Yves BENOT*

19 octobre 1987

En assassinant le capitaine Thomas Sankara, les officiers conjurés de Ouagadougou ont, pour la première fois dans l’histoire du Burkina Faso (ex Haute-Volta), rompu avec une tradition qui a fait que tous les autres chefs d’État renversés dans ce pays sont aujourd’hui vivants.

Si, après de longs mois d’un conflit larvé, puis pratiquement public, ils en sont venus là, à ce meurtre et à quelques autres, c’est sans doute que Sankara représentait quelque chose de si radicalement différent dans la vie politique africaine (pas seulement au Burkina) qu’ils ne pouvaient plus que s’y plier ou s’insurger. Mais, le putsch accompli et l’armée déployée dans la capitale, cette différence s’est encore manifestée au grand jour : contrairement à ce qui s’est si souvent produit en Afrique au lendemain d’un coup d’État, personne n’est descendu dans la rue pour applaudir le nouveau pouvoir, personne n’a crié de joie d’être délivré du pouvoir précédent. Bien au contraire, on a su — malgré l’interruption des communications et la pénurie d’informations — que, loin de répondre aux appels des officiers, c’est sur la tombe de Sankara, précipitamment enterré dans la nuit, que les Burkinabé se sont aussitôt rendus. Les putschistes sont apparus, devant le monde, seuls avec leurs tanks et leurs soldats. Et aussi avec leurs mensonges sur lesquels il faut s’arrêter pour comprendre ce qui s’est produit.

On doit d’abord remarquer que cet isolement par rapport à la population souligne le caractère strictement et étroitement militaire du coup d’État. Contrairement à ce qui s’écrit couramment dans la presse française, ce n’était pas ainsi que Thomas Sankara était devenu président le 4 août 1983 ; ce qui se dénouait ce jour là, c’était un mouvement de masses qui, depuis le 17 mai, lors de la destitution et de l’arrestation de Sankara, alors premier ministre, avait réalisé dans la rue l’unité de toutes les forces de gauche, et même de l’écrasante majorité de la population, contre le président de l’époque, le médecin-colonel Jean-Baptiste Ouedraogo. Et s’il est vrai que les trois officiers qui prétendent aujourd’hui avoir mis fin au pouvoir d’un « autocrate » ont en 1983 contribué à son accession à la présidence, ils ont, ce faisant, aidé et renforcé le mouvement populaire, bien loin de s’imposer à lui, ou d’apporter à eux seuls la solution.

C’est l’existence de cet élan qui a permis à Sankara d’introduire d’emblée un nouveau style de gouvernement et de vie, dans un pays où gouverner avait toujours signifié s’enrichir dans les villes, et abandonner la majorité paysanne à sa misère. Le nouveau style, d’emblée, remettait l’accent sur la priorité aux intérêts de ces sept huitièmes de la population, et pas seulement dans le discours ; on se rappelle les incessantes tournées de Sankara et des siens dans les villages, l’organisation des Comités de Défense de la Révolution dans les villages, les hiérarchies locales bousculées par l’assujettissement des chefs à l’impôt, le lancement des programmes populaires de développement avec des constructions d’écoles, de dispensaires, des forages de puits, l’énorme effort pour la santé publique.

C’était possible parce que, pour la première fois, ceux qui étaient au pouvoir ne l’utilisaient pas pour leur profit personnel, donnaient l’exemple de l’austérité et de l’intégrité. On se souvient de cette décision qui fit quelque bruit, de mettre en vente les Mercedes officielles et de n’autoriser que les Renault Cinq comme voitures de fonction. Et d’interdire tout usage à des fins personnelles des voitures de fonction… Ajoutons que les salaires des ministres correspondaient tout juste au Smic en France, peut-être un peu moins.

Ce n’est pas que les villes aient été délaissées, et il est bon de savoir que c’est seulement depuis la Révolution qu’il y a des autobus à Ouagadougou. Mais l’essentiel, c’est que cette rigueur que Sankara incarnait personnellement, et qui se traduisait dans les rues des villes par la nette prééminence de la bicyclette et de la mobylette sur l’automobile, c’était une condition nécessaire de la préservation de l’indépendance économique, de la possibilité d’un développement autocentré.

Le Burkina a, de ce point de vue, un atout (comme aussi le Cap-Vert), il n’a pas eu jusqu’ici de graves problèmes de balance des paiements parce que les apports de la population émigrée — surtout en Côte-d’Ivoire — compensent le déficit commercial, qui peut être réduit quelque peu, mais non pas éliminé à court terme. Encore faut-il que cet atout ne soit pas gaspillé en dépenses de prestige ou en enrichissement personnel : et c’est là-dessus que portait l’effort de la Révolution. C’est cet effort, difficile, mais poursuivi obstinément, qui a permis à Sankara de tenir ferme contre les pressions du Fonds Monétaire International ; des pressions dont il y a tout lieu de penser qu’elles étaient relayées par des ministres français. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, il reste que, dans toute l’Afrique Occidentale, seul le Burkina (avec la République du Cap-Vert) échappait à la dictature du FMI… Et seul aussi, il donnait l’exemple d’un pouvoir d’État qui ne profitait pas du pouvoir pour son compte personnel.

