Nous publions ci-dessous cet article qui est une démonstration vivante que les paroles de Thomas Sankara peuvent inspirer des luttes bien au-delà du seul Burkina.
En effet il est publié en pleine grève de l’enseignement supérieur en France pour réclamer des moyens de travailler et l’intégration de très nombreux vacataire.
Son auteur(e), Christelle Rabier avait été interpellée par un (e) collègue alors qu’elle ajoutait à sa signature cette phrase de Thomas Sankara reprise massivement pendant l’insurrection : “L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. Seule la lutte libère”. Cet article est sa réponse qu’elle a rendue publique.
On notera aussi avec satisfaction que Frédérique Lagny, membre de l’équipe du site est largement citée.
Bruno Jaffré

« L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. Seule la lutte libère »
Thomas Sankara, Discours à l’ONU, 4 octobre 1984

Depuis le début de la grève, j’ai adopté dans ma signature une citation de Thomas Sankara, qui a suscité quelques interrogations, étonnements et perfidies1. Je souhaite revenir sur les raisons qui ont présidé à ce choix, afin que celles et ceux qui avaient manifesté une curiosité ou une inquiétude puissent bénéficier des réponses que j’ai eu l’occasion de faire en privé. Et ainsi objecter publiquement aux remarques infondées, sinon maladroites ou malveillantes, dont mon épitaphe signature a fait l’objet.

Photo: Frédérique Lagny, Ordre et désordre – Manifeste#2,  gracieusement mise à disposition pour l’affiche de Fabriquer l’Afrique, EHESS Marseille, 2015

La citation, même si la référence que j’en donne est bien le discours à l’ONU de 1984, est une remémoration de citation. Je m’explique : elle donne à entendre les mots prononcés par les héritiers et des héritières de la révolution burkinabè de 1984, ces hommes et ces femmes qui ont mobilisé les maximes de Thomas Sankara dans leur révolte contre Blaise Compaoré en 2014-2015. Ces hommes et ses femmes, membres d’organisations de quartier, du Balai citoyen ou du Mouvement tout en rouge,— comme ici à la min 10’18 du film Djama mourouti la La Colère du peuple de Frédérique Lagny (2016) — ont fait entendre la voix du président assassiné à 37 ans, pour justifier leur marche contre la modification de la Constitution burkinabè, notamment son article 37 instituant un Sénat, et autorisant ainsi Blaise Compaoré de prolonger son mandat présidentiel.  

La mémoire de Thomas Sankara était également présente par la vibrante hagiographie cinématographique qu’en a proposé Christophe Cuppelin deux ans auparavant. Avant d’imaginer une forme aux couleurs du drapeau rouge-jaune-vert, le cinéaste suisse avait patiemment collecté des archives sonores et visuelles pendant plus de quinze ans. Capitaine Thomas Sankara (2014), qui retrace le parcours du chef d’État assasiné, utilise des écrans colorés pour séquencer le film , sur lesquels un machine à écrire reporte les lettres des mots d’ordre que le grand homme a prononcées. Les sentences, ainsi mises en images, invitent à mieux saisir le caractère, sinon prosélyte, du moins très engagé du soldat et du père de famille envers ses concitoyen·nes :c’est un des moyens qu’il se donne pour extirper son peuple de la pauvreté, de la dépendance financière étrangère et du sexisme.

Le film Djama mourouti la — La Colère du peuple que Frédérique Lagny achève en 2016 se fait ainsi l’écho fascinant d’un discours politique, d’une acuité et d’une clarté stupéfiantes, décliné en conférences fleuves ou en citations didactiques et mobilisatrices. L’abécédaire de la révolution qu’avait mis en musique et en mots Thomas Sankara, reste vivant dans la bouche des Burkinakè, près de trente ans après sa fin sanglante. « Tuez Sankara, des milliers de Sankara naîtront », avait prophétisé le visionnaire, révolutionnaire et intègre président : la transmission s’est faite par la langue politique qu’a forgée Sankara. Cette langue est instrumentale pour comprendre la mise en mouvement de la population jusqu’à l’insurrection de tout un peuple, en colère2“(https://www.tenk.fr/docmonde/place-a-la-revolution.html ).

