Cette pièce, dont nous vous livrons ici le texte intégral, avec l’autorisation de l’auteur, a été crée à Ouagadougou en 1998, mise en scène par l’auteur.

Elle a été reprise en 2002 au Théâtre des Amandiers de Nanterre dans une mise en scène de Jean-Louis Martinelli.

Puis à Vienne, Isère, en 2005, par la compagnie Balagan dans une mise en scène de Grégoire Ingold.

En 2008, la pièce semble devoir entamer une nouvelle carrière.

Vous trouverez une présentation de la pièce, de l’auteur ainsi qu’une interview à l’adresse

Vous pouvez trouver à l’adresse  les  véritables discours que se sont échangés Sankara et de Mitterrand.


Mitterrand et Sankara

de Jacques Jouet

 

Personnages : Le Théâtre simple

                        Thomas Sankara

                        François Mitterrand

 

Sur la scène, trois sièges sont disposés en V. L’ouverture du plan en V est côté public. À terre, entre l’extrémité des branches du V, un bassin carré rempli d’eau.

Entre Le Théâtre simple, qui s’assied face au public.

 

Le Théâtre simple

            Je suis sur le théâtre. Je suis le Théâtre simple. Je suis le Théâtre simple, et je serai bientôt sur le théâtre avec deux de mes amis qui vont entrer derrière moi. Entrez, entrez. (Entrent François Mitterrand impénétrable et Thomas Sankara tout sourire. Le premier porte un chapeau blanc, un costume clair et cravate. Le second, un treillis militaire avec calot rouge. Ils se font mutuellement signe de s’asseoir. Ils s’asseyent face à face, respectivement à cour et à jardin.) Au Théâtre simple, il y a, habituellement, de la parole qui s’échange entre des personnages dans un espace et un temps prévus à cet effet. C’est pourquoi mes amis et moi nous allons préparer notre bouche à ces échanges en y introduisant des grains de maïs ou des petits cailloux. S’il vous plaît… (Tous trois s’exécutent.) Notre parole devra se débrouiller avec ces petits corps étrangers se promenant dans la bouche ou coincés contre une joue ou posés sous la langue. À un moment précis du texte que je dois dire, il est écrit que je crache mon caillou en direction du bassinet que vous apercevez sur le sol devant nous et que la mise en scène discrète du Théâtre simple considère comme indispensable. Si je vise bien (autrement dit si le grain de maïs ou le petit caillou fait “ploc” en trouant la surface de l’eau), je continue. Si je vise mal, la règle veut que je passe la parole au capitaine Sankara, qui, à son tour… et la parole fera la ronde.

 

Le Théâtre simple vise et crache. Suivant  le résultat  de son jet, il poursuit ou passe la parole à Sankara.

 

           Au Théâtre simple, il y a assez souvent des personnages. Les personnages, ce ne sont pas exactement des personnes. Ce ne sont pas des êtres libres. Ils dévorent des poulets en matière plastique et boivent de l’eau colorée en ayant l’air de jouir d’une impression d’alcool. Ils ne peuvent rien décider de leur destin. Il est vrai que, parfois, les paroles qu’ils disent ont une action imprévue sur la conscience de tel ou tel être libre assis dans le public du Théâtre simple. Mais c’est assez difficile à prévoir, à reconnaître à coup sûr et même à commenter.

 

Le Théâtre simple vise et crache. Suivant  le résultat  de son jet, il poursuit ou passe la parole à Sankara.

 

            Les personnages de cette pièce, outre moi qui parle d’art – et, je vous préviens, je suis assez intarissable (je compte sur votre endurance) – les personnages de cette pièce sont deux présidents de pays. Ce sont des personnages historiques, figurant, par conséquent, des êtres qui furent libres avant leur mort aussi attestée que le fut leur vie. J’ai dit qu’ils étaient morts, ce qui est vrai. Mais ce qui n’empêche pas qu’on parle d’eux, encore, et qu’on convoque ici, pour le Théâtre simple, des copies, je le reconnais, bien approximatives. Il y a le capitaine président du Burkina Faso, Thomas Sankara. Il y a le président de la République française, François Mitterrand. Entre nous, ce sont tous les deux de sacrés numéros.

