Le contenu de cet article constitue l’intervention d’Ernest Nongma Ouedraogo, qu’il a présentée durant le symposium organisé à Ouagadougou, en octobre 2007, à l’occasion de la commémoration du 20eme anniversaire de la mort de Thomas Sankara. Ernest Nongma Ouedraogo est  le cousin de Thomas Sankara. Il  a été ministre de l’intérieur durant la Révolution. Les informations qu’il donne ici sont issues des carnets personnels de Thomas dont il a pu récupérer une partie. Intervenant durant la même séance nous lui avons instamment demandé de publier ces carnets, ajoutant que nous pourrions sans doute trouver un éditeur. 

Bruno Jaffré


 

Il y a eu, ces dernières années, un tel foisonnement littéraire sur Thomas Sankara, qu’on pourrait être tenté de se contenter de recommandé une bibliographie qui aurait été utilement consultée par ceux qui n’ont pas connu le personnage et n’ont pas vécu la RDP, notamment environ la moitié des Burkinabé d’aujourd’hui.

On trouve un peu de tout: des explorations au scanner de la Révolution, des caricatures du CNR, des peintures vengeresses contre Thomas Sankara, etc.

A titre illustratif, vous me permettrez de citez abondamment Je portrait de Thomas Sankara tracé par quelqu’un qui précise que son écrit « n’est ni une oeuvre littéraire, ni un essai historique, ni une biographie », mais un simple témoignage tiré de son vécu personnel aux côtés de Thomas Sankara, homme « qui détestait le formalisme érigé en dogme, et qui lui a appris à travailler vite, à penser vite, à agir vite 1 à prendre les décisions en toute responsabilité et à les assumer entièrement».

Alfred Yambangba Sawadogo, car c’est bien de lui qu’il s’agit, dit ceci:

« Je le rencontrai, Thomas Sankara, le 14 juillet 1983, vers 18h, à l’heure où toute la classe politique de la capitale était conviée à l’ambassade de France pour célébrer la grande fête du peuple français.  Ce fut un tête-à-tête de vingt minutes environ.  Il me parut vraiment jeune, frêle, en tout cas mince.  Ce qui me frappa tout de suite en lui, c’était l’expression de son regard.  Il me fixait intensément, droit dans les yeux, et il me semblait qu’il scrutait quelque chose que lui seul pouvait percevoir, au delà de mon propre visage, au delà du mur de la salle de séjour, derrière ma tête, pour embrasser le vaste chantier de travail que devait être plus tard tout le pays. Il portait des sandalettes en cuir de lézard usées, une des boucles du gros orteil droit décousue.  Avec un pantalon kaki délavé, en bras de chemise, le capitaine ne me parut pas être le guerrier terrible dont la rumeur publique en avait répandu l’image.  Rien en lui ne rappelait le militaire, sinon un petit détail: ses cheveux étaient coupés court, peignés avec soin, ce qui est caractéristique de la discipline militaire dont il ne s’est jamais départi.  Autre trait remarquable chez lui, ses oreilles, bien en évidence, décollées du visage, qui lui ont plus tard valu le sobriquet « affectueux» de « Touba» ou l’homme aux grandes oreilles.  Notre entretien fut presque banal. Je me présentai et lui rappelai que j’étais celui qui avait été choisi pour être son conseiller en matière de coopération avec les ONG.  Il me développa alors le concept qu’il avait de la question:  le pays risquait de perdre son âme sous le poids des aides si le secteur n’était pas organisé, planifié orienté selon la politique nationale (..).

Sur la question, Sankara, lui que j’étais censé conseiller, aurait été plutôt mon conseiller.  Il me parla de ses projets de travail avec le monde des ONG, et déborda largement pour s’attaquer à d’autres sujets.

Par exemple, il me dit que pour accélérer l’éducation du peuple, il était indispensable de doter le pays de théâtres populaires où des saynètes simples devraient être jouées pour hâter la prise de conscience du peuple. Tiens! Me disais-je: des théâtres populaires?  Quelle idée!  Soit dit en passant, je ne m’y connais guère en théâtre!  Alors, je l’interrompis tout de même en lui lançant: « Des théâtres populaires?  Vraiment une priorité pour le pays? Non! 1/ faut lutter d’abord contre les famines… ».  Je remarquai tout de suite que son regard redoublait d’intensité et qu’il m’écoutait avec un vif intérêt. Sur le chapitre de la famine, j’en connaissais un bout, étant moi-même fils de la famine comme tous ceux de ma génération nés dans ce Sahel chaque fois éprouvé par les sécheresses. Et puis, à l’Institut des Etudes Sociales, mon mémoire de maîtrise portait sur les conséquences sociales de la grande famine de 1973 dans mon village natal. Je débitais donc à Sankara tout un chapelet de repères sur cette grave lèpre de notre pays.  A son tour, il m’interrompit en affirmant que, justement, les théâtres populaires avaient un rôle éducatif à jouer dans la lutte contre les famines.  Quelqu’un survint à ce moment-là, lui chuchota quelques mots à l’oreille, et ressortit.       .

Il m’expliqua qu’un de ses amis, en escale à l’aéroport. attendait à la porte pour se faire recevoir avant de reprendre son avion aussitôt: un grand professeur de l’Université de Niamey, au Niger.  Il s’excusa avec beaucoup de courtoisie, me raccompagna à la porte et me serra chaleureusement la main avant de me dire: « je vous ferai appeler à l’occasion pour poursuivre notre entretien. Merci d’être venu me voir».

Ce fut tout, mais ce fut beaucoup pour moi.

Je rapportai à ma femme et à mon ami Gustave que l’épisode Sankara n’était pas terminé. Ils me demandèrent de m’en expliquer, ce que je parvins à faire difficilement et confusément. Je pus simplement dire que Sankara me parlait de ses projets interrompus, à la manière d’un paysan qui a dû interrompre ses travaux champêtres, mais avec la certitude qu’il repartira dans son champ pour reprendre le travail là où il l’avait laissé.

– Mais comment as-tu perçu cela chez lui ?

– A la manière dont il parlait, d’un ton ferme et naturel à la fois.  Et puis son regard.  Ce regard surtout, qui me fixait, et qui fixait ce futur. Il m’a parlé de théâtres populaires.  Et je conclue: « Il reviendra au pouvoir. J’en ai la certitude ».          ..

Le 4 août 1983, peu après 20h, soit trois semaines seulement après notre rencontre, Sankara et ses compagnons s’emparèrent à nouveau du pouvoir d’Etat.  Cette fois, ils proclamèrent la Révolution.  Et la peur s’empara du pays (..).

