Le journaliste New Yorkais consacre au psychiatre, révolutionnaire martiniquais, héros de l’indépendance algérienne, une vibrante biographie, publiée en France à La Découverte. Une fresque qui embrasse, avec la vie d’un homme, tout un siècle de décolonisation et de bouleversements intellectuels et politiques.
Publié le 22 avril 2024 dans le quotidien L’Humanité
Adam Shatz est le rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books. Il collabore régulièrement à la New York Review of Books, au New Yorker et au New York Times Magazine. Il est aussi professeur invité au Bard College et à l’Université de New York. La biographie qu’il consacre à Frantz Fanon, Une vie en révolutions (La Découverte, 2024), se lit comme le roman d’une vie, d’un engagement, comme la traversée d’un siècle qui a vu se libérer, avec le soulèvement des peuples colonisés, la moitié de l’humanité.
La biographie intellectuelle que vous consacrez à Fanon tient de la fresque, elle s’inscrit dans l’histoire longue des luttes dont la mémoire a forgé le révolutionnaire ; elle embrasse une vaste géographie transatlantique. Que disent de Fanon ces coordonnées spatiales et temporelles ?
J’y insiste sur l’aspect pluriel de son trajet. Le titre en anglais est The Rebel’s Clinic ; The Revolutionary Lives of Frantz Fanon et en français, Frantz Fanon, une vie en révolutions. Parce qu’il a pris part à de multiples révolutions, intellectuelles, politiques, philosophiques, telles que la négritude, l’existentialisme, la phénoménologie, l’anticolonialisme, la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, le combat en Afrique.
L’histoire de Césaire est une histoire d’aller et de retour : il vient en France pour poursuivre ses études, il fonde ce mouvement de la négritude avec Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas, et il écrit son fameux poème, Cahier d’un retour au pays natal, pendant un séjour en Croatie. Et puis il rentre. Et il ne quitte jamais la Martinique. C’est l’homme qui fait retour vers son propre pays, qui se dédie à l’avenir de son pays. Contrairement à Fanon, l’homme qui quitte son pays pour ne jamais revenir.
Vous revenez longuement sur les rapports contradictoires de Fanon avec la négritude, sur sa lecture de la revue Tropiques, sur l’admiration qu’il vouait à Léon Gontran Damas. Comment ce mouvement a-t-il contribué à le forger intellectuellement, politiquement ?
On a tendance à ne retenir de Fanon que sa critique de la négritude. Mais il devait beaucoup à ce mouvement et il est presque impossible de comprendre sa pensée sans comprendre la négritude, un mouvement qui l’a formé. On peut même dire que la négritude l’a sauvé.
C’est un mouvement qu’il découvre en France, au moment où il poursuit à Lyon des études de médecine – pendant la guerre, il avait fait le choix de rejoindre la France libre, or la revue Tropiques a été fondée à peu près au moment où il quittait le pays, il ne se trouvait pas en Martinique lorsque cette révolution intellectuelle a pris corps. Mais c’est dans les pages de Tropiques qu’il découvre les écrivains engagés dans ce mouvement : René Depestre, Jacques Roumain, René Ménil, et bien sûr Damas et Césaire.
Il est alors en France et c’est en France qu’il se rend compte qu’il est noir. Il a grandi à Fort-de-France, dans une famille de la petite bourgeoisie, élevé par des parents socialistes qui cultivaient une certaine révérence pour la République française, pour ses principes d’égalité, de liberté, de fraternité. « Je suis français » : voilà les premiers mots que Fanon a appris à écrire à l’école, où ses professeurs lui enseignaient que les Gaulois étaient ses ancêtres.
Il avait déjà rencontré des tirailleurs sénégalais, que son père avait invités un soir à dîner : ils avaient suscité en lui un sentiment de peur mêlée de fascination. Un jour, dans un train, en France – il ne situe pas exactement le lieu de cette scène – un petit garçon l’a regardé avec la même peur, la même fascination en s’exclamant : « Maman, un nègre ! » Cette réaction a provoqué en lui un choc. Jusque-là, il ne s’était jamais pensé comme Noir. Être ainsi regardé comme un objet l’a terrifié, paralysé.
