Nous publions ci-dessous une interview via mail de Silvestro Montanaro, journaliste de RAI 3, auteur de “Ombres africaines” diffusé dans le cadre de l’émission italienne “C’era una volta”. Montanaro explique les conditions dans lesquelles il a tourné son documentaire, les difficultés rencontrées et les problèmes surgis au moment de la traduction.
Il nous livre aussi son opinion sur la véracité des témoignages qui remettent en discussion les versions connues jusqu’à présent de l’assassinat de Thomas SANKARA.
On trouvera à l’adresse http://thomassankara.net/?p=794 , la retransmission des témoignages contenant les révélations, à http://thomassankara.net/?p=812 des précisions de Sylvestro Montanaro que nous avions reçues et qui ont motivé cette interview. A l’adresse http://thomassankara.net/?p=805 , Nos avons rassemblé en les analysant les différents éléments connus à ce jour sur l’assassinat de Sankara.
Les animateurs du site
Q: Qu’est-ce qui peut bien pousser un réalisateur italien à procéder à une enquête sur le Libéria et sur son histoire récente?
R: Mon programme “C’era una volta” se penche depuis toujours sur les côtés sombres de la globalisation et de la situation des droits de l’homme dans le monde. L’Afrique a toujours été pour moi un extraordinaire et tragique laboratoire où se révèle la mainmise de plus en plus puissante de la grande finance sur la planète entière. Les propos de l’ Occident sur l’Afrique oscillent entre un misérable piétisme et le racisme à peine voilé qui perce sous l’interprétation des crises africaines comme conséquences d’anciens tribalismes. Si réellement les guerres africaines étaient simplement tribales, les Occidentaux ne pourraient éprouver que bien peu de sympathie envers ceux qui égorgent pour de si primitives raisons. Mais il n’en est pas ainsi et parler de l’Afrique de façon piétiste ou raciste fait partie d’une politique qui vise à occulter les raisons politiques des conflits africains, les responsabilités occidentales qui ne se réduisent pas au caractère criminel de l’intervention du capital financier dans nombre de pays africains. La dette en est un exemple criant, mais aussi tout ce qui s’est passé en pleine new economy avec l’accaparement à tout prix, de millions de vies humaines, de concessions des richesses africaines à afficher dans les bourses de la moitié du monde. De ce point de vue, la tragédie libérienne des 20 dernières années m’est apparue exemplaire.
Q: La RAI vous a-t-elle donné les moyens de travailler correctement? On dit que Berlusconi tente de contrôler tous les médias en Italie.
R: Berlusconi est un fait et non une opinion, il contrôle directement ou indirectement cette partie de télévision italienne qui s’adresse au grand public avec des programmes indifférenciés. Mon enquête a été produite sur la Rai, avec les moyens de la Rai. C’est un fait que le journalisme critique en Italie, comme ailleurs, dispose de moins en moins de moyens et rencontre de plus en plus d’obstacles. Je crois que ceci fait partie d’une véritable crise de la démocratie au niveau global. Aujourd’hui l’unique citoyenneté possible est une citoyenneté globale. Et pourtant, alors que le capital financier et les multinationales s’internationalisent et acquièrent de plus en plus de pouvoirs, le citoyen se voit refuser cette possibilité de base d’un contrôle démocratique qu’est l’information critique globale.
Q: Sur place avez-vous rencontré des difficultés particulières, une fois que votre présence et l’objet de votre enquête ont été connus?
R: Même si nous avons été très attentifs à cacher les véritables objectifs de notre enquête, nous avons rencontré de nombreuses difficultés. Deux de mes collaborateurs sur place, très jeunes et en très bonne santé, sont morts tous les deux à distance de quelques mois, dans des circonstances mystérieuses. Par ailleurs, un étrange groupe de soi-disant détectives s’est présenté au domicile de certains de nos interviewés, dérobant illégalement documents, photos et ordinateur.
Q: Une partie des témoins que vous avez interrogés ont sans doute participé à des horreurs. Sont-ils difficile d’accès? Comment les abordez-vous? Expriment-ils des regrets, des remords?
R: Je n’ai jamais entendu le mot remords ni perçu aucun sentiment de ce genre. Prince Johnson en est même arrivé à évoquer l’holocauste des Juifs comme une démonstration que la guerre est la guerre et qu’elle permet et justifie toutes les horreurs, y compris les siennes.