D’avril 1984 jusqu’à sa mort le 15 octobre 1987, j’ai côtoyé cet homme. Je scrutais le personnage.  Il était étonnant:  tantôt exubérant, chamailleur, taquin, humoriste, amical et chaleureux.  Tantôt dur, renfermé, coléreux, le regard implacable.  Tantôt lyrique, poétique, la parole puissante, profonde et vraie.  Mais toujours égal à lui-même: nationaliste jusque dans l’âme, idéaliste, exigeant, rigoureux, organisateur, aimant le beau, les fleurs, la grâce féminine, la simplicité,  méticuleux sur la question de la propreté. Ses chaussures « rangers» toujours bien astiquées et brillantes.

Parfois impertinent, mal élevé même, sans état d’âme face aux décisions impopulaires, parfois des plus absurdes. Audacieux, fier d’être ce qu’il était, militariste sur la question de la discipline, homme de culture et de connaissances.  Exerçant le pouvoir d’État jusqu’à la jouissance, courtois et chaleureux surtout à l’égard des petites gens, superbe de défi et provocateur envers les grands de ce monde imprévisible, attachant, sportif possédant un solide appétit.

Un homme d’Etat d’un style nouveau! Il fascinait et personne ne restait indifférent face au personnage. C’est pourquoi il fut si aimé, si adulé, si haï de haine féroce. Même tant d’années après sa disparition, des soupirs de désespoir des larmes de douleur refoulées lui sont personnellement imputées, comme sont décernés les plus grands éloges à l’homme d’Etat exceptionnel qu’il a été (..).

Aujourd’hui encore, si Sankara était à conduire à l’échafaud, ils seraient des milliers de Burkinabé à la se bousculer au portillon pour actionner le couperet avec un indicible bonheur. Ils seraient aussi des milliers à pleurer la mort d’un héros, d’un homme qui a incarné le rêve collectif de tout un peuple.  » (Fin de citation)

Lorsque nous organisions des jeux, Thomas s’affirmait imperceptiblement comme le pivot central, ce par la limpidité de sa clairvoyance, la lucidité de ses idées, la pertinence et la clarté de ses exposés.  Il était doté d’un esprit de synthèse hors du commun.  Puis, lorsqu’il s’agissait de désigner un du groupe aux fonctions de premier responsable, il se dérobait à cette tâche, se battait même bec et ongles pour que ce fût moi à ce poste, lui restant l’animateur principal.  Bien des années plus tard, je ne fus point étonné que lorsque après une réunion du CPSP il me fut rapporté que Thomas avait refusé la fonction de président dudit conseil qui, disait-on, lui revenait de plein droit, se battant pour que le Médecin commandant Jean-Baptiste Ouédraogo occupât le poste, lui-même acceptant plus tard, sur l’insistance de ses camarades, d’être Premier Ministre. Mais revenons sur les bancs.

De l’école primaire de Gaoua que nous fréquentâmes, il me rejoignit avec trois ans d’écart, au lycée Ouezzin Coulibaly de Bobo-Dioulasso qu’il quittera plus tard pour entrer au Prytanée Militaire de Kadiogo, le célèbre PMK où il rencontre la plus part de ses futurs compagnons d’armes (à l’exclusion de Blaise Compaoré dont le parcours connaît un autre cheminement).

Bachelier, il entame à Madagascar des études à l’Académie Militaire d’Antsirabé, qu’il avait choisi de fréquenter en raison de l’ambiance politique qui y prévalait, choix qu’il regrettera d’ailleurs un peu, lorsque, plus tard, un certain complexe de supériorité imaginaire ou affiché par les collègues sortis d’écoles réputées prestigieuses comme Saint-Cyr, polytechnique ou Navale, l’irritait.

C’est la première «guerre des pauvres », pour reprendre l’expression journalistique y consacrée, qui eut lieu malheureusement entre la Haute-Volta et le Mali en 1974-1975, qui révèlera au peuple burkinabé l’intrépide officier Thomas Sankara. Mais déjà, dans l’armée, sa réputation était fortement établie. Certains de ses supérieurs le trouvent excentrique et quelquefois irrévérencieusement iconoclaste, par exemple lorsqu’il «discute vivement pour qu’il soit mis fin à l’utilisation des soldats pour effectuer des corvées au domicile des officiers»!  Les sous-officiers quant à eux, découvrent en lui un rénovateur devant l’éternel, sans être un faiblard, loin s’en faut.  Les soldats exultent de bonheur devant cet Officier anti-conformiste et au surplus éminemment humain, Un jour, après avoir participé à l’enterrement d’un de ses hommes, il se confie aux autres : « j’ai pitié de la famille du défunt. Les vautours vont s’abattre sur ses biens.  Ils vont essayer d’exploiter les enfants par la spoliation ».  (Fin de citation).

Le sous-lieutenant Thomas Sankara ne laissait donc personne indifférent.  Tant et si bien qu’il accumulait les fonctions et titres dans l’armée comme en ville.  A Bobo-Dioulasso où il servait depuis exactement six mois, il doit refaire ses valises pour gagner Ouagadougou où deux ministres demandent son détachement auprès d’eux: le Ministre de l’agriculture voulait en faire le responsable de la cellule d’animation rurale, le ministre de la Jeunesse le voyait plutôt responsable de l’action civique.  Il faut préciser que le sous-lieutenant T Sankara avait insisté auprès de la hiérarchie pour instaurer dans son unité un module d’instruction civique et morale dans lequel il enseignait c;les notions élémentaires sur l’Etat, la nation, les pouvoirs Exécutif, Législatif, Judiciaire… qui intéressaient tout particulièrement les soldats. Et le 12 mai 1974, avant d’embarquer ses bagages avec ses frère et sœur (Paul et Pauline se trouvaient avec lui), Thomas doit procéder une dizaine de fois à des passations de service aux nouveaux Chef du Bureau des sports, comandant de compagnie, Vice-président de la ligue de l’ouest d’athlétisme, Président de la ligue de l’ouest de Karaté, Responsable de commissions techniques diverses.  Il regrette les amis qu’il quitte, mais redoute surtout son nouveau poste.  Pour mettre dos-à-dos les deux ministres qui se le disputaient, le Chef d’Etat Major a tranché: le S/lieutenant Sankara est affecté au Génie Militaire. Sans qualification adéquate!  Qu’importe, il apprendra sur le tas.