Il confie en racontant cette scène avoir senti son corps se « disloquer »…
Exactement. Son corps est alors disloqué, fragmenté, il ne peut pas le recomposer. Dans « L’expérience vécue du Noir », le cinquième chapitre de Peau noire, masques blancs, ce familier de Merleau-Ponty décrit avec les termes de la phénoménologie cette expérience du corps, ce sentiment d’être étranger à soi. Et il se rend compte qu’il lui manque l’anonymat – l’anonymat du corps dont parle Merleau-Ponty – qui est le privilège des personnes non racisées.
C’est là qu’il commence à lire les poètes de la négritude. Il lit d’abord le Sénégalais Léopold Sédar Senghor : c’est de lui qu’il apprend qu’il a un passé, un passé noir glorieux, qu’il y aurait une essence noire éternelle, mystique. Fanon a même baigné un temps dans ce qu’il appellera, en moquerie,l’irrationalité, croyant jouir de pouvoirs poétiques uniques en raison de sa négritude.
Par la suite, il a fini par rejeter et critiquer l’essentialisme de Senghor, mais il en comprenait les ressorts. Il n’a jamais nié l’importance de ce moment dans sa construction. Il choisit plutôt, finalement, d’embrasser la négritude d’Aimé Césaire, davantage tournée vers la créativité, l’invention, l’avenir. Une négritude du nouveau monde, très différente de celle de Senghor.
Vous prêtez aussi à Suzanne Césaire une influence sur Fanon qu’il n’a pourtant jamais explicitement revendiquée…
Est-ce qu’elle a influencé Fanon ? Je l’ignore. Mais je voulais évoquer Suzanne Césaire dans cette histoire. Pas simplement parce que c’est une femme et que sa mémoire a été effacée. Cela ne tenait pas à une simple volonté de compensation politique et historique. Elle a publié sept articles dans Tropiques, qui préfigurent la pensée radicale de Fanon.
« Il a fait le deuil de cette France républicaine universelle, de la patrie des droits de l’homme, qui ne distinguerait ni race ni couleur. Pourtant, on peut trouver les traces d’un jacobinisme égalitaire et universel dans la pensée de Fanon. »
Lui ne la cite jamais, on ne peut que spéculer sur ce point. Mais ce qu’elle écrit sur la condition psychologique des Noirs aux Antilles, sur les désirs d’assimilation de la bourgeoisie de couleur à la Martinique, et elle évoque même une révolution violente, presque apocalyptique, des opprimés, et tout cela est presque fanonien avant la lettre.
Vous voyez dans Fanon un « jacobin noir », ainsi que C.L.R. James qualifiait Toussaint Louverture et les révolutionnaires haïtiens. Il a pourtant tôt fait le deuil de la France universaliste, républicaine à laquelle il a d’abord cru. Quelle place ce travail de deuil tient-il dans sa pensée ?
Dans Les Damnés de la terre, son argument n’est pas simplement que ce modèle est une déception, que la prétention à ne pas regarder, à ne pas prendre en considération la race est un mensonge. Cela va plus loin : pour Fanon, la France et l’Occident ont trahi leurs propres valeurs. Il ne rejette pas ces valeurs, il critique l’hypocrisie. Pour C.L.R. James, c’est Toussaint Louverture qui accomplit les rêves de la Révolution française, plus que la révolution elle-même. À mon avis, c’est la même chose chez Fanon. Je peux aller plus loin : c’est prégnant jusque dans ce qu’il dit du nationalisme algérien.
Il était très influencé par Abane Ramdane, l’architecte du congrès de Soummam, un moderniste, tenant de la primauté du politique sur le militaire, (assassiné par ses frères d’armes en 1957 au Maroc, NDLR). Dans l’An V de la révolution algérienne, l’image que Fanon donne de la lutte d’indépendance et sa vision de l’Algérie indépendante doit beaucoup à l’héritage jacobin. Il parle d’une nation de volonté, qui se construit dans la lutte, ouverte à tous les soutiens de la révolution des opprimés, des Algériens colonisés.