Après Ordre et désordre – Manifeste#1 ((Sur cette œuvre et sa mise en exposition voir Paul-Emmanuel Odin, « Lagny, Frédérique & Forero, Marcos Avila. — L’histoire n’attend pas, extensions de l’histoire des peuples »,  Cahiers d’études africaines, 227 | 2017,  URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/20912.))  et Djama Mourouti – la Colère du peuple, deuxième volet du programme Manifeste, Frédérique Lagny propose avec La Dernière trompette – Manifeste#3  une réflexion esthétique et politique sur l’après-insurrection. Cette dernière œuvre se décline en une installation, exposée en janvier 2019 à Marseille ; et en un montage vidéo, visionnable en ligne. L’installation vidéo, construite sur un tryptique de portraits en pied successivement silencieux et parlants, filmés dans un stade désaffecté, donne à entendre encore les paroles de Thomas Sankara, dans leur version tronquée, mais vivante, dont la prosodie (à partir de la minute 2’15 de la video en ligne) a contribué à son choix en épitaphe :

« L’esclave
qui n’est pas capable d’assumer sa révolte
ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort.
Il répondra    seul     de ses actes,
seul     de son malheur,
s’il se fait des illusions
sur la condescendance suspecte d’un maître qui prétend l’affranchir
Seule la lutte libère »
Psalmodiée, répétée en boucle dans La Dernière trompette, c’est bien la conclusion — « Seule la lutte libère » — qui s’impose, vivante, émancipatrice, porteuse d’avenir.
J’ai pu lire sous la plume d’un certain homme blanc, ignorant de l’histoire du Burkina Faso, qu’une telle phrase pouvait être inhumaine. Si tant est qu’une phrase puisse l’être, je préfère la qualifier de profondément dérangeante, dont la visée même est de bousculer l’interlocuteur – ou le lecteur. Cette personne souhaiterait-elle ignorer que Sankara l’adressait à chacun, à chacune de ses concitoyen.nes, à leur fort intérieur, habité d’un projet d’émancipation décoloniale ? En aucun cas, il s’agissait, pour Sankara, d’asséner une vérité générale, normative si propre aux religions et philosophie européennes. Bien au contraire, en homme d’État ambitieux qu’il était, il visait à engager l’action collective dans un projet démesuré : la lutte contre l’impérialisme post-colonial. Car c’est de l’ensemble des forces vives du pays dont il avait besoin pour son combat, qui incluait la lutte contre la pauvreté et la restauration de la dignité politique. Sankara y a laissé la vie, car il dérangeait, François Mitterrand le premier, et ce, depuis son très remarqué discours de l’ONU, qui en a fait un homme à abattre pour les anciennes puissances coloniales. Dérangeante pour les conservatismes moisis, et émancipatrice donc, : qualités qui ont jusitié mon choix d’apprentie gréviste
Entrer « en lutte » ou en mobilisation n’est pas chose simple. La lutte porte de nombreuses contradictions, fait vivre des moments difficiles, fait connaître des échecs, voire subir des formes d’aliénations. Elle entraîne des conflits de loyauté majeurs quelquefois, surtout chez l’enseignante que je suis. Toutefois, lorsqu’on a une idée assez claire de l’objectif à atteindre — et des écueils à éviter — la démarche de lutte ou de grève devient réflexive et libératrice, se nourrit des échanges surprenants, faits de rencontres improbables, dus à l’exceptionnalité de la période, instaure un rapport pédagogique de grande qualité. La lutte, que j’ai engagée à mon niveau pour sauvegarder l’État de droit et les valeurs humanistes de nos métiers, résonne de chansons et de rires, voire de parties de foot endiablées — ce qu’a si subtilement restitué Cuppelin dans Capitaine Thomas Sankara. En cette période de grève, où je conçois mon travail sur Academia dans un projet pédagogique, politique et moral, écouter Thomas Sankara est énergisant. Comme Frédérique Lagny l’a démontré, la voix et la prosodie de Thomas Sankara habite encore et sans doute pour longtemps la conscience politique des hommes et des femmes intègres, victorieux en 2015, attaqués aujourd’hui de toutes parts.

