Par Vincent Hiribarren
Publié le 13 janvier 2016 sur http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/
Qui était Thomas Sankara et pourquoi est-il toujours une figure si importante au Burkina Faso ?
Le capitaine Thomas Sankara était un leader révolutionnaire visionnaire à la fin de la guerre froide en Afrique francophone. Après son arrivée au pouvoir le 4 août 1983 suite à une insurrection populaire et un coup d’État militaire, le jeune officier s’est immédiatement consacré à la lutte contre les injustices sociales, la pauvreté et la corruption au Burkina Faso nouvellement renommé le « pays des hommes intègres ». Il était une figure charismatique et un brillant orateur, qui a lutté sans relâche pour améliorer la vie des paysans, des femmes et des jeunes. Il lisait beaucoup, en particulier les classiques révolutionnaires et a été profondément engagé avec les débats politiques entre les groupes civils. Comme il le disait souvent : « un militaire sans formation politique est un criminel en puissance ».
Malgré le fait que Sankara était un soldat, il a été largement accepté par les Burkinabés, car beaucoup ont vu sa révolution comme un signe que les choses allaient enfin dans la bonne direction en Afrique. Il a été à la recherche d’un renouveau de la société afin de mener une révolution dans le vrai sens du terme. Beaucoup d’Africains, tant à l’intérieur du Burkina Faso que dans les pays voisins, ont estimé que, pour la première fois depuis des années, l’Afrique avait un chef ayant le véritable intérêt du peuple à cœur. Ses discours et actions politiques promettaient une chose que les Africains n’avaient pas vue depuis le début des années de l’indépendance ; ses paroles représentaient une sorte d’humanisme révolutionnaire qui alliait idées socialistes, panafricanistes, féministes, écologistes et principes catholiques dans lesquels il avait été élevé. Pour beaucoup de jeunes au cours de la soi-disant « décennie perdue » des années 1980, Sankara a émergé comme un puissant symbole de résistance et d’espoir à travers l’Afrique.
Pourquoi Thomas Sankara est-il tant devenu une icône en Afrique de l’ouest ?
En tant que panafricaniste et anti-impérialiste qui savait se faire entendre de tous, Sankara a lutté pour briser le contrôle néocolonial que la France exerçait encore sur ses anciennes colonies tout en traçant un chemin chez les non-alignés pendant la guerre froide. Il s’est opposé aux réformes néolibérales et aux programmes d’ajustement structurel, qui à la même époque balayaient l’Afrique. Il se concentrait aussi sur les moyens concrets pour rendre le Burkina Faso plus autonome, en le concevant comme une nation véritablement indépendante et un partenaire égal dans le commerce et la diplomatie internationale, plutôt qu’un simple bénéficiaire de l’aide et qu’un valet obéissant aux politiques dictées par d’autres puissances. Il était aussi une figure très populaire au sein du Burkina Faso et à travers l’Afrique parce qu’il était un nouveau genre de leader, un véritable « homme intègre » qui vivait modestement et a refusé de tomber dans le piège d’utiliser le pouvoir de l’État pour son enrichissement personnel. De cette façon, Sankara représentait une rupture radicale avec les gouvernements existants en Afrique, connus pour leur corruption, leur endettement croissant et leur régime autoritaire. Malheureusement, alors que le Burkina Faso devenait un modèle de développement durable et de gouvernance plus transparente, la révolution a tragiquement pris fin le 15 octobre, 1987, lorsque Sankara, à l’âge de 37 ans, a été assassiné dans un complot organisé par son ami proche, Blaise Compaoré. Il est certain que la mort de Sankara a été considérée comme une sorte de martyre, et celle-ci a joué un rôle important en lui assurant une place dans le panthéon des héros politiques africains, aux côtés de Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah, Amilcar Cabral, Nelson Mandela…
Je pense que la force du legs de Sankara provient de ses idées visionnaires et de ses pratiques politiques. Par exemple, il était très en avance sur son temps sur de nombreux problèmes sociaux, politiques, économiques et environnementaux urgents. Sankara a pris des mesures pour libérer les femmes bien avant d’autres chefs d’État africains. Il a imposé des mesures d’austérité d’une manière gérable, en éliminant tous les privilèges des élites dirigeantes, tout en développant l’éducation et la santé. Au cours de l’une des pires sécheresses et famines dans le Sahel ouest-africain, Sankara a embrassé des politiques visant à permettre à son pays de vivre selon ses moyens tout en luttant pour arrêter la propagation du Sahara à travers des campagnes de reboisement massives. Il a travaillé pour faire face à l’éternel problème de la dette dans les pays africains, et a proposé la construction d’un « front uni » pour obtenir des conditions plus favorables. Mais surtout, il a mené une « révolution des mentalités », en invitant les Burkinabés à « transformer leurs réalités ». Ce faisant, Sankara a expérimenté de nouvelles structures et idées de démocratie radicale ou directe, en favorisant l’autonomisation des villageois grâce à la formation de coopératives locales et à l’élection d’organes politiques dans lesquels ils avaient une voix et ont été en mesure de prendre des initiatives en vue d’améliorer leur vie.