Q: Les réalisateurs d’enquêtes sont partagés sur l’utilisation de la caméra cachée, largement utilisée dans votre film. Quelle est votre opinion à ce propos?
R: Je crois que, dans certains contextes, c’est un instrument essentiel à la recherche de la vérité, d’autant plus en Afrique où chaque vérité est cachée et où le vol de la mémoire historique est systématique.
Q: Pouvez-vous nous expliquer le problème qu’il y a eu à propos de la traduction? La première version situait l’assassinat de Sankara à minuit, la deuxième à la tombée de la nuit. Que s’est-il passé lors de la traduction?
R: Aucun problème, seulement une complication liée au son détestable du micro de la caméra. Il m’est encore aujourd’hui difficile de percevoir exactement ce que dit Momo Jiba. Le fait est que 22 ans se sont écoulés depuis les évènements et que Momo Jiba tient fondamentalement à confirmer la participation des Libériens aux tristes événements du Burkina. Et puis il y a le fait que Allen nie la présence de Taylor sur la scène du crime et que Momo Jiba ne se prononce pas si ce n’est pour affirmer que les Libériens ont pris part au coup d’Etat parce que Taylor était d’accord et intéressé à faire de son ami Compaoré le nouveau président du Burkina. Je suis en train de chercher à le joindre au téléphone pour lui demander une reconstruction temporelle plus exacte.
Q: Jusqu’à présent les témoins et les enquêtes situent l’assassinat de Sankara vers 16h30 -17h (plutôt 16h30) et personne jusqu’ici n’a mentionné la présence de Compaoré sur les lieux où a été tué Sankara. C’est pourtant ce qu’affirment Momo Jiba et Cyril Allen qui pourtant n’ont pas été interviewés ensemble. Croyez-vous à leur version? Pensez-vous qu’ils puissent se prêter à une quelconque manipulation?
R: Je n’ai aucune raison de douter du récit de ces deux personnes. Ils n’étaient pas au courant de l’enregistrement. Momo Jiba était effrayé en racontant certaines choses et, à deux reprises, il a fouillé la pièce où nous étions, à la recherche d’une caméra cachée, en disant qu’il craignait pour sa vie. De son côté, Allen, devant la caméra de télévision bien en vue, raconte seulement certaines choses et nie une participation de la CIA. Ce n’est que quand il croit que la caméra de télévision est éteinte et que mon opérateur s’éloigne, qu’il parle du rôle des Américains et du fait que si Compaoré n’avait pas tiré, Diendéré était prêt à le faire, sur mandat des organisateurs internationaux. Dans ce cas, c’est lui qui serait devenu président. Puis, toujours caméra de télévision éteinte, Allen affirme avoir travaillé pour la CIA pendant de nombreuses années. Johnson lui-même, caméra de télévision éteinte, affirme que la mort de Sankara a été le fruit d’un complot international. Momo Jiba, lui, situe le meurtre en fin de soirée. Allen ne donne pas d’heure, d’autant plus que tout ce qu’il dit de Taylor et de Diendéré lui a été raconté par un certain Domingo. Tout ce qu’affirme Momo Jiba à propos de sa fonction de garde du corps de Compaoré, même lors de ses voyages à l’étranger pendant quelque temps, est important pour évaluer leur crédibilité.
Il l’aurait fait parce qu’il craignait Diendéré et ses soldats. Thèse qui a été ensuite soutenue par Allen. Il est bon de rappeler que Momo Jiba était en permanence avec Taylor et était son confident. De plus, Momo Jiba et Allen ne se fréquentent plus depuis longtemps et je crois qu’ils se méfient l’un de l’autre. On ne peut pas les soupçonner de s’être mis d’accord pour raconter la même histoire. J’ajouterai une considération personnelle: vous semble-t-il possible que le chef d’un coup d’Etat reste chez lui pour maladie alors que le coup d’Etat démarre? Est-t-il possible qu’à cause d’une attaque de paludisme Compaoré soit resté à la maison pendant que les autres agissaient? Est-t-il possible qu’il se soit, en revanche, présenté sur les lieux du crime pour pleurer son ancien ami, tué au lieu d’avoir été arrêté?
L’histoire, surtout celle de ces dernières années en Afrique, nous dit clairement que les dictateurs et les putschistes sont en premier ligne et que leurs adversaires doivent être éliminés dans tous les cas, souvent avec toute leur famille.