 

Le Théâtre simple vise et crache. Suivant  le résultat  de son jet, il poursuit ou passe la parole à Sankara.

 

            François Mitterrand et Thomas Sankara. Ces deux phénomènes se sont rencontrés quelquefois, au milieu des années quatre-vingt. Et toujours, ils se sont attirés l’un l’autre, interrogés l’un l’autre, agacés l’un l’autre. Il est juste de dire que c’est plutôt le jeune Sankara qui, à ces occasions, fut en position de mordiller, parfois de mordre, les mollets septuagénaires du buffle d’apparence un peu hiératique et blasée.

 

Le Théâtre simple vise et crache. Suivant  le résultat  de son jet, il poursuit ou passe la parole à Sankara.

 

            Faites comme moi… fermez les yeux, quelques instants, et écoutez bien… La scène est sur la scène, et la scène représente la terrasse de la présidence, à Ouagadougou, le 17 novembre 1986. Le lieu est sobre et dépouillé. Des néons sont accrochés verticalement aux troncs des palmiers. Une longue table a été dressée. Chaque convive a devant lui trois verres. La nuit est douce, presque fraîche. Des chauve-souris dansent un ballet qu’il vaut la peine, un temps, de suivre. Leur cri est un beau cri inconnu dans les Landes. Il n’y aura pas de bande son. Ouvrez les yeux, vous êtes au théâtre, au Théâtre simple.

 

Le Théâtre simple vise et crache. Suivant  le résultat  de son jet, il poursuit ou passe la parole à Sankara.

 

            Je vais faire une digression. Moi qui suis le Théâtre simple… avant d’être le Théâtre simple, je croyais être le théâtre… quelle présomption !… mais déjà, je rêvais toujours, chaque fois que j’allais au théâtre, je ne pouvais pas m’empêcher de rêver d’une mise en scène unique. Tous les textes du répertoire ou de création sont représentés exactement de la même manière. On trouve, sur la scène, le même dispositif en forme de U. Autant de sièges que la pièce compte de personnages (c’est une variable). On trouve, par terre, le même bassinet rempli d’eau. Les comédiens (qui sont une autre variable) ont en bouche leurs petits cailloux et les crachent, un à un, selon la règle énoncée plus haut. Il faut se rendre compte que l’ordre des répliques de Jules César ou du Tartuffe risque fort d’être bouleversé. Je préciserai ailleurs la règle pour ce qui est d’une pièce classique.

 

Le Théâtre simple vise et crache. Suivant  le résultat  de son jet, il poursuit ou passe la parole à Sankara.

 

            Évidemment, c’est une façon de centrer le théâtre sur la voix et sur la parole. Cela n’empêchera pas que le corps de l’acteur s’y sente éloquent lui aussi. Alfred Jarry disait qu’il fallait, pour faire du théâtre, se débarrasser du décorateur et des acteurs. Mais s’il faut vraiment se débarrasser de deux partenaires (et c’est un axiome tout à fait recommandable quand on veut faire du Théâtre simple), ce seront pour moi le décorateur, d’accord, mais pas les acteurs, plutôt le metteur en scène au sens moderne, que je ne confonds pas avec celle ou celui qui remplit l’admirable fonction de direction d’acteurs.

 

Le Théâtre simple vise et crache. Suivant  le résultat  de son jet, il poursuit ou passe la parole à Sankara.

 

            Qu’on se rende bien compte que cette introduction de l’aléatoire (ce n’est pas tout à fait de l’aléatoire puisque tout dépend de l’adresse de l’acteur). Je me reprends. Qu’on se rende bien compte que cette introduction d’une variable dans le déroulement d’une pièce joue sur l’idée d’anarchie dans la flèche du temps. Le temps réel n’est pas réversible, mais le temps de la fiction, oui, le temps du cinéma, le temps du roman, le temps de l’épopée, le temps du théâtre comme du Théâtre simple. Dans les réceptions officielles, deux discours se succèdent sous la forme de deux blocs insécables. On ne sait jamais trop quelle phrase répond à laquelle, qui l’aura précédée ou qui va la suivre. Mais nous avons de la mémoire.

 

Le Théâtre simple vise et crache. Suivant  le résultat  de son jet, il poursuit ou passe la parole à Sankara.