« La sensibilité de sa pensée anticolonialiste prend forme dans la clinique, dans sa pratique de médecin »
Il y inclut une adresse à la minorité européenne et aux juifs d’Algérie qui avaient été indigènes jusqu’au décret Crémieux de 1870 leur attribuant la citoyenneté française. On a tendance à considérer que les idées développées par Fanon sur le nationalisme algérien dans ce livre n’appartiennent qu’à lui, qu’elles reflètent la vision d’un étranger dans le combat algérien, et c’est vrai qu’il était un étranger bien qu’il rêvait d’être algérien.
Mais ce sont aussi les idées d’un courant du FLN, qui luttait pour une Algérie démocratique, et qui a perdu. Je voulais honorer ce courant, qui a existé, qui a été vaincu, mais qui n’est jamais mort. Il ne s’agit pas de dire que Fanon voulait plaquer sur l’Algérie un simulacre de l’expérience française : il était convaincu que chaque pays a sa propre histoire, son propre chemin. Mais, à mon avis, il est resté un jacobin.
Vous insistez sur un point : il s’est d’abord engagé depuis sa position de psychiatre. Il tenait la médecine pour une pratique politique. Peut-on dire de la clinique qu’elle est le creuset de son engagement anticolonialiste ?
Oui, la sensibilité de sa pensée anticolonialiste prend forme dans la clinique, dans sa pratique de médecin : est-ce que vous pouvez citer un autre penseur anticolonial de la génération de Fanon qui a parlé si souvent des rêves des colonisés, de leurs désirs et pulsions agressifs et même érotiques ? Poser la question, c’est y répondre. Cela a commencé à Lyon, dans son travail de médecin généraliste avec les ouvriers nord-africains, avant même qu’il ne devienne psychiatre. Ces ouvriers se plaignaient de douleurs dont ils ne parvenaient pas à situer l’origine. Ils disaient simplement avoir mal partout.
Dans son article « Le Syndrome nord-africain » (paru dans la revue Esprit en 1952, NDLR), il parvient à des conclusions très importantes sur la connexion entre la souffrance politique et la souffrance mentale et physique. Et, tout aussi important, il critique durement sa profession. Les hommes qu’il traitait vivaient dans des conditions misérables, ils étaient ségrégués, isolés, séparés de leurs familles. Les Français ne considéraient pas ces Français musulmans d’Algérie, ces FMA, comme de « vrais » Français, même s’ils l’étaient administrativement.
Les psychiatres français, depuis leur position de surplomb, pensaient que ces ouvriers souffraient d’une maladie imaginaire à la Molière, qu’ils étaient soit paresseux, soit fous. Fanon, lui, prend leur souffrance au sérieux, émet l’hypothèse selon laquelle ils recherchent une sorte de reconnaissance à travers la maladie. Sa propre critique ne l’épargne pas lui-même. Il avoue dans cet article qu’il est tenté, même avec ses convictions anticolonialistes, de s’adresser à eux dans un parler « petit nègre ».
C’est très intéressant, car cela suggère que la structure même de la relation entre médecin français – on peut aller plus loin, médecin antillais ! – et ouvrier colonisé induit une forme de domination. Dans sa position hiérarchique, Fanon arrive à des conclusions assez frappantes sur la complicité entre médecine et colonialisme, avant même son arrivée en Algérie. Je crois que cette expérience a compté dans sa décision d’étudier la psychiatrie.
Vous affirmez, à propos de « Guerre coloniale et troubles mentaux », que ce chapitre des Damnés de la terre tient du récit de médecin de campagne à la Tchekhov. Qu’y a-t-il de littéraire dans ces études de cas ?
J’exagère peut-être. Bien sûr, ce n’est pas l’écriture de Tchekhov, ni celle de William Carlos Williams, le poète qui a aussi tiré des nouvelles de son expérience de médecin. Pourtant, je trouve des qualités littéraires à ces études de cas : Fanon y reste ambivalent dans ses descriptions ; il ne ferme jamais son récit par des conclusions tranchées ; les histoires qu’il raconte restent en suspens, elles ne sont jamais finies.
