Publié dans le Courrier Confidentiel du N°15 DU 10 aout 2012
Blaise Compaoré, président du Faso, ministre de la Défense, chef suprême des armées, président du Conseil supérieur de la magistrature, doit être sans doute un peu gêné. Et à juste raison: l’ombre du leader de la Révolution d’Août, Thomas Sankara, son “meilleur ami”, son “frère d’arme”, son “compagnon de lutte”, assassiné en octobre 1987, le suit depuis près de 25 ans. Marquage serré…
Par Hervé D’AFRICK
Et revoilà l’affaire Thomas Sankara ! Cette fois, elle atterrit directement, et de façon fracassante, sur la table de Blaise Compaoré. C’est lui, en tant que ministre de la Défense, qui doit donner l’ordre de poursuite afin que le Tribunal militaire instruise le dossier. En janvier 2000, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Ouagadougou avait pratiquement jeté l’éponge. Elle avait déclaré les juridictions de droit commun incompétentes concernant la plainte contre X pour assassinat et faux en écriture administrative. Et avait aussitôt «balancé» ce dossier brûlant au Tribunal militaire. Pour se justifier, elle avait, entre autres, brandi l’alinéa 1 de l’article 34 du Code de justice militaire: «Les juridictions militaires sont compétentes pour instruire et juger les infractions de droit commun commises par les militaires ou assimilés dans le service ou dans les établissements militaires, ou chez l’hôte, ainsi que les infractions militaires prévus par le présent Code, conformément aux règles de procédure applicables devant elles». Le Tribunal militaire aurait pu, se basant sur cet article, ouvrir une instruction. Mais il fallait un préalable. Et pas n’importe lequel.
Pour déclencher l’instruction, il fallait que le ministre de la Défense signe un ordre de poursuite. Ce document aurait permis de donner un déclic décisif au dossier. Mais c’était peine perdue. Mariam Sankara et ses enfants ont attendu, en vain, cet ordre de poursuite. Et ils continuent d’attendre. Jusqu’aujourd’hui, le traitement du dossier n’a pas bougé d’un iota. Ni le ministre de la Défense de l’époque, Kouamé Lougué, ni son successeur Yéro Boly, bien qu’interpellés, à moult reprises, par la partie civile, n’ont donné aucune suite favorable à cette requête. Et voilà que, finalement, la patate chaude a été refilée à Blaise Compaoré. En avril 2011, il s’est «bombardé» du titre de ministre de la Défense nationale et des Anciens combattants. Donc à la fois Président et ministre ! Et comme si l’ombre du 15-Octobre le suivait, c’est lui, le «frère», l’ «ami», le «compagnon» de Sankara, qui a la délicate tâche de booster le dossier en signant un ordre de poursuite afin de permettre aux juridictions militaires d’ouvrir, enfin, les pages sombres de cette affaire.
Mais Blaise Compaoré va-t-il vraiment oser le faire ? «Il ne faut pas trop rêver ! Il n’acceptera jamais de scier la branche sur laquelle il est assis», affirme l’un de ses anciens camarades politiques. Et il ne s’arrête pas là. «Si Blaise le fait, le dossier risque de l’emporter. Certes, juridiquement, rien ne permet, à l’heure actuelle, de dire qu’il est l’exécutant ou le commanditaire de l’assassinat de Sankara. Mais tout permet de dire que c’est à lui qu’a profité, et continue de profiter, cet assassinat. Après la mort de Sankara, c’est bien lui qui a accédé au pouvoir. Et c’est lui qui, depuis bientôt 25 ans, est au pouvoir. Et en plus, on ne sait même pas, du moins pour le moment, s’il acceptera de quitter le pouvoir (…)».
S’il laisse traîner le dossier, …
Et voici une interrogation lourde de sens qui surgit: «Pendant combien d’années encore notre Président va-t-il traîner, comme un boulet, cette angoisse ?». Cette question est à la recherche d’une réponse pour le moment introuvable. Et on risque d’attendre encore longtemps avant qu’il y ait des lueurs d’espoir. A moins que le ministre de la Défense ne décide de surprendre tout le monde. Jusqu’ici, les tentatives visant à ouvrir une enquête ont été vite étouffées. Comme si l’on avait délibérément choisi de cautionner l’impunité. «Tant que le politique ne laissera pas la Justice dire le droit dans ce dossier, ce sera une mauvaise affaire pour Blaise Compaoré. Il risque de porter, toute sa vie, cette affaire sur la conscience», souligne un juriste.