 

            Ça s’est passé à peu près comme ça, j’imagine… (je n’y étais pas !) Mitterrand, alternativement guilleret ou découragé, qui se tortille sous la démangeaison du moustique. Le lion et le moucheron. L’agacement qui bout dans la cocotte, et la parole de l’autre avec ses flammèches et ses coups d’épingle qui ne manquent pas de panache. Je me tais, je me tais.

 

Le Théâtre simple vise et crache. Suivant  le résultat  de son jet, il poursuit ou passe la parole à Sankara.

 

            Je ne sais pas si vous considérez que mes interventions en tant que Le Théâtre simple parlant du Théâtre simple sont superflues ou ennuyeuses. Pis ? désastreuses ? Pourtant, il faut parler d’art dans l’œuvre d’art. C’est une de mes convictions. Où voulez-vous qu’il en soit parlé, sinon justement là, au lieu où l’on ne peut pas raconter de sottises, puisque c’est le lieu même où l’on doit apporter la preuve de ce qu’on avance ? Il faut parler d’art dans l’œuvre d’art. Même s’il n’est pas inintéressant non plus de parler d’autre chose, par exemple de comment va le monde en un lieu x et un temps z. J’ai fini.

 

Le Théâtre ne fait et ne dit plus rien. Il a fini. La parole passe automatiquement à Thomas Sankara (si tant est qu’il n’ait pas lui-même déjà fini (en ce cas, la parole passe automatiquement à François Mitterrand (si tant est qu’il n’ait pas lui-même déjà fini))).

 

 

Thomas Sankara

            Monsieur le Président, je vous fais un discours

            Et je puis vous promettre : il ne sera pas court.

            J’avais confectionné des mots diplomatiques,

            je veux m’en écarter. La vérité pratique

            demande la franchise et l’improvisation,

            un peu de théorie et beaucoup de passion.

            Oh, je ne ferai pas de scène de ménage

            à la France en visite… à moins qu’en son bagage

            elle charrie encore un lot de vieux démons,

            cachés perfidement au sein de ses sermons.

 

Sankara vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole à Mitterrand.

 

            Dans beaucoup de réunions internationales,

            vous discourez parfois d’une façon martiale

            en défendant le Sud contre les colossaux

            (nous avons la télé, au Burkina Faso).

            Parfois, je vous écoute, et je souris, j’espère

            que vous allez durcir vos phrases de bon père

            de famille et tenir ferme la position…

            Mais je dois faire état de notre déception.

 

Sankara vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole à Mitterrand.

 

            Vous prenez la parole en trop belles paroles

            et repliez bientôt toutes vos banderolles

            comme des syndicats quand ils ont balbutié

            des revendications de corps privilégié.

            Vous oubliez l’Afrique et ses maux réductibles

            vous oubliez le Sud, vous êtes insensible

            à tout ce qui n’est pas votre croissance à vous.

            Vous oubliez l’honneur, vous oubliez surtout

            la considération que le pauvre mérite

            quand cette pauvreté c’est de vous qu’il l’hérite…

            en partie ! Je suis bien d’accord. Car nous aussi

            nous avons nos moments de terrible inertie.

 

Sankara vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole à Mitterrand.

 

            Nous sommes des lutteurs, et vous aidez les pleutres

            oui, préférablement, vous caressez les neutres

            en donnant en exemple un tas de corrompus.

            Pourquoi ne pas s’unir, nous, le cheveu crépu,

            vous la crinière souple… et, le poing sur la tête,

            pourquoi ne pas souffler dans la même trompette

            pour abattre les profiteurs et les tyrans ?

            Je sais bien que vous nous trouvez trop différents…

            Vous n’avez pas assez fait amende honorable.

            Votre duplicité est incommensurable.

            Vous n’avez pas vraiment condamné l’apartheid…

            Comptabilisez-vous le silence comme aide ?

            Vous vous gargarisez de coopération…

            qui sait si nous n’en avons pas notre ration ?

 

Sankara vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole à Mitterrand.

 

            Nous voulons abolir toute trace de honte

            honte historique, honte coloniale, honte

            civique et culturelle, honte d’un passé

            d’esclave à l’intérieur, d’esclave transporté.