A mon humble avis et sauf erreur, la première « sortie» (ou entrée, c’est selon) politique de Thomas Sankara aura eu lieu le 22 août 1973.  Ce jour-là, dans la salle de conférence du Camp Guillaume Ouédraogo de la capitale, le jeune officier est chargé de faire un exposé aux officiers et sous-officiers supérieurs de la garnison de Ouagadougou. Thème:  « les forces armées doivent-elles participer au développement?»  La politisation de la conférence par l’orateur scandalise l’auditoire quand il dénonce « l’armée budgétivore ».  Il est violemment pris à partie par un capitaine qui l’attaque: « ce que vous avez raconté là est un subterfuge, ni plus ni moins.  Un économiste vous démontrerait cela ».  Furieux, Thomas note : « il ne démontre pas où pêche mon système.  Il néglige le fort pourcentage de ruraux dans notre pays.  Il confond croissance et développement.  Il ne tient pas compte de la nécessité de former tous nos ruraux le plus vite possible, donc en faisant appel à un grand nombre de bordures.  ” oublie que sa solution ne tire pas l’armée de l’ennui, de l’oisiveté, sauf pour sa compagnie à lui.  En fait, il est intervenu par vanité, par fatuité.  Il est convaincu qu’il est un grand intellectuel et aime bien le faire croire. C’est un pédant ».

Trois semaines plus tard, le 13 septembre, le conférencier est invité à se produire à nouveau.  On remet çà.  Même thème, mêmes débats, mêmes tirs groupés de la part d’autres officiers d’une autre caserne, la garnison de Bobo-Dioulasso.  A la fin, Thomas Sankara note, à nouveau: « j’ai reconduit l’exposé fait à Ouagadougou, à savoir « les forces armées doivent-elles participer à des tâches de développement?  Des attaques, des critiques, et même des dénigrements (…) Je me suis fait connaître.  Je me suis fait des admirateurs.  Je me suis fait des ennemis qui ont décidé de me remettre en place (…) Mais tant pis.  J’aurais eu le courage de mes opinions, et je les vaincrai!  » (Fin de citation).

Car, contrairement à des idées reçues qui ont malheureusement la vie dure, Thomas Sankara était tout sauf un brouillon, un improvisateur fieffé, un impulsif qui ne réfléchit et n’analyse qu’après avoir agi.  Il tenait ce que lui-même appelait son « cahier de comptes rendus personnels », dans lequel il consignait tout, systématiquement tout: sa vie publique et sa vie privée, dans leurs détails les plus croustillants, ses observations sur la vie nationale, son analyse des événements internationaux, vraiment tout. Ainsi, le 3 août 1973 à partir de 19 heures, avec Toé Fidèle son voisin de classe au lycée Ouezzin Coulibaly, son futur Directeur de cabinet à la Primature et futur Ministre de la Fonction Publique et du Travail sous le CNR, il discute, des heures durant, de « la pléthore des littéraires et juristes en Haute Volta. Mieux vaut les écoles que les facultés ». (II ajoute que deux braves demoiselles, qui manifestement étaient venues pour entendre autre chose, se sont ennuyées à mort et sont reparties presqu’à leur insu.)

Ainsi parle-t-il du Président d’Argentine de l’époque:  « Peron réélu Président de l’Argentine après son renversement par les militaires en 1955.  Il a 78 ans.  Ça ne va pas.  Il est trop vieux et sa femme Vice-présidente (Isabelle). C’est l’oligarchie.  Il y a en Argentine le culte de Peron.  A sa mort, il y’aura le chaos.  Car le peuple est rassemblé autour de la personne sacro-sainte du généralissime Juan Peron, mais pas d’une idéologie.  Dans le mouvement justicialiste il y a une gauche qui veut définir /’indépendance nationale vis-à-vis des USA, et une droite bourgeoise. La gauche, des sans chemises, prolétaires béats.  La droite, bourgeois considérant Peron comme un tempéré anti-Castro, anti­-Allendé, et puis il y a les autres. Mais la contestation existe et Peron risque d’être assassiné».

Mais Peron ne sera point assassiné. C’est plutôt le président Allendé qui est assassiné. Alors Thomas Sankara’ concentre toute son amertume dans une petite phrase : « je suis touché par la mort d’Allendé du Chili ». Puis, le lendemain au petit matin, il griffonne’ une autre phrase non moins sommaire: « la mort d’AIlendé n’a pas laissé indifférent..  c’est bien ce que je pensais ».

De même, lorsque le général Lamizana opère son second coup d’Etat, Thomas Sankara griffonne:  « au réveil Je chef de corps convoque d’urgence tous les officiers au P. C. Proclamation du Général qui prend le pouvoir, dissout la constitution, l’Assemblée Nationale et gouverne par ordonnances. Un gouvernement de civils et de militaires, sera constitué.  Ça ne me satisfait pas.  Car j’attends toujours l’avènement des jeunes officiers. Et quoi qu’il fasse, Lamizana, téléguidé par Baba Sy, Seye Zerbo etc., ne pourra pas descendre chez les jeunes.  Et puis, pour les civils, if va engager des, anciens dépassés par l’évolution des choses ».

Quand il lui est donné l’occasion de visiter le palais édifié dans son village natal par le premier président de la république de Haute-volta, il éructe de rage en ces termes :  « c’est révoltant.  On est ému quand on voit tant d’argent volé!  Après avoir visité ce palais, on ne peut plus avoir un autre sentiment que la haine à l’égard de Maurice Yaméogo.  Vis-à-vis des chefs voltaïques on est écoeuré par leur peur de ce voleur.  Personne n’ose faire appliquer les textes qui condamnent ce Maurice ».

Côté morale, Thomas Sankara est intransigeant.  Exemple, il a lui-même noté: « Rassemblement.  Je sens le malaise.  Je me fâche, par souvenir du retard d’hier, et surtout par déception.  Des militaires qui manquent de rigueur, qui ne respectent pas la discipline, sur qui peut-on compter pour restaurer à la nation la droiture?  J’espère honnêtement assainir un milieu qui à la chance d’être à l’écart des maladies sociales des grands centres (il se trouvait alors à la tête d’un détachement du génie militaire à Péni, village à 35 km au sud de Bobo-Dioulasso).  Je me disais, poursuit-il, qu’à l’abri du sordide délabrement de notre armée qui offre chaque jour l’exemple de la décrépitude tant de la conscience professionnelle que des vertus essentielles des soldats, je me disais donc qu’ici au moins le cordon sanitaire permettrait de faire œuvre utile de réformateur.  Avant de m’engager, j’ai accepté les conséquences qui pourraient en découler, et j’ai compris que je me ferais détester. Mais j’espérais arriver à long terme à être compris et suivi (…) J’ai raison, mais il faudrait aller pas à pas.  Sinon ils ne suivront pas ».