On sent à quel point les traumatismes infligés par la guerre vont demeurer et façonner les vies des patients. Fanon lui-même est un personnage de ces histoires. Par exemple, lorsqu’il évoque ces deux jeunes Algériens qui tuent leur ami français pour se venger des exactions des Français contre leurs familles, on sent que Fanon, déjà engagé dans le FLN, est profondément troublé, choqué par ce qu’il entend. On n’est pas là dans le réalisme socialiste. Il cultive l’ambiguïté, l’énigme. Là se situe la dimension littéraire de ce chapitre.
Vous évoquez sa critique de la position de domination du médecin en contexte colonial. Fanon a réimaginé cette fonction. En quoi a-t-il révolutionné l’accompagnement des troubles psychiques ? Quel a été son rôle dans l’essor d’une psychiatrie désaliéniste ?
La psychiatrie de Fanon est travaillée par plusieurs contradictions. Il est vrai qu’il a décidé de pratiquer une psychiatrie radicale, à la François Tosquelles (l’un des inventeurs de la psychothérapie institutionnelle, NDLR). Mais en même temps, il a continué à utiliser des méthodes comme la thérapie de choc, à laquelle il trouvait beaucoup de mérites. Contrairement à Tosquelles, il tenait à son autorité en tant que médecin.
Tosquelles a inventé ce concept de transfert éclaté qui implique une relation de transfert non pas seulement entre le médecin et le patient, mais aussi entre le patient et tous ceux qui travaillent où sont soignés dans un hôpital accueillant des aliénés. Fanon n’a pas à proprement parler rejeté l’idée de transfert éclaté. Mais il aimait beaucoup porter sa tenue de médecin : il était le maître.
« Fanon était un homme noir, dans un milieu blanc. Et pour lui, il était très important d’être considéré comme un homme pareil aux autres »
Tosquelles était plutôt anarchiste : sa vision était celle d’une déconstruction de l’autorité du médecin. Pas Fanon, pour qui cette autorité était très importante, du point de vue de l’affirmation d’un pouvoir, d’une masculinité. Contrairement à Tosquelles, Fanon n’était pas blanc, il était noir. Tosquelles était catalan (et fier de l’être, aussi), mais ce n’était pas la même chose. Il avait un accent, mais c’était tout. Fanon était un homme noir, dans un milieu blanc, et plus tard dans des milieux nord-africains où s’exprimait aussi un racisme dirigé contre les Noirs. Et pour lui, il était très important d’être considéré comme un homme pareil aux autres (pour reprendre le titre du roman de René Maran, que Fanon analyse en Peaux noires, masques blancs), un homme intelligent, un homme de pouvoir.
Malgré cela, il a pris part à une révolution qui a réimaginé la pratique de la psychiatrie. À Lyon, il a d’abord fait l’apprentissage d’une psychiatrie très conservatrice, alors même que s’épanouissait cette révolution psychiatrique enclenchée peu avant la guerre avec des figures influencées par le marxisme et le surréalisme, comme Jacques Lacan, Lucien Bonnafé, Paul Balvet et François Tosquelles.
Près de 50 000 aliénés avaient péri pendant la guerre, dans un processus d’extermination silencieuse – d’extermination « douce », disait-on à l’époque.L’hôpital de Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère, fut l’un des rares hôpitaux où les patients furent sauvés, grâce aux efforts de médecins comme Bonnafé et Tosquelles – lequel avait été découvert en 1939 dans un camp de réfugiés par Paul Balvet.
Fanon lisait les psychiatres radicaux et réformateurs dans la revue Esprit, où il a publié ses deux premiers articles sur « l’expérience vécu du noir » et surle syndrome nord-africain. Et il a pris la décision d’effectuer sa résidence à Saint-Alban. Ce fut une décision d’une grande importance dans la formation de sa pratique psychiatrique et de sa pensée. Il aurait pu devenir un psychiatre très traditionnel mais à Saint-Alban, il s’est familiarisé avec les méthodes de Tosquelles visant à désaliéner les gens à travers la création de micro-sociétés ancrées dans la vie quotidienne. Pourtant, Fanon a fait deux choses qui allaient à mon avis plus loin que Tosquelles.