            Vous ne nous laissez pas le faire à notre guise

            puisque votre discours, seul, s’universalise !

            L’universel… Chez vous, tout est universel !

            Mais vous nous bassinez avec l’universel !

            espoir universel, idée universelle !

            votre démocratie, son nom ? l’universelle !

            Alors Pieter Botha que vous ménagez tant

            c’est de l’universel ! “ Laissez du temps au temps… ”

            Nous commençons à la connaître, la formule !

            Mais, vous savez, je suis têtu comme une mule.

           

Sankara vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole à Mitterrand.

 

            Nous aussi, nous avons notre nuit du 4 août

            en dix neuf cent quatre vingt trois. Un même trou

            n’a-t-il pas avalé les mêmes privilèges

            chez nous comme chez vous ? Je le sais du collège…

            Mais qu’aurait fait Danton devant le F.M.I. ?

            qu’aurait dit Robespierre à vous et vos amis ?

            L’aide veut gouverner, ici, à notre place

            en décidant pour nous, mais nous sommes coriace,

            nous refusons la pente où l’on veut nous mener,

            enrichir une élite à vos bottes damnée.

            Nous savons refuser les largesses perfides

            qui nous enrichiraient d’une façon rapide

            mais totalement inégalitaire, et ça

            il n’en est pas question ! Des ministres poussahs,

            des députés repus, des experts alcooliques,

            nous n’en voudrons jamais pour notre République.

 

Sankara s’apprête à cracher. Il ne crache pas. Mitterrand, qui paraissait dormir, lève un œil. Sankara poursuit.

 

            Nous avons des soucis : le bois, la forêt, l’eau,

            nous dressons nos mains nues en face d’un rouleau-

            compresseur, j’ai nommé le désert, qui avance

            à pas de géant sourd à notre déchéance.

            Nous avons des projets : l’éducation, les rues,

            des repas pour chacun, des livres, des charrues,

            les femmes libérées des préjugés des mâles

            et l’éradication des traces féodales

            de pouvoir, ici et là… Mais vous nous aidez,

            oui ! vous n’êtes intéressés à nous aider

            que pour qu’on vous achète un article inutile

            dont vos économies sont toujours si fertiles !

            Pardon, mais…

 

Exaspéré par la durée de l’envolée, Mitterrand se dresse et coupe Sankara.

 

François Mitterrand

            Non,  capitaine, vous ne jouez pas le jeu. Je suis votre invité, il faudrait tout de même que je puisse en placer une. Quand allez-vous cracher dans la bassine ? Est-ce que oui ou non Le Théâtre simple est garant du protocole ?

 

Le Théâtre simple

            Messieurs…

 

François Mitterrand

            Il faut me le dire, sinon je me retire immédiatement à la résidence avant le fromage et dessert !

 

Le Théâtre simple

            Messieurs, messieurs, je vous en prie…

 

François Mitterrand

            Mais comment “ Messieurs, messieurs ” ? C’est moi qui me suis énervé, et je le revendique. Trop, c’est trop. Quand le vase est près de déborder, il faut en vider un peu. Crachez, capitaine ! Crachez à la fin !

 

Le Théâtre simple

            Monsieur Mitterrand… Monsieur Mitterrand…

 

Un peu affolé, Le Théâtre simple, crache involontairement, tout en parlant, une salve de grains de maïs qui arrosent Mitterrand qui s’époussette.

 

François Mitterrand

            Non, pas vous ! Crachez… vous, capitaine ! Crachez, à la fin !

 

Thomas Sankara

                       … vous parlez, Mitterrand, tant et tant !

            j’écoute, je vous entends depuis quarante ans !

            À votre tour, un peu ! Il faut qu’une analyse

            ait le temps d’exprimer ce qui caractérise

            ce moment révolutionnaire éminemment.

            Vous ne voulez pas voir que tous vos reniements

            font le lit de nos morts. Oh, tout cela m’inspire…

           

François Mitterrand, autoritaire.

            Jouez le jeu. Veuillez cracher, je vous prie. Ne soyez pas ingrat… Vous êtes nos amis, nos amis de toujours.

 

Le Théâtre simple

            S’il vous plaît, capitaine…

 

Thomas Sankara

            Vous n’êtes pas très bon. Vous n’êtes pas le pire.