S’agissant de la gestion des biens de l’État, il mentionne ceci : «j’ai conduit un pauvre vieux à la gendarmerie. Le Chef de corps m’a fait remarquer que je ne devais pas sortir avec la fourgonnette. Eh oui, je n’ai fait qu’imiter. C’est ainsi que l’on devient mauvais citoyen quand, pour se venger des erreurs des autres, on agit doublement dans la même sens qu’eux:  utiliser abusivement la voiture de l’Etat, par réaction aux mauvais entretiens des autres ».

Mobutu Sese Seko est en visite officielle en Haute-volta. Thomas Sankara note: « dans ses discours, il a donné de véritables leçons de politique à Sangoulé.  Il est venu chez nous, nous enseigner ce qu’il faut faire.  En jouant sur le nationalisme, Mobutu a vu juste.  Il est a ujourd’hui une idole des jeunes, des adultes et même des vieux qui l’admirent pour son recours à l’authenticité. Tant pis pour ceux qui n’ont su créer aucune valeur à leur peuple ».

L’imagerie populaire attribue au ROC (« Regroupement des Officiers Communistes ») la paternité du coup d’Etat du 7 novembre 1982, puis celui du 4 août 1983. C’est le mercredi 25 juillet 1973 à 10 heures qu’il est question de « projet de créer l’association des lieutenants et EOA », ce entre Thomas Sankara et un autre jeune officier). Le 27 juillet 1973 à 18 heures 30 minutes, dans un cercle un peu plus élargi, Thomas Sankara note: «nous avons passé notre temps à critiquer (. ..). Accord de principe pour une association d’EOA, S/Lt eT Lt ». Et le même soir à 23 heures «j’expose à ma mère les raisons politiques de notre sous-développement, notre dépendance servile vis-à-vis de la France, l’incompétence de certains membres du gouvernement ».

Il est aisé d’imaginer les angoisses suscitées par de tels propos chez la brave Marguerite Sankara, vendeuse de piment et de soumbala de son état.

Les contacts continuent d’être pris, méthodiquement, discrètement, prudemment, et les réactions des uns et des autres sont consignées minutieusement et fidèlement, analysées rigoureusement et froidement. Le 21 juillet 1978 à 23 heures est adopté, à l’unanimité, un règlement intérieur dont le préambule stipule: «il est créé un mouvement clandestin dénommé « l’Arête ».  Son but est de rechercher, regrouper, organiser tous les officiers et éventuellement tous les voltaïques qui, par leurs idées progressistes et leurs actions, sont susceptibles de lutter sincèrement pour un changement politique et social réel au profit des masses populaires voltaïques. L’adhésion à ce groupe exclut l’appartenance à toute autre organisation politique ».  L’article premier indique qu’if existe un Bureau Central, des bureaux locaux et trois Commissions (militaire, politique, information).  Il convient de noter que l’adhésion après recrutement, tests et stage, ne devient définitive qu’après prestation du serment suivant: «je jure sur l’honneur de n’appartenir à aucune organisation à caractère politique ou régionaliste. Je m’engage à agir toujours pour la défense des intérêts de la Haute-volta, à respecter le Règlement Intérieur Ide l’Arête, et à me soumettre toujours aux décisions régulièrement prises par le groupe ».

Comme tout mouvement clandestin qui se respecte, des pseudonymes sont affectés à tous les membres et à tous les lieux de rencontre, ce pour compter du 16 août 1973. On utilise des mots tirés de la faune, de la flore, de l’environnement socio-économique… bref, des noms quelconques et plutôt déroutants.  Ainsi, quand on disait, par exemple, que Sambo et Magloire sont allés au Gymnase depuis 22 heures, il fallait comprendre « Thomas Sankara et Henri Zongo se trouvent au domicile de Jean Baptiste Lingani depuis 18 heures ».  Bien entendu, ledit code ne restera pas figé et changera à deux ou trois reprises pour des raisons évidentes de sécurité. Aux réunions de l’Arête, l’ordre du jour comportait le plus souvent un thème de débats, l’examen de la conjoncture nationale et internationale, la solution de problèmes organisationnels, et des points sociaux en divers.  On y discutait par exemple du « Manifeste du parti communiste» de Karl Marx, des « problèmes économiques du socialisme en URSS» selon Staline, etc. Un procès-verbal de réunion était rigoureusement dressé après chaque réunion; celui qui avait mission d’exposer sur un thème donné le rédigeait intégralement et le soutenait ensuite devant ses camarades; le groupe qui avait à réfléchir sur la conduite à tenir par l’organisation rédigeait son analyse et la défendait; le rapport moral annuel est rigoureusement épluché. Tant et si bien qu’une documentation abondante existe sur la vie de l’Arête.

Dans un document intitulé « Conduite à tenir par l’Arête en cas de succès ou d’échec du Général aux élections» on lit en introduction: « aucun des quatre candidats aux élections (Lamizana, Macaire, Ki-Zerbo Joseph) ne fait l’affaire de l’Arête.  En conséquence, la conduite à tenir vis-à-vis de l’élection d’un d’entre eux est la même pour eux tous à quelques nuances près.  Suit une analyse au cas par cas: A)- Election de Lamizana; B)-Election d’un autre candidat.  Si le paragraphe B n’a nécessité qu’une dizaine de lignes, par contre l’élection de Lamizana y est examinée sous toutes les coutures, sur deux pleines pages de papier quadrillé (papier « ministre »).  En cas d’élection du général, il y a deux attitudes possibles de Lamizana: rester dans la continuité ou changer « radicalement ».  Le document affirme que « s’il reste dans la continuité, le mécontentement populaire va se généraliser, entraînant la naissance d’une situation révolutionnaire due aux partis qui auront échoué aux élections, à l’impossibilité de donner satisfaction aux partis qui l’ont supporté, due aussi aux syndicats qui vont poursuivre leurs revendications, et à la messe paysanne dont les problèmes vont demeurer irrésolus, et aussi à la jeunesse qui attendait la résolution de ses problèmes par le changement, et à l’accroissement des problèmes de la masse dû à la nécessité de renflouer les caisses vidées pour la campagne électorale. »

Le document poursuit:  « face à cette situation révolutionnaire, l’Arête doit agir pour apporter le changement. Mais quand faut-il agir?  L’Arête doit :

+ soit attendre que le peuple se soulève et à la faveur de se soulèvement prendre le pouvoir (attitude opportuniste à rejeter de préférence) ;

+ soit agir après avoir laissé le Général faire ses preuves pendant un certain temps, le temps que son action déclenche les signes avant coureurs d’un soulèvement populaire, et au moment où lesdits signes sont suffisamment clairs, ce pour que la masse comprenne le sens de notre action.  D’une manière générale, il faudra rester vigilants et mobilisés pour appréhender toutes les données de la situation sociopolitique du pays» (fin de citation).