À Blida, il a découvert que les méthodes de Tosquelles n’étaient pas, comme telles, universellement transposables. Ou alors il fallait les décoloniser. Fanon s’est retrouvé dans un espace d’apartheid, avec deux pavillons, l’un pour les hommes musulmans, hébergés dans des conditions atroces, relevant de l’univers concentrationnaire, l’autre dévolu aux femmes européennes. Cette institution avait été fondée et très influencée par la pensée d’Antoine Porot, un psychiatre réformateur, modernisant, mais qui était un tenant du racisme biologique, qui croyait dans l’infériorité des Algériens musulmans.
« À Blida, il a incorporé dans sa pratique psychiatrique la dimension culturelle. Il a créé un café maure, invité un orchestre de musique arabo-andalouse, fait venir le mufti. »
Alors dans un effort de désaliénation, Fanon a introduit à Blida un théâtre, un cinéma. Il a beaucoup fait pour faire revivre ses patients. Et les femmes, les Européennes, ont répondu à ces tentatives avec beaucoup d’enthousiasme. Mais pas les hommes musulmans. Il aurait pu s’arrêter là. En conclure que ces méthodes fonctionnaient avec les Européens, pas avec les musulmans. Mais non, il a persévéré, en incorporant dans sa pratique psychiatrique la dimension culturelle. Il a créé un café maure, invité un orchestre de musique arabo-andalouse, fait venir le mufti.
Il est allé plus loin que Tosquelles dans l’innovation et dans la reconnaissance de l’importance de culture (de la culture non-occidentale). Et c’est ce qu’il a fait, encore, en arrivant à Tunis en 1957. D’abord porte-parole du FLN, puis au service du GPRA, il a continué à pratiquer la médecine. Après une dispute avec le directeur de l’hôpital de la Manouba où il a d’abord exercé, il a rejoint l’hôpital Charles-Nicolle, où il a créé un centre neuropsychiatrique de jour, la première clinique de jour en Afrique indépendante.
Tosquelles s’appuyait dans son effort de désaliénation sur les micro-sociétés. Et Fanon a estimé, à Tunis, que cela ne suffisait pas, que seule la confrontation avec le réel peut mener à une vraie intégration. Les patients de cette clinique pouvaient rentrer chez eux, vivre avec leur famille. Ils se rendaient au centre neuropsychiatrique de jour comme on se rend au travail. Ils arrivaient le matin, ils repartaient le soir.
Fanon, sur ce point, est assez critique de Tosquelles. Ce n’est pas une critique radicale de l’institution, il n’abandonne pas certaines de ses prémisses. Mais il essaie de refonder les rapports entre les patients et l’institution. Peut-être, en créant ce centre à Tunis, était-il influencé par ses expériences dans le bled, où il avait observé les pratiques traditionnelles consistant à traiter les malades par des cérémonies de dépossession.
Dans un papier cosigné avec Jacques Azoulay, son interne, Fanon écrit que pour les Algériens, le malade mental n’est pas responsable de sa maladie. Le responsable, c’est le djinn. Il était très admiratif de ce modèle, de l’attitude de bienveillance qu’il implique à l’égard des aliénés. Bien sûr, il ne pouvait pas appliquer ce modèle : il n’était pas marabout.
Venons-en à la question de la violence. Vous soulignez à quel point elle est à ses yeux, pour le colonisé, une nécessité non pas seulement stratégique, mais aussi psychologique. En quoi la violence peut-elle avoir en contexte colonial une portée thérapeutique ?
C’est vrai : Fanon a attribué à la violence des bénéfices psychologiques. Je ne suis pas psychiatre, je reste en ce qui me concerne assez agnostique sur ce point. Pour Fanon, le colonisé est une personne mutilée par une expérience de dépossession. Il a perdu ses terres, ses propres structures de gouvernance etd’autorité. Il est écrasé par la colonisation, qui fait une cible de sa culture, de sa religion, de son identité. Il se sent impuissant. Il est plongé dans une sorte de désespoir absolu. Des sentiments de fatalisme le submergent. Fanon était très influencé par Alfred Adler, dont il a repris les analyses sur la pulsion d’agressivité.
