Gilles Arsene TCHEDJI

publié le 22 mars 2015 sur http://www.lequotidien.sn

Ils sont des «Hommes intègres», mais aussi des hommes rebelles. Forgés par l’esprit Sankariste, les Burkinabè ont attendu avec patience leurs heures de gloire pour réveiller les souvenirs de celui que tous considèrent aujourd’hui comme un modèle de démocrate. 28 ans après son décès, Thomas Isidore Noël Sankara renaît dans les cœurs, les esprits, les rues, la vie des Burkinabè. Ils ressuscitent la mémoire, le souvenir de cet inoubliable guide de la première révolution (celle des années 80). Et cela donne en 2015, la Sankaramania.

Thomas Isidore Noël Sankara ! Un homme politique anti-impérialiste, panafricaniste et tiers-mondiste burkinabè, né le 21 décembre 1949 à Yako en Haute-Volta et as­sassiné le 15 octobre 1987 à Oua­gadougou. Cet homme qui dirigeât la révolution burkinabè du 4 août 1983 jusqu’à son assassinat lors d’un coup d’État qui amène au pouvoir Blaise Compaoré, le 15 octobre 1987 est aujourd’hui, plus qu’hier, un héros reconnu et adulé à travers le monde mais surtout au Burkina Faso. Ce, après la seconde révolution ou du moins l’insurrection d’octobre 2014 qui a vu partir du pouvoir son «ami et frère d’arme, Blaise Compaoré». Jamais sous le magistère de ce dernier, on pouvait s’imaginer voir vouer un culte à la mémoire de Sankara dans les rues du Burkina Faso. Pourtant, c’est bien Thomas Sankara qui avait changé le nom de la Haute-Volta, nom issu de la colonisation, en un nom de la tradition africaine : Burkina Faso, qui est un mélange de moré et de dioula et signifie pays des Hommes intègres. Aujourd’hui, c’est chose faite. Les Burkinabè vouent un culte affiché à leur défunt Prési­dent et posent partout dans Ouagadoudou les portraits du défunt Président révolutionnaire.

L’histoire semble ainsi se réécrire dans ce pays qu’il avait dirigé de main de chef, avec des réformes majeures pour combattre la corruption et améliorer l’éducation, l’agriculture et le statut des femmes. Il y a seulement quelques mois de cela, il était en effet impossible de voir un grand poster de Thomas Sankara dans la rue à Ouagadougou.

Aujourd’hui dans la capitale burkinabè, le doux visage de ce brave fils d’Afrique est fièrement dessiné ou peint sur différents supports de propagande. Sur l’avenue menant au quartier de la patte d’Oie, à quelques mètres seulement des anciens locaux de l’ex-belle-mère nationale, Alizéta Ouédraogo, réfugiée à Paris, depuis la chute de Blaise Compaoré (Mme Oué­drao­go est la belle-mère de François Compaoré, frère cadet de l’ex-homme fort du pays. Alizéta Oué­draogo était devenue une femme d’affaires prospère. Elle a fait fortune dans le cuir et dirigeait, depuis 2011, la Chambre de commerce et d’industrie du Burkina. Une ascension fulgurante qui, informe-t-on, avait coïncidé avec le mariage de sa fille Salah avec François, le frère cadet de Blaise Compaoré, en 1994), trône un géant portrait du fils de Sambo Joseph Sankara. Comme pour célébrer le vent de liberté qui souffle aux pays des Hommes intègres, c’est devenu presque une mode de choisir le défunt guide de la révolution comme parrain de différents évènements. L’on hésite donc plus désormais à placarder un peu partout ses portraits tout aussi beaux les uns que les autres.

La consécration au Fespaco

Le Fespoco 2015, n’est pas resté en marge de cette dynamique. La Sankaramania s’est aussi emparée des affiches de cette 24e édition. Deux films ont rendu hommage au révolutionnaire burkinabè assassiné en 1987 et longtemps banni des écrans. Il s’agit de : «Twaaga», remarquable court métrage du Burkinabè Cédric Ido et le documentaire «Capitaine Thomas Sankara» du Suisse et Burkinabè d’adoption Christophe Cupelin. Ce film refusé par le Fespaco en 2013 a été non seulement programmé cette année, mais il a été surtout acclamé par de nombreux Burki­nabè venus assister à la projection. Mieux, pour la première fois dans l’histoire de ce festival panafricain, il a été décerné un prix Thomas Sankara pour «célébrer la créativité et l’espérance panafricaines incarnées» par l’ancien Président du Burkina Faso. Ce prix a également fait l’objet d’une large promotion à travers la capitale burkinabè. Outre les affiches de propagande, les medias burkinabè et africains ont réservé un accueil des plus chaleureux à cette initiative de la Guilde africaine des réalisateurs et producteurs, association sans but lucratif créée en 1998 et ayant son siège à Paris. Cela était impensable, il y a quelques années.