4 aout 1986 à Ouagadougou (photo Olivier Montel (c) thomassankara.net

Ce n’est pas tout. Quand on est devenu, comme moi, féministe, régulièrement mansplainée (mexpliquée) sur ce que je dois comprendre des initiatives que je propose ou que je dis, citer les mots d’un dirigeant ne se fait pas avec légèreté. Dans le cas de Sankara, sa lutte contre l’impérialisme était un lutte totale, contre toutes les formes de domination : coloniale bien sûr, mais aussi sexiste. Ses actions de communication, comme ses mesures politiques, sa vie familiale enfin — dont Mariam Sankara a continué à témoigner après l’assassinat de son mari — tout manifeste la conscience et les ambitions féministe de ce chef d’État. Il est ainsi d’autant plus important, à quelques jours du 8 mars, de rappeler ici, un des plus grands discours politiques sur l’émancipation des femmes jamais prononcés.

Mariam, Philippe, Auguste et Thomas Sankara (sd)

Au silencieusement des femmes, par l’humiliation, l’absence d’écoute, ou les coups, Sankara oppose l’émancipation.

C’est pourquoi, maintenant que la grève comme moyen d’action contre le néo-libéralisme et la politique indigne du gouvernement vis-à-vis des hommes et des femmes, étudiant ou travaillant dans le cadre de l’enseignement supérieur et la recherche, j’adopte une nouvelle épitaphe, à savoir les dernières lignes de son discours La libération de la femme du 8 mars 1987  :

«Que jamais mes yeux ne voient une société, que jamais, mes pas ne me transportent dans une société où la moitié du peuple est maintenue dans le silence. J’entends le vacarme de ce silence des femmes, je pressens le grondement de leur bourrasque, je sens la furie de leur révolte. J’attends et espère l’irruption féconde de la révolution dont elles traduiront la force et la rigoureuse justesse sorties de leurs entrailles d’opprimées.
Camarades, en avant pour la conquête du futur ; Le futur est révolutionnaire ; Le futur appartient à ceux qui luttent.
La patrie ou la mort, nous vaincrons.»
Thomas Sankara, La libération de la femme : une exigence du futur, discours du 8 mars 1987
Avec Aïssa Maiga, Adèle Haenel et Virginie Despentes, je peux désormais ajouter :

Quand ça ne va pas, quand ça va trop loin ; on se lève on se casse et on gueule et on vous insulte et même si on est ceux d’en bas, même si on le prend pleine face votre pouvoir de merde, on vous méprise on vous dégueule. Nous n’avons aucun respect pour votre mascarade de respectabilité. Votre monde est dégueulasse. Votre amour du plus fort est morbide. Votre puissance est une puissance sinistre. Vous êtes une bande d’imbéciles funestes. Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable. On se lève et on se casse. C’est terminé. On se lève. On se casse. On gueule. On vous emmerde.

Je remercie vivement Frédérique Lagny pour sa mise à disposition généreuse et gracieuse de son travail artistique, qui continue d’inspirer ma réflexion politique et mon propre travail de recherche. Toutes Mes interprétations n’engagent que moi.

Liens

  • Extrait de Capitaine Thomas Sankara, par Christophe Cuppelin (Suisse, 2014)

  1. Sur Thomas Sankara, outre la page Wikipedia, on peut consulter avec intérêt ses textes, notamment dans l’édition de Bruno Jaffré, Thomas Sankara, La liberté contre le destin, Paris, Éditions Syllepse, 2017; la notice de Saïd Bouamama, « Thomas Sankara », p. 271-288, in Figures de la révolution africaine. De Kenyatta à Sankara, sous la direction de Bouamama Saïd. La Découverte, 2017. []
  2. Sur l’insurrection de 2014, outre le film de Frédérique Lagny, il existe trois films : Une révolution africaine, les dix jours qui ont fait chuter Blaise Compaoré, par Boubacar Sangaré, Gidéon Vink (Burkina Faso, 2015) ; Place à la révolution, de Galadio Kiswendsida Parfait Kabore (Burkina Faso-France, 2017), disponible sur la plateforme Tenk : ] ; et Colères au Faso de Basic Soul (Burkina 2015), visible à

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