Il donnait aussi l’exemple d’une révolution qui avait évité au maximum de verser le sang, au sein de laquelle coexistaient différents groupements politiques. Et c’est ici qu’il faut parler des mensonges des putschistes et de leurs contradictions. Inutile de s’arrêter sur ce qu’avait de grotesque l’accusation d’« erreurs accumulées depuis quatre ans » lancée le premier jour : s’il en était ainsi, Comparé, Lingani et Zongo en seraient nécessairement coupables, tout autant.

Après quoi, ils prétendent avoir été en état de légitime défense, parce que Sankara aurait voulu les faire arrêter et même assassiner. Depuis plusieurs mois que les divergences graves étaient apparues, Sankara aurait, en effet, pu les faire arrêter : précisément, il s’y est refusé, parce qu’il ne voulait pas s’engager sur la voie de l’État répressif et autoritaire. Conscient de ce qu’il risquait lui-même, il avait choisi de préserver au moins l’avenir.

Et quant à l’accusation d’avoir voulu dissoudre toutes les formations politiques et imposer le parti unique, il y a là un complet retournement de la vérité. Car ce sont les putschistes eux-mêmes qui, avec un quatrième personnage, le capitaine Pierre Ouedraogo, secrétaire général des Comités de Défense de la Révolution, auraient voulu imposer leur parti unique, l’Union des Communistes Burkinabé (UCB), qu’ils avaient créé en 1985 — avec des éléments d’ailleurs divers puisque le médecin-capitaine Arsène Yeh, qu’ils ont tué le 15 octobre, en était membre sans partager leurs tendances. C’est Compaoré qui s’était opposé à Sankara en août, sur la question de la réintégration des fonctionnaires révoqués, et du dialogue d’idées. Le discours de Sankara, le 4 août dernier, qui en appelait au pluralisme et au débat d’idées, ce n’est pas l’œuvre des putschistes. Et s’il n’y avait eu qu’eux, au mois de mai dernier, Soumane Touré aurait été mis à mort : d’autres s’y sont opposés.

Mais alors, de quoi s’agit-il ? Au-delà de tel ou tel individu, au-delà des discours et déclarations, on décèle dans le putsch un phénomène redoutable que Sankara voyait venir, et qui l’amenait à confier qu’il y avait maintenant trop d’ambitieux, au point qu’il n’aurait plus pu imposer les Renault Cinq : le désir ardent de groupes que l’on peut, pour simplifier, dénommer petits bourgeois, de profiter enfin de la vie et des positions de pouvoir. C’est ce groupe que Saint-Just qualifiait ainsi, en regardant Danton : « Cette secte qui veut vivre heureuse et jouir». Menace grave et permanente pour la politique rigoureuse et égalitaire, bien plus profondément humaine, que Sankara voulait, et qu’il continue à représenter pour le peuple burkinabé.

Devant cette tragédie, qui risque de se poursuivre, on pense aux vers d’Eluard sur l’assassinat de Gabriel Péri par les nazis : «Un homme est mort qui n’avait pour défense que ses bras ouverts à la vie».

Yves Benot

Source : Aujourd’hui l’Afrique N° 36 1 trimestre 1988


* Yves Benot est décédé le 8 janvier 2005 à l’âge de 85. Militant anti-colonialiste, journaliste et universitaire il a publié :

  • Idéologies des indépendances africaines, Paris, Maspero, 1969.
  • Indépendances africaines. Idéologies et réalités, Paris, Maspero, 2 vol., 1975.
  • Diderot, de l’athéisme à l’anticolonialisme, Paris, Maspero, 1970.
  • Histoire philosophique et politique des deux Indes, Paris, Maspero, 1981.
  • Les Députés africains au Palais-Bourbon, Paris, Chaka, 1989.
  • Massacres coloniaux. 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, Paris, La Découverte, 1994.
  • La Révolution et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1987.
  • La Démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992.
  • La Guyane sous la Révolution ou l’Impasse de la Révolution pacifique, Paris, Ibis rouge Éditions, 1997.
  • “Comment Santo Domingo n’a pas été occupé par la République Française en 1795-1796 (An III-IV) in Annales Historiques de la Révolution française, 1998, no 1(79 à 87)
  • La Modernité de l’esclavage. Essai sur l’esclavage au cœur du capitalisme, Paris, La Découverte, 2003.
  • Les Lumières, l’esclavage et la colonisation, Paris : Éditions La Découverte, 2005.

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