je savais parfaitement que c’était entre eux mais comme on dit toujours la révolution bouffe ses enfants mais si vous n’êtes pas d’accord. Je ne sais pas. Je ne pouvais pas affirmer qui faisait ces tracts qui faisait quoi. Mais j’ai vu j’ai entendu quelques rares tracts parce que je ne savais pas. Moi, mon âge ne me permet pas d’abord de sortir pour me balader dans les bars ou partout. Ce n’est plus mon rang social et mon âge.

BJ et Patrick Legall : Il ne s’agit pas de tracts de 87 mais de ceux qui ont précédé la révolution.

SL : Oh je savais parfaitement mais j’ignorais les activités de mes jeunes officiers. Mais je l’ai su après c’est à dire avant le coup d’État de 80. J’ai eu des tracts, vous savez tout chef d’État en reçoit. Mais à l’intérieur de l’armée c’était rare. Ces tracts étaient diffusés sous d’autres formes mais par des militaires beaucoup non. Il y a eu quelques rares tracts émanant de la gendarmerie entre eux mais des tracts émanant de l’armée adressés à leur chef puisque j’étais général, c’était quand même rare. Je ne vois pas très bien. C’est possible parce que il y avait tellement de tracts à l’époque des syndicats des partis politiques, il y en avait tellement. Et puis il y a les fiches de renseignements des services de sécurité. Je connaissais la mentalité de certains. Et je pouvais soupçonner. Parce que ces jeunes militaires qui menaient certaines activités à l’époque. Je peux dire qu’ils ne les menaient pas contre ma personne mais contre une situation. La situation on l’a vu puisqu’il y a eu la Révolution. D’ailleurs ils n’étaient pas prêts. Ils menaient leur activité mais ils n’étaient pas prêts.Sincèrement. Sous Lamizana les révolutionnaires n’étaient pas prêts. C’est après.

BJ : Quand vous avez pris le pouvoir vous aviez toute l’armée derrière vous. Après se sont formés des clans.

SL : Avant 15 ans, avant cela, il y a eu des élections. N’oubliez pas qu’en 70 déjà, j’ai fait des élections ici, il y avait des députés. Après 78 il y en eu un deuxième. Moi-même j’ai été mis en ballottage. Pour la première fois en Afrique, je suis le premier Chef d’État à être mis en ballottage. C’est pour vous dire que ça a été fait dans la clarté. Je voulais que ça soit clair. Et puis le monde évoluait. Quand je prenais le pouvoir en 66, il n’y avait pas d’intellectuel. Dans tout le Burkina Faso j’avais en tout 6 ou 7 professeurs pour les lycées. Le reste c’était de l’assistance technique française. Ensuite les jeunes sont venus et tout le monde sait que les jeunes là c’était quoi. C’était les étudiants avec les idées qu’ils ont ramenées. Ils ont ramené et ils ont mis en application d’ailleurs. Les militaires étaient sous la coupe des civils. Il avait des partis d’opposition, jusqu’à présent allez me dire qu’est ce que c’est que le PCRV (Parti communiste révolutionnaire voltaïque) au Burkina Faso. Je ne connais pas le chef. Adama Touré était PAI (Parti africain de l’indépendance). Il était clandestin mais on le connaissait. Il n’a jamais caché leur machin puisque sous moi, moi j’étais… On peut dire que j’étais le démocrate après le Sénégal, c’était le Burkina Faso sous le plan de la démocratie. Puisque nous n’avons jamais incarcéré Adama Touré. On a commencé à les incarcérer sous le CMRPN (Comité militaire de Redressement pour le Progrès National) . Mais pas moi. Moi je tolérais, je savais qu’il y avait le PCRV, le PAI était ouvert sous le machin de la LIPAD (Ligue Patriotique pour le développement). Ils étaient là, nous les connaissions, nous connaissions les cadres, mais ils n’étaient pas reconnus légalement et ne pouvaient donc pas participer aux activités du gouvernement.

BJ : C’est tout de même étonnant de savoir qu’un professeur comme cela enseigne à des militaires.

SL : Ah non, l’école militaire préparatoire était un établissement civil enfin avec un régime militaire, mais il n’y avait pas de professeurs militaires. Les professeurs étaient civils. Par exemple, dans les prytanées militaires en France, les professeurs sont civils.