C’est un principe mafieux: qui tue le chef de clan devient chef de clan. On ne fait pas de prisonniers. Un mafieux justifia le meurtre d’un jeune garçon, fils d’un chef de clan précédemment assassiné en me disant,: « Il aurait grandi et tenté de se venger”.
Ensuite, les légendes se construisent….
Sankara devait mourir, à cause d’une erreur apparente, mais il devait mourir…. Cela avait été planifié avec la claire conscience que Sankara vivant et en prison aurait constitué un gros problème dans sa patrie. Ses partisans auraient tout fait pour le libérer. Vivant, il aurait aussi été un gros problème à l’étranger pour Compaoré, étant donné ce que Sankara représentait dans le monde…. Il existait, à l’époque, des livrets d’instructions très précis en provenance des cellules de la Cia et pas seulement pour prescrire des comportements précis en cas de coup d’Etat… Allende pouvait être arrêté, mais il fut assassiné…. Doe pouvait être arrêté, mais il fut assassiné…. Lumumba fut arrêté et devint un cas dans son pays et à l’étranger… et il fut assassiné.
Q: La commission Vérité et Réconciliation du Libéria a publié son rapport en juin 2009. Vos interviews ont-elles été faites auparavant?
R: Mes interviews ont été réalisées durant les trois années précédentes et dés le début Momo Jiba m’avait dit que Compaoré aurait des problèmes si Charles Taylor au procès de la Haye racontait la vérité
Q: Parmi les personnes interrogées, se trouve-t-il quelqu’un qui, ayant reconnu ses crimes, figure sur une des deux listes publiées par cette Commission? Celle des personnes ayant reconnu leurs crimes que la commission recommande de ne pas poursuivre et celle de ceux que la commission recommande de poursuivre?
Sur la deuxième liste la première personne s’appelle Allen Brown, s’agit-il de Cyril Allen? Et Momo Jiba?
R: Sur ces questions je ne sais pas vous répondre.
Q: Avez-vous eu depuis la sortie de votre film un écho en provenance du Libéria? Des articles dans la presse? Des réactions des personnes interviewées?
R: Pour l’instant, aucun écho du Libéria. Mais j’ai reçu quelques messages préoccupants d’éléments protagonistes du monde horrible des trafics d’armes et de déchets. Comme s’ils s’inquiétaient de développements possibles de l’enquête dans ce sens.
Je vous demande …Le Burkina, au-delà d’avoir joué un rôle central dans beaucoup de trafics d’armes, est-il devenu la poubelle des déchets toxiques occidentaux?
Q:Et du côté du Burkina où de nombreux journaux ont publié les témoignages?
R: Non, ou mieux j’ai reçu des témoignages d’estime. Mais il est encore trop tôt pour en juger…Certaines personnes sont extrêmement intelligentes.
Q: Pourrons-nous disposer de la version originale où les interviews sont faites en anglais?
R: Encore quelques jours de patience et ce sera possible. Ma rédaction est composée de personnes à contrat à durée déterminée et leurs contrats ont expiré et n’ont pas encore été renouvelés…
Q: Après le premier documentaire qui met en cause la CIA et les USA dans l’assassinat de Sankara, les deux documentaires suivants mettent de nouveau en cause à de nombreuses occasions l’action des Etats-Unis et de citoyens américains. Avez-vous eu des réactions officielles ou informelles en provenance des USA?
R: Il n’est pas dans le style de certains milieux américains de manifester publiquement leur pensée.
Q: Etant donné que la France est citée dans certains témoignages et que l’Afrique francophone et le public français s’intéressent beaucoup à tout ce qui concerne Thomas SANKARA, pourrons-nous disposer d’une version française ? Avez-vous entrepris des démarches pour proposer votre documentaire aux télévisions francophones?
R: Je crains que, pour une version française, il vous faille vous en occuper vous-mêmes, pour les raisons que j’ai déjà évoquées.
Q: Continuez-vous actuellement sur le même sujet? Travaillez-vous sur autre chose?
R: J’ai beaucoup de projets en route…je voudrais les réaliser…encore et toujours sur les véritables raisons de nombreuses tragédies africaines…J’espère pouvoir les réaliser…
Interview réalisée fin septembre 2009 pour le site thomassankara.net.
L’original est à l’adresse http://thomassankara.net/?p=825 . La traduction a été réalisée par Patrizia Donatello et revue par Marie Claude et Giustiniano Rossi.