Plus loin on lit que même en cas de changement, « un changement du type progressiste est impossible.  Les hommes pourront changer certes, mais l’option politique restera identique.  Il ne pourra opérer qu’un changement de forme (pseudo socialiste, pseudo révolutionnaire ou fascisation du régime) ». Après avoir examiné quels sont les voies et moyens pour effectuer ce pseudo changement, la commission qui a produit le document suggère l’attitude de l’Arête.  « l’Arête doit :

– continuer d’éduquer la masse dans le sens de ses intérêts véritables et dans l’optique d’une élévation du niveau de sa conscience politique afin que cette masse guidée et soutenue par l’Arête puisse accomplir sa propre révolution nationale démocratique et populaire;

– ou agir immédiatement afin de ne pas être pris de court par la mise en place de l’état policier. » En conclusion générale de l’étude, on note cette recommandation: « il faudra que:

– l’Arête ne soit jamais à contre courant des aspirations des masses populaires;

-l’Arête sache éviter une action où les masses ne suivront pas parce qu’elles n’ont pas compris le sens de l’action (ex. le cas du Bénin) ».

Un autre document a retenu mon attention. Il est intitulé « Attitude de l’Arête face à un coup de l’équipe Boubacar », et il examine l’éventualité d’un coup d’Etat. Il est structuré de façon à répondre aux questions suivantes: Qui? Quoi? Avec qui? Comment? Avec quoi? On ne peut y lire ceci :

«Qui : Général Sangoulé, Général Baba Sy et Colonel Bila.

Quoi: un coup d’Etat qui amènerait l’équipe à demeurer au pouvoir, à s’y ancrer profondément. AVEC QUI: éléments bleus. 1

a)- chefs ayant des troupes;

b)- individualités :  chefs sans troupe.

COMMENT et AVEC QUOI:

1ére forme: passive ou coup d’Etat de palais,

2ème forme: active ou violence.»

Le plus notable, à mon sens, est la rigueur avec laquelle la situation est analysée. Les hommes, les unités, les départements ministériels susceptibles de jouer un rôle en tel cas sont examinés minutieusement.  D’un des chefs, il est dit: « pourrait être utilisé comme l’exécuteur des desseins de J’équipe et ainsi avoir une chance de redorer son blason.  Est capable de réunir sous ses ordres quelques fanatiques qui cultivent le culte de sa personne et à qui un avenir meilleur serait promis.  »

D’un autre: « élément très pénétré d’un militarisme ancien et pour qui les ordres sont à exécuter. Compte tenu du fait qu’il a été préfet de (…) pourrait jouer un rôle non négligeable dans le recrutement de mercenaires».

D’un troisième: « il est J’enfant chéri du Général Baba Sy. Très grand psychologue, sait rester toujours à J’écart des querelles d’écoles. Très dangereux pour son sens aigu de l’organisation et son esprit de diplomate. Pourrait réussir pour la circonstance à faire taire les querelles intestines dans son entourage. »

D’un chef de corps paramilitaire, il est dit: « il est J’œuvre toute faite de Sangoulé à qui il doit sa situation sociale actuelle; homme de main de Sangoulé, il lui sera dévoué jusqu’à la dernière minute. Bien que jouissant d’une certaine popularité auprès des jeunes stagiaires, semble être contesté par certains de ses officiers, qui sont ses adjoints directs». Et ainsi de suite. La gendarmerie, les corps paramilitaires (CRS, garde républicaine, police…) sont passès au peigne fin.

L’attitude de l’Arête en cas de coup serait soit « laisser les choses suivre leur cours », soit « faire le contre coup».

Le dernier document qui a retenu mon attention est le rapport moral du bureau central élu le 21 juillet 1979.

Au plan international, le rapport note que « les divers impérialismes continuent leurs menées principalement en Afrique, au Proche-Orient, en Asie et en Amérique latine. Ils perfectionnent leurs armes, leurs stratégies. Grâce à leurs rivalités, ils se dénoncent mutuellement et favorisent ainsi leur caractérisation même par les masses dominées...» Suit un examen cas par cas des différents impérialismes. En situation nationale, le rapport constate ce qui suit: « En Haute volta tout a été mis en œuvre pour créer un PO V tout puissant.  Par leur inconséquence congénitale, UNDD et FPV ont prouvé, à ceux qui leur faisaient quelque peu confiance, qu’ils ne sont que des formations régionalistes, obscurantistes, en tout cas bourgeoises, anti-populaires et réactionnaires. » La suite est un examen à la loupe de tous les secteurs de la vie du pays, tous les secteurs d’activité, tous les acteurs de la scène politique nationale. On y entend un cri du cœur: Ue cite) « .. pendant ce temps les organisations révolutionnaires voltaïques sont divisées. Apparemment leur pomme de discorde réside au niveau idéologique. En réalité il n’en est rien. Car si effectivement ils sont opposés sur ce point, beaucoup n’ont pas conscience et comprennent même insuffisamment les thèses de leurs directions. Mais J’esprit petit bourgeois avec ses conséquences comme hésitation, opportunisme, fanfaronnade et sectarisme, le gauchisme né des conditions particulières de leur formation politique (UGEV) sont les véritables facteurs d’échec des révolutionnaires voltaïques. La lutte concrète les éduque, et celles des organisations qui feront leur autocritique pourront véritablement contribuer à la révolution en Haute Volta. Agissant au niveau des organisations de masse qu’elles ont infiltrées, elles entretiennent confusion, discorde et démobilisation. »

Une des rares vérités que Blaise Compaoré ait dites après le 15 octobre 1987 est celle-­ci : « nous ne sommes pas arrivés au pouvoir politiquement vierges. Nous savions à J’avance qui ferait quoi». Effectivement, l’on peut affirmer qu’à l’évidence, l’équipe qui a accédé au pouvoir d’Etat le 4 août 1983 était politiquement et idéologiquement bien formée pour assumer ses responsabilités nationales et internationales. Le moins qu’on peut dire également, c’est qu’on ne voit pas comment, après une si longue et minutieusement préparation, Thomas Sankara puisse dévier de la ligne après seulement quatre années d’exercice du pouvoir, au point de mériter l’assassinat pur et simple.