BJ : Oui, mais il n’y a pas de professeurs communistes en France (NDLR : dans les écoles militaires) hors ici vous avez laissé passer tous vos jeunes officiers dans les mains d’un professeur de philosophie communiste. Ça nous étonne.

SL : C’était exact, nous l’avions su après. Il ne nous l’a pas dit. Il ne nous a pas dit que la nuit il pouvait nuitamment réveiller ses enfants là et les éduquer. On le faisait, je l’ai su après, puisque les uns et les autres l’ont avoué.

PL : En quoi vous reconnaissiez en Sankara ce que vous lui avez apporté. Quels sont les qualités que vous lui avez apportées.

SL : Il était sous mes ordres quand même. J’étais son chef, d’abord en tant que Chef d’État Major de l’armée. Tous les officiers étaient sous mes ordres. Je pouvais les accepter individuellement. Je pouvais les recevoir. Au niveau des qualités c’est quotidien ça. Le respect. Vous savez en Afrique ce n’est pas comme en France. En Afrique, un jeune officier se fait un plaisir le jour de la fête de venir saluer individuellement son chef, avec sa famille. On le reçoit. Le jour de la fête de la Tabaski par exemple, le jour de la fête de Noël, indépendamment des cérémonies publiques, il y a les relations individuelles. Je peux dire qu’il venait chez moi.

PL : Est-ce que vous avez regretté comment s’est terminé la Révolution.

SL : On ne peut que regretter. Surtout deux amis. Quand ils se battent, quand il y a eu offense entre eux, qu’est ce que vous pouvez faire. Entre vous et madame, est ce que je peux m’introduire la dedans. Je ne pouvais pas puisque je ne savais pas. Cette fin tragique a surpris tout le monde. Sincèrement sur le plan politique au niveau du CNR j’étais nul. Moi ce qui m’intéressait c’était de faire la prière. Je suis vieux. Ma prière est que dans ce pays il y ait la paix et qu’il y ait cet esprit pacifique qui nous anime. Qu’il y ait la paix et qu’on travaille. Moi malgré mon âge, j’ai 77 ans, je travaille. Je suis en train d’écrire mes mémoires. J’espère que vous les lirez. Je ne parlerai pas de la Révolution mais de mon régime. D’abord de ma vie et mon régime. Vous pouvez comparer par la suite. Moi je pendant la Révolution vous ne pouvez pas me demander d’être politicien. Dans tous les pays du monde… Par exemple De Gaulle savait-il tout ceux qui lui en voulaient. Pendant la guerre d’Algérie par exemple, moi j’étais capitaine à l’époque. J’ai commandé une compagnie en Kabylie, dans la coloniale. J’ai fait deux séjours consécutifs en Indochine et deux séjours en Algérie. Durant mon deuxième séjour j’étais capitaine, commandant une compagnie et un sous quartier opérationnel. Quand l’OAS est arrivé, que De Gaulle a eu toutes ses difficultés, j’étais là, j’étais acteur. Pouvait-il savoir tout, les tracts qu’on lui envoyait. Toux ceux qui pouvaient aller se poster jusqu’au Petit Clamart. Si Foccart savait tout, il n’y aurait pas eu de Petit Clamart. Les gens étaient de mauvais tireur. De Gaulle leur a dit.

Moi je suis parti du certificat d’étude à l’école primaire supérieure à l’époque. Vous savez on allait pas loin. On ne parlait pas du bac. On allait jusqu’au niveau du brevet. On s’arrêtait là. On n’avait pas la possibilité d’aller plus loin. Il n’y avait pas de lycée.

A l’indépendance j’étais encore en Algérie. En 61, j’étais encore en Algérie dans le Djebel en Kabylie. Je suis arrivé en 61 et immédiatement j’ai été détaché d’abord comme officier français d’assistance technique jusqu’en novembre 61. A partir du 1er Novembre j’ai été versé dans l’armée voltaïque, armée qui a été mise sur pied par moi-même. Je suis le père de l’armée voltaïque ou de l’armée burkinabé actuelle. Nous sommes au moins 4 ou 5 généraux à la retraite. Et il n’y en a pas en activité.

Propos recueillis par Bruno Jaffré et Patrick Legall