« La décision de prendre les armes, de s’engager dans la lutte armée tient de la prise de pouvoir. Pour le colonisé, conquérir cette possibilité d’agir agressivement ouvre la voie à une sorte de désintoxication. »
Chez le colonisé, cette pulsion ne peut pas s’exprimer, sauf dans les rêves. Les rêves du colonisé sont tramés par l’agressivité, l’action, le mouvement : toutes choses qui lui sont interdites le jour, puisque seul le colonisateur a le droit de s’exprimer sur le mode de l’agressivité. Alors pour Fanon, la décision de prendre les armes, de s’engager dans la lutte armée tient de la prise de pouvoir. Pour le colonisé, conquérir cette possibilité d’agir agressivement ouvre la voie à une sorte de désintoxication.
La violence tient alors à ses yeux de la thérapie de choc. Il croyait dans cette forme de thérapie. Mais il y a quand même des nuances. La perspective de Fanon sur la violence ne s’arrête pas là. Il exprime des réserves. Il reprend, bien sûr, le jargon révolutionnaire. Mais il ne peut pas s’empêcher d’aller plus loin. Il écrit ainsi que même si le colonisé considère au début de la lutte que n’importe quel colon est une cible légitime, à cause du manichéisme primitif du colonialisme, de ce monde coupé du colonialisme, un mouvement anticolonial doit reconnaître un jour que chez les colons, même chez les colons, il y a des alliés, des gens qui veulent l’indépendance pour tous les citoyens potentiels d’un pays décolonisé.
Que des Blancs peuvent être plus noirs que les Noirs, que certains Noirs peuvent être presque blancs dans leur sensibilité politique. Il faut rappeler que les premières cibles de la guerre d’indépendance en Algérie furent les caïds, et non les Européens. Et il écrit aussi que la haine, le désir légitime de vengeance et le racisme antiraciste – une formule qu’il emprunte à Sartre – ne peut pas soutenir un combat révolutionnaire, libérateur.
Pour Fanon, la lutte contre le colonialisme est indissociable de lutte sociale : sans lutte sociale, si le combat anticolonial vise simplement le remplacement des Européens aux postes de pouvoir par une nouvelle bourgeoisie indigène, les buts vraiment libérateurs de cette lutte ne s’accompliront pas. Il prône une révolution algérienne précisément pour garantir que l’État post-indépendance ne reproduise pas l’oppression du colonialisme.
« Les formes assumées par le racisme reflètent les conditions historiques, sociales, les rapports entre les classes dominantes et les groupes dominés. »
Le racisme s’est d’abord forgé comme justification idéologique de la traite, de l’esclavage, de l’exploitation de la main-d’œuvre servile dans les plantations et les mines du « nouveau monde ». Le racisme, en contexte colonial, ne tient pas du positionnement politique : c’est un dispositif idéologique qui tient le système. Est-ce vrai, aussi, en contexte postcolonial ?
Fanon développe dans Peau noire, masques blancs une analyse très lucide, très pertinente du racisme, qu’il enrichit pour son discours en 1956 au Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris. Il y explicite que le racisme est une chose très dynamique, que les formes assumées par le racisme reflètent les conditions historiques, sociales, les rapports entre les classes dominantes et les groupes dominés.
Bien sûr, il s’était trouvé confronté aux traces laissées dans la pratique psychiatrique, en Algérie, par le racisme biologique d’un Antoine Porot. Mais il a bien compris que ce racisme-là relevait d’une sorte d’anachronisme. Le discours raciste de l’État français contre les Algériens était déjà un discours qui mobilisait moins les catégories relevant de la race, de la biologie, de la fausse science que celles de la religion, de la civilisation, des coutumes, de la culture : « Les Algériens ne sont pas comme nous, ils sont musulmans. Ils ne peuvent pas vraiment s’intégrer, ils ne peuvent pas être citoyen comme nous. Leur religion est barbare. »
Cette analyse garde toute son actualité. Je lisais ce matin un article du New York Times sur l’opposition de l’extrême droite, mais aussi de la majorité des Français – 63 % ! – à la décision de convier Aya Nakamura à interpréter une chanson d’Édith Piaf pour la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris. C’est fou. L’idée selon laquelle une femme française, d’ascendance malienne, ne pourrait pas représenter la France, parce que la France serait, par définition, un pays blanc : voilà qui est hallucinant.