D’ailleurs, Luc Aimé Ouédraogo, un jeune burkinabè de 35 ans, analyse : «C’est normal. Sankara est aujourd’hui plus qu’hier vivant dans les cœurs des Burkinabè. Pour les jeunes d’aujourd’hui, même ceux qui ne l’ont pas connu, il reste l’homme politique qui les captive le plus. Cela ne me surprendra même pas que de nombreux leaders politiques pour obtenir le vote des populations aux prochaines élections présidentielles, puissent brandir ses idéaux ou utiliser ses portraits, ou encore promettre de le réhabiliter, afin de berner le peuple. Sankara restera unique !».

Assis à côté de lui dans la cour du Ciné-Neerwaya, Bou­kary Sanou, 26 ans n’a pas connu Sankara. Il en a entendu parler par ses parents et aînés, témoins de l’aventure révolutionnaire. Toutefois, il donne son avis sur ce personnage qu’il dit n’avoir pas fini de connaître : «Quand on discute avec nos aînés, on constate que le sujet revient de plus en plus souvent, les tabous se brisent et l’on nous dit tout sur cet homme. Ce qui fait qu’aujourd’hui, il y a une soif de connaissance de l’individu. Je suis venu suivre ce film pour en connaître davantage sur sa personne. Je n’ai pas été déçu». Le jeune Sanou poursuit très en verve «C’est vrai, une grande partie de la jeunesse revendique son discours et s’identifie à lui. Ce qui est normal. Car au Burkina, Sankara est resté un héros singulier».

La Sankaramania, c’est dans les cœurs, les esprits, mais c’est surtout dans la vie de tous les jours. Au grand marché de Ouagadougou comme un peu partout dans les boutiques de la ville, des tee-shirts à l’effigie de Sankara sont en vente. Et l’on y grave des déclarations du leader tel que «la patrie ou la mort, nous vaincrons» ou encore des messages de sensibilisation en direction des élections à venir : «Peuple du Burkina, prends ton destin en main…». Ces messages sont écrits en Français, en Anglais, en Moré, en Dioula… Et les clients en redemandent. «J’ai épuisé le stock de tee-shirts XL et XXL, à cause du Fespaco…. Beaucoup de festivaliers en ont achetés. Reve­nez demain pour voir. Les tee-shirts Sankara sont très à la mode ces temps-ci et nous faisons de bonnes affaires. Demain vous l’aurez propre !», réagit Bouga un commerçant du marché.

Dieu de la jeunesse

Dans les rangs de la jeunesse burkinabè, Sankara est incontestablement l’incarnation du démocrate le plus accompli. Michèle Com­paoré, étudiante en histoire à l’université de Ouagadougou dit être convaincu que si Thomas Sankara était encore en vie, il allait gagner sans sourciller les élections à venir. «Quand vous regardez la façon dont le culte pour Sankara a pris de l’ampleur ces derniers mois, vous jurez sans vous tromper qu’il allait gagner haut les mains l’élection présidentielle s’il était encore en vie», dit-elle. Rappelant que dans les derniers temps précédant son assassinat et constatant le décalage entre son empressement révolutionnaire et un peuple essoufflé, il avait déclaré : «Je préfère faire un pas avec le peuple, que cent pas sans le peuple», la jeune étudiante estime que son épouse Mariam Sankara devrait faire sienne cette phrase et se lancer dans la course à la présidence de la République. Cette idée, beaucoup de jeunes, notamment les dames l’évoquent avec espoir. «Ce ne serait que justice rendue à sa famille, à ses proches» commente-t-elles, non sans estimer pour certaines, que le mieux serait que la famille de Sankara reste loin de la chose politique.

Une chose est sûre, à Ouaga­dou­gou les journaux annoncent avec beaucoup d’enthousiasme ce retour de la veuve de Sankara. Un retour qui pourrait, dit-on, changer beaucoup de choses dans la vie politique à Ouagadougou. Pour le moment, la Sankaramania a at­teint le cœur de la jeunesse. C’est devenu un véritable phénomène qui prend de l’ampleur à tel point que l’on pourrait croire qu’à la veille des élections à venir, cette jeunesse est en quête d’un héros pour remplacer Sankara, puisqu’elle n’a pas encore fait son deuil.