 

François Mitterrand

            Vous devriez cracher.

 

Le Théâtre simple

            Allons, capitaine…

 

Un peu à contre-cœur Sankara vise et crache. En fait, il fait exprès de viser loin à côté et passe donc la parole à Mitterrand. Il ne la reprendra qu’à son tour.

 

 

Thomas Sankara

            Sahraouis, sandinistes et Palestiniens,

            Canaques et Cubains, en Amérique Indiens !…

            nous savons comme vous ne nous fier qu’à nous-mêmes

            puisque nous est échu le sort le plus extrême.

            Monsieur le Président, entre nous, sans détours :

            nous sommes vos amis, vos amis de toujours ?

            et vous nous affamez ! Au moins il faut l’admettre.

            Supposons qu’un des miens se révèle un jour traître

            et que je doive affronter sa kalashnikov,

            la sienne propre ou l’une d’un de ses sous-offs,

            je suis bien sûr, au moins, qu’un révolutionnaire

            assumerait son geste et son but visionnaire

            comme le fit Saint-Just ou Brutus, Lumumba !…

            jamais il n’arguerait comme un colonial bas

            d’un sommeil innocent ou d’un défaut   d’entrailles !

            Tu t’en laves les mains, président des volailles

            coqs gaulois, dindes françaises, poules dodues,

            Quand donc nous rendrez-vous les biens qui nous sont dus ?

            nous, victimes culs nus de vos cambriolages

            en plein jour ! on peut dire, allez… de vos pillages.

 

Sankara vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole à Mitterrand.

 

            La France est épuisée, saoûle, grasse, droguée.

            Vous êtes fatigants d’être si fatigués.

            Vous n’êtes pas, pour nous, l’incontestable exemple.

            Vous êtes là, l’œil froid, et moi je vous contemple…

            Faites un peu de sport, monsieur le Président.

            Vous, vous avez sommeil, nous nous avons la dent.

            L’enthousiasme se mange, il nourrira le peuple.

            Vous savez qu’il n’y a pas une rime à peuple ?

            Voilà qui prouve bien sa souveraineté…

 

Sankara vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole à Mitterrand.

 

            Vous devriez la craindre, notre volonté :

            puisque nous n’avons rien, nous n’avons rien à perdre

            et plus d’un Père Ubu gaspillerait ses merdre

            à vouloir sacrifier de la chair à canon

            prise dans nos campagnes, dans nos villes. Non !

            Nous commençons un peu à savoir qui nous sommes,

            c’est là notre richesse, elle se compte en hommes.

            Et ce n’est pas tout à fait fini… attention !

            ne nous préparez pas une dévaluation !

 

Sankara vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole à Mitterrand.

 

            Quand les caméléons jouent les équilibristes

            on ne sait plus très bien ce qu’est un socialiste

            comme l’argent privé d’odeur, pas de venin.

            Vous allez nous trouver longtemps sur ce chemin,

            prétendus créditeurs d’une partie du monde !

            Fécond, le ventre, d’où sortit la dette immonde !

            Nous n’avons pas trinqué, monsieur le président…

            Enfin nous allons boire après le discordant.

            Préférez-vous de l’eau ? je vous vois qui transpire…

            Buvons un peu, j’ai dit ce que j’avais à dire.

 

Sankara ne fait et ne dit plus rien. Il a fini. S’il a fini le premier, la parole passe automatiquement à François Mitterrand (si tant est… etc).

 

François Mitterrand

            Monsieur le Président, cher capitaine, les mots que j’avais préparés ne sont plus de saison. Moi aussi, je jette par-dessus l’épaule mon papier un peu fade. Il faut parfois donner dans la diplomatie originale. Vous m’empêchez de dormir, savez-vous, avec le tranchant de votre belle jeunesse dévouée à votre peuple. Mais ne tranchez-vous pas trop, monsieur l’intempestif, bouillant, impertinent, dérangeant, qui titille ? Car enfin, vous êtes un homme debout, et c’est bien. Il paraît même que vous êtes intègre, ainsi que tous vos citoyens. Mais attention ! vous l’autoproclamez, cette intégrité. Il faut la tenir. Alors, je vous en prie, ne commencez pas, vis à vis de la France, par des propos dépassant votre pensée, ne commencez pas par une injustice.