Fanon évoque ce sentiment de non-existence qu’il a lui-même éprouvé, cette zone de non-être qu’il a lui-même arpentée. L’antidote à cela, pour lui, c’est cette ferme volonté d’être un homme, seulement un homme. En quoi ce désir de montée en humanité charpente-t-elle à la fois son projet politique et sa clinique ?
C’est ce qu’il écrit dans Peau noire, masques blancs. Ce n’est pas très à la mode aujourd’hui de relever cela mais Fanon était humaniste. Et, bien qu’il ait eu cette initiation dans la négritude, dans une expérience d’affirmation de soi en tant que Noir, il a finalement abandonné ce projet. Pour lui, l’affirmation d’une identité culturelle était une fausse piste. Il écrit par exemple que « Ce n’est pas parce que l’Indochinois a découvert une culture propre qu’il s’est révolté. C’est parce que « tout simplement » il lui devenait, à plus d’un titre, impossible de respirer. »
Il y a là une critique de la négritude de Senghor avec ses ambivalences, son alignement sur la France à propos de la question algérienne – une trahison aux yeux de Fanon. C’est aussi, en creux, une critique de Césaire, qui a présidé à la départementalisation de la Martinique, un projet auquel Fanon était initialement favorable, mais qu’il a rejeté par la suite.
Son expérience algérienne est fondamentale dans sa prise de distance avec la négritude : il découvre dans ce pays un peuple qui a refusé le masque, contrairement aux Antillais, à ceux des « vieilles colonies » qui continuaient à se vouloir blancs. C’est ça le cœur de Peau noire, masques blancs : ce livre est lu, à juste titre, comme une critique du racisme, mais Fanon y formule aussi et surtout une critique assez sévère de son propre peuple qui continue à porter le masque, à essayer d’être blanc, à se voir à travers la suprématie des valeurs blanches.
Il ne parlait pas de suprématie blanche, mais de suprématie des valeurs blanches. Les Algériens, eux, avaient refusé de s’y plier : ils continuaient à pratiquer leur religion, ils n’aspiraient pas, pour la plupart d’entre eux, à la citoyenneté française. Il existait bien une petite élite libérale qui se voulait « évoluée », mais pour la plupart d’entre eux, les Algériens étaient restés profondément Algériens. Fanon, je crois, était inspiré par cela. Bien sûr, cette idée l’a mené à des illusions.
Beaucoup d’Algériens francophones, et même des auteurs francophones sont devenus de solides nationalistes. Sartre et Fanon préféraient faire l’éloge d’une paysannerie refusant d’être « corrompue » par les valeurs françaises. Ce n’est pas une image historiquement correcte de l’histoire de l’Algérie, où les nationalistes, jusqu’aux chefs du FLN, étaient issus de la petite classe moyenne, éduqués dans la langue française, attachés aux principes forgés dans la Révolution française.
Fanon fut l’ambassadeur du GPRA en Afrique subsaharienne. Quelle était sa relation avec le continent ?
Il était proche de grandes figures de l’indépendance africaine comme Félix Moumié, Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah, qu’il avait rencontrés en 1958 dans un congrès à Accra. C’est là qu’il a prononcé un discours sur la nécessité pour les Africains de suivre le modèle algérien. Mais ce que je suggère dans ce livre, c’est que les Africains, pour la plupart d’entre eux, ne voulaient pas suivre ce modèle (sauf dans les colonies de peuplement : Afrique du Sud, Angola, Zimbabwe), qui exposait les peuples à un déchaînement de violence coloniale atroce.
Fanon n’a pas réussi à algérianiser les Africains. Pourtant il était africanisé dans ses combats. Il a commencé à se penser Africain : il a même, en 1960, conduit une tentative de créer un front pour transférer les armes au Mali. Il était convaincu que le vrai problème pour les Africains, ce n’était pas seulement le colonialisme, condamné à tomber, mais le manque d’idéologie.