Qu’apporte votre livre à notre connaissance de Sankara ?
Le livre que je suis en train d’écrire, intitulé provisoirement Sankara : Une vie révolutionnaire et son héritage en Afrique de l’ouest (à paraître avec Indiana University Press) sera une biographie complète de Sankara ainsi qu’une étude de ses pensée et pratique politiques, ainsi que de son héritage posthume. Basé sur un large éventail de sources écrites inexploitées et d’entretiens approfondis avec ses amis, famille, collègues, des diplomates étrangers, des journalistes, et des gens ordinaires, ce livre raconte l’histoire de la vie de Sankara de ses origines modestes au cours de la période coloniale à travers la révolution qu’il a conduite dans les années 1980. Il situe la biographie de Sankara dans les multiples contextes et des histoires entrelacées – coloniale française et l’histoire ouest-africaine postcoloniale, la guerre froide, le panafricanisme, la gauche internationale, les mouvements sociaux du Tiers-Monde, et le Sahel ouest-africain. Plus largement, je vois ce livre comme une contribution au domaine de la biographie politique africaine, qui a longtemps été dans le marasme. Contrairement à d’autres parties du monde, on a étonnamment peu écrit sur les dirigeants africains, à part des hagiographies écrites sur commande. Et pourtant, comme on le note souvent, en raison de la faiblesse des institutions et de l’ubiquité des « big men » en Afrique, les dirigeants ont souvent eu une influence démesurée sur leur pays. Cela signifie que les dirigeants africains, en particulier ceux de la première génération après l’indépendance, sont restés au pouvoir pendant des décennies, laissant une empreinte profonde sur le continent. Bien que ce livre se concentre principalement sur la vie de Thomas Sankara, il cherche aussi à utiliser la biographie politique comme un outil pour explorer les réseaux politiques locaux, nationaux et transnationaux. À ce titre, une grande partie de ce livre se concentre sur les liens de Sankara avec les partis politiques civils et les syndicats, ainsi que sur ses influences intellectuelles.
Sankara était une figure polarisante en particulier parce qu’il a menacé l’ordre politique établi en Afrique et au-delà. Pour de nombreux chefs d’État africains, la révolution sankariste a remis en question leurs modes de gouvernance ; le jeune révolutionnaire a pris des positions controversées à chaque opportunité, en cherchant à perturber les réseaux transnationaux de corruption et de dépendance à l’aide. En outre, les actions politiques non-alignées de Sankara ont été perçues comme une menace pour les gouvernements français et américain. Dans les médias occidentaux, les journalistes souvent ont mal compris et mal représenté Sankara, le dépeignant simplement comme un « communiste » et un « ami de Kadhafi ». Et pourtant, pour ceux qui ont vécu la période révolutionnaire, y compris ses plus proches amis et alliés, Sankara était aussi un homme rempli de contradictions qui, de son propre aveu, avait fait beaucoup d’erreurs le long du chemin. Par conséquent, tout en racontant l’histoire de la vie de Sankara, ce livre vise également à explorer les nombreuses tensions entre ses différentes images et représentations à l’échelle locale, nationale et transnationale.
En fin de compte, Sankara menaçait de perturber le statu quo et simplement ne rentrait pas dans les règles préétablies du jeu politique. Les forces déployées contre lui étaient trop grandes. En effet, de nombreux dirigeants occidentaux et africains étaient particulièrement contents de savoir que la contagion de la révolution de Sankara n’avait pas eu lieu. Mais les Africains ordinaires ont vécu l’assassinat de Sankara comme une trahison, une trahison qui touchait l’ensemble de l’Afrique. Avec le temps cependant, le martyre de Sankara a assuré que ses idées révolutionnaires survivraient. À l’intérieur du Burkina Faso, la jeunesse le consacra comme son saint patron révolutionnaire ; la nouvelle génération a ainsi tiré la force de ses mots, et a finalement rejoint l’opposition politique. Cela a conduit à un mouvement social à large assise et à l’insurrection populaire qui a abouti au renversement de Blaise Compaoré, après vingt-sept ans de pouvoir. Maintenant, que le Burkina Faso entre dans une nouvelle ère démocratique remplie d’espoir, les idées et l’héritage de Sankara seront encore plus importants. En 1985, lorsque le journaliste Jean-Philippe Rapp a demandé à Sankara son avis sur la possibilité d’être « physiquement éliminé », et sur ce que son héritage pourrait être, Sankara a répondu : « je souhaite simplement que mon aide serve à convaincre les plus incrédules qu’il y a une force, qu’elle s’appelle le peuple, qu’il faut se battre pour et avec ce peuple ».
Source : http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2016/01/13/la-recherche-de-thomas-sankara/
Propos recueillis et traduits par Vincent Hiribarren.