Figurez-vous que l’alinéa 5 de l’article 8 du Règlement intérieur de l’Arête dit textuellement: Ue cite) « les membres doivent discuter objectivement et librement de toutes questions qui leur sont soumises. Si une question divise sérieusement les membres, un vote est nécessaire pour les départager. Les votes sont à main levée ou au scrutin secret. Tout membre absent pour une raison majeure peut donner délégation de vote à un autre. Les questions de principes fondamentaux, d’idéologie, d’objectifs à atteindre, doivent être adoptées à J’unanimité. Les questions de méthode, de marche à suivre, de procédure, les questions financières peuvent être votées aux 2/3».

L’alinéa suivant renchérit: « aucune question inscrite à l’ordre du jour, débattue, passée aux voix, adoptée, ne peut être, pour quelque raison que ce soit, remise en cause, sauf par l’assemblée générale. En cas de non accord d’un ou de plusieurs membres avec le vote du groupe, ceux-ci doivent se soumettre à l’avis -de la majorité après trois réunions consacrées à la même question». (Fin de citation).

Peut on vraiment être plus démocrate dans une organisation clandestine, au surplus militaire?

L’action politique proprement dite de Thomas Sankara ne peut valablement être prise en compte que lorsqu’il est propulsé au devant de la scène politique nationale.

En attendant, en tant que commandant du Centre National d’Entraînement Commando (CNEC) à Pô, en marge des épreuves rigoureuses et extrêmement pénibles auxquelles il soumet ses hommes, il rompt avec une certaine tradition militaire en instaurant des discussions libres avec eux sur les sujets les plus divers touchant notamment à la vie de la nation et aux événements à travers le monde. Il partage tout avec les soldats. Il lance une opération d’intégration entre soldats et paysans. Puis les événements s’accélèrent.

« D’abord relevé de son commandement sans préavis, le capitaine Thomas Sankara, offiCier de valeur aux idées intarissables, est contraint sans merci par le Colonel Saye Zerbo à occuper le poste de Secrétaire d’Etat à la Présidence chargé de /’Information. C’était en septembre 1981. Ministre malgré lui, il n’en sera pas pourtant moins efficace. » J’ai cité là un journaliste d’Etat, qui ajoute: « il s’intègre aux travailleurs des organes de presse et accorde au traitement de /’information un intérêt particulier. Sur ce point, il a maille à partir avec le pouvoir qui l’accuse de faire du populisme et de vouloir affaiblir la position du gouvernement. Malgré tout, il a le moral et conserve le langage du combattant. Et, en clôturant la conférence des ministres africains chargés du cinéma, le capitaine Sankara laisse transparaÎtre son attachement à la vie de soldat, à la patrie et à la démocratie (…) cette conviction politique J’oppose à la nature même du régime du Colonel Saye Zerbo. » Le même journaliste poursuit: « partisan d’une intégration entre l’armée et le peuple.. Thomas Sankara défie les tenants de la politique néo-coloniale. Pour lui, /’information doit être définie comme un choix de classe. Son choix à lui est clair. L’artiste, le journaliste et le cinéaste doivent exprimer les préoccupations du peuple. Convaincu que la liberté est le fondement de toute création intellectuelle, il s’en prend au cinéma sous pression et milite pour une distribution équitable de J’information et à la démocratisation des médias, seul moyen de restituer au message sa vérité historique (…) Au bout du compte, les divergences s’aggravent et, de plus en plus, il se démarque nettement du pouvoir. Fidèle à ses convictions politiques conséquentes avec ses opinions, il rend sa démission sans discrétion en Avril 1982 ». (Fin de citation)

Un autre journaliste, de la presse privée celui-là, renchérit à sa manière: « Fin Avril 1982, il projeta la tenue à Ouagadougou d’un séminaire international de la presse, une grande messe qui devait rassembler toutes les sommités que compte la profession de par le monde. “est à peine besoin de dire qu’un tel jamboree de communicateurs devait servir à la mise en orbite médiatique du jeune capitaine ministre. Malheureusement, la veille même de l’événement, soit le 21 avril 1982, les choses basculèrent: Thomas Sankara quittait le gouvernement. Plus exactement il démissionnait du gouvemement et du CMRPN, comme de toutes les instances. ” en formulait les raisons dans une lettre confidentielle adressée au Président du CMRPN et dont il est bon de prendre connaissance:

« Monsieur le Président,

J’ai l’honneur de vous rendre compte que je démissionne du gouvernement et du comité militaire de redressement pour le progrès national et de toute autre instance du CMRPN.

Engagé à mon corps défendant dans le régime que vous avez instauré depuis le coup d’Etat du 25 novembre 1980, j’ai régulièrement et constamment exprimé en toute clarté que je me démarque de cette politique. Et ce, parce que la forme de pouvoir pour conduire le redressement ne pouvait servir que les intérêts d’une minorité. A la veille du Conseil des Forces Armées Voltaïques, instance souveraine du mouvement du 25 novembre 1980 que vous avez convoquée, je me dois de vous rappeler que le CMRPN ne saurait ignorer que tout pouvoir a nécessairement un contenu de classe. Capitaine Thomas Sankara».

Et le journaliste de commenter: « clair, sec, net que le contenu de cette lettre qui ne s’embarrasse même pas des formules usuelles de politesse. ” fallait que son auteur fût au fait de son sujet pour faire étalage d’une morgue si hautaine à l’endroit de son supérieur hiérarchique. Ou & ors qu’il fût frappé de folie comme ceux que Jupiter veut perdre. Or, il n’était point fou. Donc il savait que sa démission spectaculaire participait d’une stratégie qui était en marche vers le renversement du CMRPN. Et la partie de la lettre soulignée par nous (”Tout pouvoir a nécessairement un contenu de classe”) indiquait clairement de quel côté le coup pouvait venir: de ceux qui rêvaient de transformer la socété par une lutte de classes sans répit jusqu’au soir où l’on raserait gratis”. (Fin de citation).

Les journalistes ignorent peut-être que la nomination de Thomas Sankara au ministère de l’Information n’était probablement pas due à un simple hasard, car le Colonel Seye Zerbo, qui par ailleurs connaissait la valeur intrinsèque de l’homme, avait sans doute vu dans son dossier que le Conseil de formation de l’Académie militaire d’Antsirabé, par lettre n° 94 du 11 juillet 1972, a décerné des « félicitations à L’Elève Officier Sankara Thomas de la IVéme Promotion pour son comportement remarquable et son travail personnel, les résultats obtenus au cours du cycle de formation et l’influence qu’il a eue comme rédacteur en chef du journal de l’Académie». (Fin de citation).