 

Mitterrand vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole au Théâtre simple.

 

            À votre âge, j’étais aussi jeune que vous. Aujourd’hui, capitaine, c’est vous qui vous prénommez Thomas, mais c’est moi qui attends de voir, qui attends de toucher du doigt le bien que vous saurez faire et la trace vraiment refermée des cicatrices de l’Afrique. Je vous l’ai dit : à plaie profonde, cicatrice longue et longue à refermer. Ne gardez pas la plaie, ainsi, ouverte artificiellement sous prétexte que vous avez des qualités d’infirmier. Ou bien personne ne ferait plus rien : le boulanger ne ferait pas de pain sous le prétexte que s’il rassasie son client, son client n’aura plus assez faim pour lui acheter son pain. Est-ce assez absurde ? On ne guérit vraiment d’une douleur que lorsqu’on n’y pense plus.

 

Mitterrand vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole au Théâtre simple.

 

            Je ne dis pas que vous ne faites pas votre travail avec une certaine conviction ! Je mesure tout ce que vous avez entrepris de secouer. C’est très très bien, mon petit. C’est méritoire. J’aimerais en rencontrer plus souvent, des gens comme vous. Je m’ennuierais moins dans les réunions internationales. Mais je ne vois pas très bien pourquoi vous voulez aussi me secouer moi, qui suis probablement un de vos meilleurs soutiens, peut-être plus fiables  que certains de vos amis dont vous devriez vous méfier et que je ne nommerai pas, comme le colonel Kadhafi, par exemple.

 

Mitterrand vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole au Théâtre simple.

 

            Prenez par exemple les moustiques… Vous allez dire, un jour, (et c’est généreux ! ce n’est pas la question)… vous allez décréter – et payer d’exemple – que chaque citoyen tuera chaque jour, disons… trois moustiques qui passent près de lui, et dans une journée, dans votre beau pays intègre, c’est bien le diable s’il ne vous passe pas, dans une journée, trois moustiques au moins autour des chevilles ou du nez… (Peut-être fait-il le geste d’en chasser un.) Si, donc, chaque citoyen en âge de tuer tue ses trois moustiques quotidiens, ça ne fera pas loin d’un million et demi de moustiques exterminés en une seule journée à Ouagadougou… plus de dix millions de moustiques à la semaine ! Rendez-vous compte !… Je ne donne pas cher de la vie du paludisme ! Oui, mais voilà… les citoyens se fatiguent vite. C’est toujours comme ça. Les citoyens oublient peu à peu leur devoir comme leurs engagements. Et le capitaine Sankara, le capitaine courageux, le capitaine généreux connaît la déception. La déception et l’abus de pouvoir. C’est toujours comme ça.

 

Mitterrand vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole au Théâtre simple.

 

            Vous avez beaucoup de qualités. Soyez un chef d’État, et non le vibrion turbulent d’un chef d’État qui n’existe pas encore dans votre État ! Dans un État, le chef de l’État ne peut pas tous les jours être le peuple. Il vaut peut-être mieux. Attention, capitaine, votre peuple réel s’essouflera toujours beaucoup plus vite que son champion. Vous aimez le sport, je crois, mais on ne peut pas comparer la course du champion à celle de ceux qui courent après leur subsistance et leur bonheur. Ceux-ci veulent durer le plus longtemps possible. Celui-là ne rêve au fond que de mourir dans le moment extrême de son effort et de son dépassement à jamais incompris.

 

Mitterrand vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole au Théâtre simple.

 

            Quant à la France, telle que vous voudriez qu’elle soit… Balayez devant votre case et prenez garde que la révolution n’aille pas manger plus d’enfants qu’elle ne parvient à en nourrir.

 

Mitterrand vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole au Théâtre simple.

 

            Oui, l’Afrique a encore du mal, mais elle avance, elle avance. La nature est injuste. Ce n’est pas moi qui ai dit, ouvrez les guillemets, “ C’est con pour vous, les Africains ! vous êtes sur le continent le plus pauvre de la planète, et non seulement vous n’êtes pas nombreux, mais en plus vous êtes des nègres ! l’avenir va être dur pour vous, les mecs !” fermez les guillemets, ce n’est pas moi qui ai dit ça, c’est Mao Tsé Toung ! Votre Mao Tsé Toung ! Quelle mouche tsé-tsé l’avait piqué, ce jour-là ?