Sentinelles des idéaux Sankaristes

Il faut reconnaître que le phénomène Sankaramania semble bien en­tretenu par les jeunes du Balai citoyen, ce mouvement d’activistes burkinabè, qui a participé en octobre dernier à la chute de Blaise Com­paoré. Mais il y a aussi tous ceux-là qui se réclament Sanka­riste, à l’instar de Bénéwendé Sankara, leader d’un principal parti d’opposition dit «sankariste» (sans lien de parenté direct avec Thomas Sankara). Lui affirmait sans ambages : «Nous resterons une sentinelle, la mauvaise conscience des gouvernants… Le peuple a décidé que l’exercice du pouvoir ne se ferait pas sans lui : ça, c’est du Sankara ! Mais il est mort il y a près de trente ans et son discours doit être adapté aux défis du monde actuel. Or, dans ce pays, nous n’avons pas d’avant-garde politique dans laquelle la population se reconnaîtrait spontanément». Son mouvement n’a été créé qu’en 2000, dans la foulée de la vague de contestations qui avait suivi le meurtre de Norbert Zongo. Et il est à l’instar du mouvement Balai citoyen, un parti conservateur des idéaux du «Che Guevara africain».

D’ailleurs, il y a quelques semaines, en plein Fespaco et prenant conscience du fait que le monde a le regard tourné sur Ouagadougou et que l’Afrique est rassemblée autour de la fête du cinéma, les membres du Balai ont marqué les esprits en organisant un concert sur les ruines de l’Assemblée nationale du Burkina. Ce fut encore une belle occasion pour les rappeurs burkinabè Smockey et le Séné­galais Didier Awadi aux cotés d’autres artistes africains, de lancer en direction des jeunes, des messages forts légués par Thomas Sankara. Smockey soulignait à cette occasion que son album «Pré-volution» est une réunion de trois concepts, à savoir prémonition, révolution et évolution. Dans cet opus tricolore exprimé respectivement par les couleurs jaune, rouge et vert, il rend hommage à Norbert Zongo, le journaliste assassiné le 13 décembre 1998 et à l’ex-Président du Faso, Thomas Sankara. Mais surtout Smockey a rappelé à cette tribune l’objectif de son combat pour le continent : Balayer tous les chefs d’État africain qui ambitionnent de s’éterniser au pouvoir. La formule est servie avec la bonne méthode ; celle de Sankara. Celui-là même qui savait saisir les bonnes occasions pour déranger à travers des réflexions fortes et puissantes. Sa magie opère. L’esprit Sankara vit toujours.

Le lendemain de ce mythique concert durant lequel Smockey a lancé son album Pré-volution, ces jeunes disciples se sont tous rendus sur la tombe de Thomas Sankara, pour prier et se recueillir près du maître. Une manière de reprendre des forces et lui dire de toujours être leur éclaireur ? Sûrement. Smockey, Awadi et leur suite n’ont également pas manqué de rendre visite à la famille du vénéré maître. Là, informent plusieurs sources concordantes, les deux artistes du rap africain ont pour la première fois pris dans leur main, la propre guitare de Thomas Sankara avec beaucoup d’émotion. Surement, une autre façon de marquer de leur empreinte l’histoire mais également de jouer aux rythmes du nouvel air Sankara qui souffle sur le Burkina ou simplement d’inviter à la source de la nouvelle ère Sankariste, qui s’impose au Faso.

Rappel historique : La chute de Sankara

Jeune capitaine de l’Armée burkinabè, Thomas Sankara a pris le pouvoir à 34 ans, en 1984. Moins de quatre ans plus tard, le 15 octobre 1987, il sera renversé et assassiné. Son tombeur n’est autre que son plus proche collaborateur, son frère d’armes, son ami : Blaise Compaoré. Celui-ci devient alors l’homme fort du pays, durant vingt-sept ans, avant que les manifestants de Ouagadougou ne le contraignent, le 31 octobre dernier, à une fuite peu glorieuse. Durant toutes ces années, le Président fratricide aura tenté en vain de se débarrasser d’un fantôme qui ressurgit aujourd’hui avec d’autant plus de force que l’insurrection populaire d’octobre s’est réclamée de son nom. Finira-t-on un jour par le réhabiliter ou lui rendre justice ?

Gilles Arsene TCHEDJI

arsene@lequotidien.sn (De retour de Ouagadougou)

Source : www.lequotidien.sn/new/index.php/component/k2/six-mois-apres-la-chute-de-compaore-la-sankaramania-s-empare-des-hommes-integres

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