. Quel que soit le prisme par lequel on observe la situation, il est à noter que cette démission dessine deux camps dans l’armée. D’un côté les conservateurs droitiers qui la considèrent comme une affaire militaire, qui, accusent son auteur d’indiscipline et de désobéissance, et qui par conséquent demandent une sanction militaire. De l’autre, les progressistes qui applaudissent cette prise de position qui ne les a d’ailleurs pas surpris.

Muté à Dédougou (230 km à l’ouest de Ouagadougou) où il est mis aux arrêts de rigueur, dépouillé de toute responsabilité correspondant à son grade, il y attendait la suite d’une procédure disciplinaire qui lui promettait une sanction mémorable. C’est à ce poste que le renversement du CMRPN le trouve, même s’il était de passage à Ouagadougou ce jour là par coïncidence, a -t-on dit.

Il dut prendre le train du CSP (Conseil de salut du Peuple) en marche. En raison du rôle qu’il y jouera, il fut considéré comme le véritable chef du mouvement.

De fait, Thomas Sankara sortira de l’ombre quelques semaines plus tard, porté aux fonctions de Premier Ministre par l’aile progressiste du CSP. On se souvient qu’à ce titre il rencontra les chefs coutumiers et leur tint un langage auquel ils n’étaient guère accoutumés :(je cite) « Nous vouons une attention déférente et affectueuse à nos traditions dont vous êtes, avec nos vénérables anciens, les dépositaires. Mais, est-il besoin de le dire, nos traditions doivent nous servir dei tremplin pour aller de l’avant et non devenir des chaÎnes qui entravent, compromettant de la sorte notre course au développement.

Nous constatons avec amertume et irritation, qu’il arrive souvent que des représentants de l’autorité coutumière, nostalgiques d’un passé dans ce qu’il a de plus rétrograde, terrorisent, étouffent l’esprit d’initiative; alors qu’ils auraient dû être des rassembleurs d’hommes, qu’ils auraient dû jouer… une formation et l’influence qu’il a eue: comme rédacteur en chef du journal de l’Académie)). (Fin de citation). ”

Quel que soit le prisme par lequel on observe la situation, il est à noter que cette démission dessine deux camps dans l’armée. D’un côté les conservateurs droitiers qui la considèrent comme une affaire militaire. qui accusent son auteur d’indiscipline et de désobéissance, et qui par conséquent demandent une sanction militaire. De l’autre, les progressistes qui applaudissent cette prise de position qui ne les a d’ailleurs pas surpris.

De fait, Thomas Sankara sortira de l’ombre quelques semaines plus tard, porté aux fonctions de Premier Ministre par l’aile progressiste du CSP.

En tout cas, c’est sa plume alerte qui crache les mots ci-après formant adresse aux ministres nouvellement désignés par le CSP : « Mesdames et messieurs les Ministres, le CSP est très heureux de la disponibilité que vous lui témoignez d’accepter de travailler avec lui. Le CSP n’est la création d’aucun parti politique, d’aucun groupe ethnique, d’aucune région. 1/ n’est pas non plus un mouvement corporatiste pour la défense et l’amélioration des seuls intérêts d’un groupe professionnel.

Le CSP est la concrétisation d’une prise de conscience, celle du refus de la domination et de l’exploitation d’une majorité par une minorité. Le CSP est la dénonciation vivante des prétendues vérités, de la philosophie paralysante, de l’arbitraire, de l’injustice, bref de cette idéologie de la résignation grâce à laquelle certaines couches de la population ont asservi les autres.

Même s’il n’a vu le jour que dans l’armée et par une certaine violence qui découle de la déformation professionnelle des protagonistes, l’avènement du CSP traduit une volonté politique qui est celle des éléments des masses populaires ou de ceux qui, malgré leur position sociale, ont su concrètement se lier à ces masses et en ont épousé les intérêts et la cause. C’est pourquoi nous affirmons que le CSP est un pas en avant. « Ipso facto» nous ne pouvons ne pas affirmer que le CSP s’oppose aux forces qui organisent et entretiennent avec les masses populaires des rapports de domination et d’exploitation. Et par delà ces forces sociales intérieures, c’est à lews commanditaires extérieurs que s’adresse surtout cette dénonciation concrète et que nous devons porter sur tous les terrains politique, économique social et culturel.

Le salut du peuple passe d’abord par la dénonciation et le combat contre les ennemis du peuple, ensuite par l’organisation de ce peuple pour l’exploitation des richesses matérielles et immatérielles placées désormais à sa seule disposition» etc.”etc.(6 pages manuscrites sur ce ton, dont une consacrée au profil du Ministre CSP).

On y relève « le rôle, l’image et la mission d’un ministre du CSP :

1 °/- style de vie qui marque le souci constant des intérêts des masses: conscience professionnelle humilité moralité justice

2°/- Attitude résolument combative contre les forces qui s’opposent aux intérêts des masses et contre leurs systèmes, leurs méthodes et leurs organisations : réformes courageuses de l’appareil, briser les monopoles des barons, vigilance contre les manœuvres impérialistes»

(II est évident que dans l’exposé oral il en a ajouté bien d’autres).

Cela se passait le 30 novembre 1982.

Pour la petite histoire, l’habituel rafraîchissement ou cocktail servi à la fin de ce genre de rencontre solennelle n’eut pas lieu, et cela alimenta les commentaires dans la société civile. C’était par ignorance du fait que, depuis la prestation de serment de ce Premier Ministre, les agapes servies par le plus grand hôtel du pays à chaque suspension du Conseil des ministres, furent interdites.

On se souvient que comme premier ministre, il rencontra les chefs coutumiers et leur tint un langage auquel ils n’étaient guère accoutumés :(je cite) « Nous vouons une attention déférente et affectueuse à nos traditions dont vous êtes, avec nos vénérables anciens, les dépositaires. Mais, est-il besoin de le dire, nos traditions doivent nous servir de! tremplin pour aller de l’avant et non devenir des chaînes qui entravent, compromettant de la sorte notre course au développement.