 

Mitterrand vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole au Théâtre simple.

 

            Mais, la démocratie est un concept universel.

 

Mitterrand vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole au Théâtre simple.

 

            Vous êtes sympathique, vous êtes excentrique, vous êtes immature, vous êtes un bousculeur d’hommes. Je suis un homme, vous me bousculez. Mais il n’y a pas que l’Afrique. Qu’est-ce que vous nous demandez ? Des faveurs ? Un traitement de faveur ? Est-ce que vous nous demandez l’aumône ? Nous n’y sommes pas obligés. Vous me marchez sur les pieds. Pardonnez-moi, vous me chiez dans les bottes. Soit. À mon âge, j’en ai vu d’autres, vous savez. La merde, ça se nettoie. Ça se nettoie et ça s’oublie. Il en revient tous les jours un peu. Alors ? Je vous aime bien. Vous êtes la jeunesse. C’est incontestable. Mais attention, il y a une marche. Je disais en commençant que vos propos dépassaient votre pensée. Prenez garde que vos actes n’en fassent autant. La jeunesse… Vous allez vous casser la gueule, mon vieux.

 

Mitterrand vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole au Théâtre simple.

 

            Il y a des valeurs. Et je sais que vous en avez. Je sais que vous en respectez certaines. On ne joue pas avec son peuple. Par exemple, moi, si j’avais un cancer, par exemple, à Dieu ne plaise, eh bien j’en aviserais mon peuple. Sur-le-champ. D’ailleurs, je rends public un bilan de santé, tous les six mois. Il n’y a pas que l’Afrique au monde.

 

Mitterrand vise et crache. Suivant le résultat de son jet, il poursuit ou passe la parole au Théâtre simple.

 

            Puisque vous me demandez mon avis, je vais me le demander à moi-même et finalement vous le dire quand j’aurai la réponse. Elle ne s’est pas fait attendre. La voici. Je souhaite un assagissement. Dépensez-donc un peu de toute cette belle énergie à consolider vos institutions en laissant travailler les experts internationaux et notamment français. Un peu de démocratie éloigne de la bonne gouvernance, mais beaucoup en rapproche. J’ai soif. Je voudrais pouvoir vous retrouver encore longtemps sur la route de mes harassantes tournées présidentielles… Et pour finir, Capitaine… dans dix mois, dans deux ans, dites… que dirons-nous ? Hein ? Que nous dirons-nous, si nous nous revoyons ?

 

Mitterrand ne fait et ne dit plus rien. Il a fini. S’il a fini le premier, la parole passe automatiquement au Théâtre simple (si tant est… etc). Lorsque les trois ont terminé, ils s’apprêtent à sortir, mais il y a encore trois répliques.

 

Thomas Sankara

            Ce qui est en question n’est pas ma réussite.

            La gloire à ma portée, c’est ce que je suscite.

            Tout anneau d’existence est une transition.

 

François Mitterrand, qui rit en montrant ses dents du haut.

            Non… nous avions fini… vous avez encore débordé la règle… vous n’êtes pas sérieux.

 

 

Le Théâtre simple

            C’est vrai.

 

 

 

Thomas Sankara, amusé.

            Ce n’est rien, c’est ainsi, c’est la révolution !

 

Mitterrand hausse les épaules. Sankara et lui sortent, plus détendus qu’ils n’étaient entrés. Le Théâtre simple sort à son tour sans effet particulier.

 

 

FIN

 

 

Nota bene 

Chaque discours se déroule dans l’ordre écrit de ses unités, interrompu par tel ou tel autre qui le suit, également dans l’ordre : Le Théâtre simple, Sankara, Mitterrand. Il n’est pas exclu qu’un acteur particulièrement adroit fasse qu’il donne son discours entier continûment. En ce cas, il ne reste plus que deux personnages en lice.

Chaque personnage reprend, bien entendu, la parole au point où il l’avait laissée.

 

  © Jacques Jouet

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