Il avait une prémonition stupéfiante du rôle des bourgeoisies nationales après les indépendances, et de ce qu’allait devenir la Françafrique…
Oui, c’est vrai. Fanon pressentait que sans une rupture avec la France, les pays africains subiraient la domination néocoloniale. C’est ce qui s’est produit en Afrique de l’Ouest après des luttes d’indépendance sans révolution sociale. C’est ce que préfigurait en 1958 la communauté française du général De Gaulle.
La tutelle sur ces pays s’est prolongée. Fanon avait souvent de justes intuitions, même s’il était moins fiable dans ses choix politiques – par exemple, avec son admiration pour l’angolais Holden Roberto, un homme très violent, ayant des liens avec la CIA.
« Fanon est tour à tour repeint en nationaliste noir, en post-structuraliste, en pourfendeur de l’universalisme, alors qu’il portait le projet d’un universalisme radical. »
Fanon tient une place majeure dans les productions intellectuelles contemporaines, dans les études postcoloniales. Il est sans cesse invoqué, cité, revendiqué. Il est même, dites-vous, « sanctifié ». Qu’est ce qui s’est perdu de lui, de sa pensée, dans cette sanctification ?
L’homme, la complexité de ses idées. Fanon est tour à tour repeint en nationaliste noir, en post-structuraliste, en pourfendeur de l’universalisme, alors qu’il portait le projet d’un universalisme radical.
Vous décrivez, s’agissant de l’homme, un écorché vif, à la sensibilité exceptionnelle.
Il s’inscrivait dans une recherche continue. En politique, mais aussi dans sa vie intime. Peau noire, masques blancs se clôt sur une sorte de prière : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge. » Ceux qui voient en lui un guide infaillible n’ont pas lu cette prière. Si l’on renonce à cette posture de questionnement, on n’est pas fidèle à Fanon.
Sa pensée nous donne-t-elle des clés de compréhension de situations coloniales contemporaines, comme celle qui prévaut aujourd’hui au Proche Orient ?
Oui, certainement. Fanon a bien compris que la violence anticoloniale était une contre-violence. L’Algérie française n’aurait pas existé sans la violence, avec des enfumades, des meurtres de masse, avec la confiscation brutale des terres. Israël n’existerait pas sans la violence, sans la Nakba, sans les guerres contre les Palestiniens, sans la confiscation continue de leurs terres, sans la torture, l’humiliation.
« Le projet d’Israël est de poursuivre ce que le sociologue israélien Baruch Kimmerling a appelé le politicide : la destruction de l’existence politique des Palestiniens. »
Cela ne signifie pas que toutes les formes de violence anticoloniale engendrée par la violence coloniale sont défendables du point de vue moral. Les colonisés sont capables d’atrocités. Fanon écrit que « le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur. » Les situations de domination et d’humiliation comme celle qui prévaut en Israël et en Palestine, avec le gouvernement le plus réactionnaire de l’histoire d’Israël, tendent à provoquer une violence horrible, surtout quand toutes les tentatives de changer les choses ont échoué.
Les Palestiniens ont essayé, avec la première intifada, la lutte non armée. Leurs campagnes non violentes, comme Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS), sont désignées comme « terroristes », « antisémites ». Ils ne peuvent presque rien faire parce que le projet d’Israël est de poursuivre ce que le sociologue israélien Baruch Kimmerling, survivant de la Seconde guerre mondiale, a appelé le politicide : la destruction de l’existence politique des Palestiniens, même si cela doit mener à la destruction physique de leur existence.
Est-ce que nous devrions nous étonner lorsque des groupes comme le Hamas commettent des atrocités ? Je ne le crois pas. C’était, à mon avis, inévitable. Et cela ne signifie pas que je vois les attentats du 7 octobre comme un acte de « résistance ». La réponse d’Israël est d’une extrême brutalité. Cette logique de vengeance me rappelle la réponse des Français aux émeutes de Sétif et Guelma en 1945 et à la révolte de Philippeville en 1955. Et comme Fanon l’écrit dans les Damnés de la terre, la guerrecoloniale « très souvent prend l’allure d’un authentique génocide ». C’est à cela qu’on assiste aujourd’hui au Proche-Orient.
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