Nous constatons avec amertume et irritation, qu’il arrive souvent que des représentants de l’autorité coutumière, nostalgiques d’un passé dans ce qu’il a de plus rétrograde, terrorisent, étouffent l’esprit d’initiative; alors qu’ils auraient dû être des rassembleurs d’hommes, qu’ils auraient dû jouer un rôle de conseillers, avertis, parce que toujours à l’écoute des mots d’ordre de l’autorité centrale qu’ils ont charge de répercuter au niveau local. Quelquefois il est arrivé aussi, à certains d’entre vous, de se prêter aux jeux mesquins et graves de conséquences de politiciens ambitieux et sans scrupule (. .. il  faut que vous vous ressaisissiez. Un chef doit être un modèle, un leader soucieux du bien être de ses administrés; il doit se situer au dessus , de la mêlée pour mieux voir large et loin, pour mieux guider, mieux servir.

C’est cette image d’une chefferie auxiliaire de l’Administration que nous entendons instaurer désormais.  Vous avez toute liberté pour jouer pleinement votre rôle de responsable coutumier; mais il faudrait le dépouiller de son maquillage suranné., L’époque des despotes est désormais révolue.  Le chef, le premier, doit mettre la main à la pâte pour encourager la troupe.»  (Fin de citation).

Du 7 au 12 mars 1983, le Premier Ministre « new look) de Haute Volta est en visite en Inde où il représente notre pays au sommet des chefs d’État et de gouvernement des Pays Non-alignés. A la tribune dudit sommet, il prononce un discours mémorable qui gagnerait à être mieux connu. Thomas Sankara y déclare notamment ceci:

« .. .Notre mouvement n’a cessé de confirmer et d’étendre son audience, de se préciser et de s’affirmer dans le monde à travers ses objectifs et ses nobles idéaux comme une force de paix, comme une force de raison, comme enfin la conscience profonde et courageuse d’un monde que /’impérialisme voudrait voir éternellement soumis à sa domination, à sa dévotion, à ses pillages et à ses massacres aveugles (. . .).

Contrairement à l’interprétation restrictive et simpliste que l’impérialisme veut nous imposer comme définition du non alignement, celui-ci n’a rien à voir avec une équidistance arithmétique des deux blocs qui dominent le monde, ou un équilibrisme ridicule de traumatisé entre ces deux blocs (.. .).

Nous ne pourrons jamais mettre sur le même pied d’égalité celui qui opprime un peuple qui lutte pour sa libération, le pille et le massacre, et celui qui aide de façon désintéressée et constante ce peuple dans sa lutte de libération. Nous ne pouvons nous tenir à égale distance de celui qui arme, fortifie, soutient diplomatiquement et politiquement une clique raciste qui assassine froidement et depuis des décennies tout un peuple, de celui qui aide ce peuple à mettre fin au régime raciste qui le massacre. Nous ne pouvons mettre sur le même pied d’égalité et nous tenir à égale distance d’une part ceux qui soutiennent par tous leurs puissants moyens (politiques, diplomatiques et économiques) des régimes et des gouvernements qui n’ont d’autre obsession que de soumettre, terroriser tous les pays autour d’eux, y compris par l’agression militaire directe, les assassinats organisés par leurs services secrets, et d’autre part ceux qui apportent un soutien concret à ces pays agressés pour assurer sur leur sol leur défense et leur sécurité etc… etc… »

Pendant ce temps, l’aile droite du CSP ne désarmait pas et ne tarda pas à prendre sa revanche par un coup d’Etat institutionnel fomenté le 17 mai 1983. Trop tard, car le 26 mars 1983 à Ouagadougou puis le 14 mai à Bobo Dioulasso, l’orateur hors pair Thomas Sankara avait subjugué les foules enthousiastes, émerveillées par ce langage nouveau et prometteur d’un avenir de justice sociale et de pouvoir populaire.

Indigné par l’arrestation du Capitaine Thomas Sankara, le peuple descend dans la rue, toutes couches sociales confondues, pour exiger la libération se son idole. Dans l’armée, ses compagnons de lutte s’organisent et, moins de trois mois plus tard, le régime fantomatique du Médecin Commandant Jean-Baptiste Ouédraogo a vécu. La Révolution triomphe le 4 août 1983, proclamée par le Camarade Capitaine Thomas Sankara, Président du Conseil National de la Révolution, chef de l’Etat, chef du gouvernement.

Si l’on peut classer dans la rubrique œuvre ou action politique de Thomas Sankara les agissements de celui-ci lors de sa participation furtive, scabreuse et tumultueuse aux gouvernements du CMRPN et du CSP, c’est surtout au cours de la période du CNR (4/8/83 au 15/10/87) qu’éclate toute la plénitude de son génie.

La Patrie ou la mort, nous vaincrons!

Ernest Nongma Ouedraodo (Ouagadougou octobre 2007)

2 COMMENTAIRES

  1. les écrits de Thom Sank
    L’Immortel SANKARA a eu à dire à un journaliste qu’il écrivait depuis qu’il était au lycée, qu’il avait cessé entre temps, mais qu’il avait repris. Il disait qu’il ne comptait pas les publier, car selon lui, ses écrits ne lui semblaient toujours pas parfaits, car il n’arrivait pas à dire tout ce qu’il pensait par écrit. Où sont passés tous ses écrits? Tous ses écrits se trouvent-ils chez E.N.Ouedraogo? Chez Mme Sankara? Ou bien chez Blaise Compaoré? Nous gardons espoir de lire un jour les écrits d’un homme qui a sacrifié sa vie pour son peuple. Il aimait tellement son peuple et le protégeait(Malheur à ceux qui baillonnent le peuple).

  2. “Thomas Sankara en marche vers le pouvoir d’Etat” d’Ernest Nongma Ouedraogo
    Après la lecture de ce document de Nongoma Ernest Ouedraogo, deux choses me reviennent que je voudrais partager.
    Première chose: un ancien officier supérieur de l’armée nous a raconté que quand Thomas Sankara est arrivé au PMK, eux savaient cet enfant là allait être un “boumbandé” (phénomène). Alors, tous les pièges possibles lui auraient été tendus, mais très vigilant et discipliné, il a toujours su les déjouer. Jamais il n’a cédé à la provocation de camarades élèves envoyés “chercher sa bouche”.
    Seconde chose, il m’est revenu que profitant d’une absence de Sankara, lors d’un conseil des ministres qu’il présidait, Blaise Compaoré fera organiser une agape en cours des travaux. Et de dire que sur instruction du PF, il en sera ainsi désormais. Au prochain conseil, en présence donc du PF, le grand hôtel en question fait venir de quoi se désaltérer. Et le PF demande ce que c’est en regardant le SG du gouvernement. Celui ci regarde Blaise de qui il tient l’instruction. Blaise fuit le regard de Nanyabtigungu Congo Kabore et Thomas Sankara et détourne le visage ailleurs.

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