Il en est de même, dit-il, concernant l’affaire Norbert Zongo et bien d’autres. «Chaque année, ces dossiers pourrissent l’atmosphère,
sans qu’on ne se décide vraiment à crever l’abcès. Dans tous les cas, on ne peut pas tricher avec l’Histoire. Qu’on les juge maintenant ou pas, l’Histoire finira par rattraper ceux qui veulent se jouer d’elle. Ce sera avant ou après 2015… Avec ou sans amnistie…», commente un professeur d’université. Mais il est persuadé que Blaise Compaoré, en tant que ministre de la Défense, ne donnera pas le feu vert aux juridictions militaires. «Il gagnerait pourtant à affronter sérieusement cette affaire alors qu’il est au pouvoir. Plus il laissera traîner le dossier, plus il aura du mal à le gérer».
Dans tous les cas, c’est une équation complexe pour le Président Compaoré. Certes, le 15 octobre 1987, il «dormait», dit-il, quand,
subitement, les crépitements des armes l’ont réveillé. Mais c’est bien lui qui, par la suite, s’est installé dans le gros fauteuil de la Présidence du Faso. Et il y est toujours. Etait-il au courant qu’un coup d’Etat se tramait ?
Dans le livre de l’écrivain belge Ludo Martens, intitulé ‘’Sankara, Compaoré et la révolution burkinabè’’, il s’est empressé de
répondre par la négative. Voici ce qu’il a dit. Blaise Compaoré: «Lorsque je suis arrivé au Conseil de l’Entente après la fusillade et que j’ai vu le corps de Thomas à terre, j’ai failli avoir une réaction très violente contre ses auteurs très violente contre ses auteurs. Cela aurait sans doute été un carnage monstre dont je ne serais certainement pas sorti vivant. Mais quand les soldats m’ont fourni les détails de l’affaire, j’ai été découragé, dégoûté. Je suis resté prostré pendant au moins vingt-quatre heures… Quand j’ai demandé à mes hommes pourquoi ils avaient arrêté Sankara sans me le dire, ils m’ont répondu que s’ils l’avaient fait, j’aurais refusé. Et c’est vrai. Je savais que mon camp politique était fort. Thomas ne contrôlait plus l’Etat. Je n’avais pas besoin de faire un coup d’Etat. Mais mes hommes ont pris peur quand ils ont appris, l’après-midi, que nous devions être arrêtés à vingt heures».
Le coup a-t-il été ainsi préparé et exécuté à l’insu de Blaise Compaoré ? Question à multiples inconnues. Le Lieutenant-Colonel Gilbert Diendéré, aujourd’hui Général de division et chef d’Etat-major particulier de la Présidence du Faso, a été l’une des rares personnes
à avoir témoigné à propos de cette expédition sanglante. Feuilletons encore le livre «Sankara, Compaoré et la révolution burkinabè ». Morceau choisi: «Nous savions que Sankara avait une réunion au Conseil à seize heures et nous avons décidé d’aller l’arrêter làbas… Peu après seize heures, la Peugeot 205 de Sankara et une voiture de sa garde sont arrivées devant la porte du pavillon; une deuxième voiture de la garde est allée stationner un peu plus loin. Nous avons encerclé les voitures. Sankara était en tenue de sport. Il tenait comme toujours son arme, un pistolet automatique, à la main. Il a immédiatement tiré et tué un des nôtres. A ce moment, tous les hommes se sont déchaînés; tout le monde a fait feu et la situation a échappé à tout contrôle… Après les événements, j’ai téléphoné à la maison de Blaise pour le mettre au courant. Quant il est arrivé, il était fort découragé et mécontent, surtout quand il a constaté qu’il y avait treize morts». Ainsi, selon Gilbert Diendéré, Blaise Compaoré n’était pas au courant de ce qui se tramait.
Mais il n’y a pas que cette version. Feuilletons cette fois le livre «Il s’appelait Sankara», de Sennen Andrianmirado. Il reprend le témoignage d’un élément commando, paru dans Le Matin de Paris du 27 octobre 1987: «Le Lieutenant nous a prévenus le matin seulement de nous préparer pour anéantir le Président parce que maintenant, il était insupportable. Blaise le connaît mieux que quiconque: il sait que même si on allait l’enfermer, il allait sortir par un trou de fourmi». Et ce n’est pas tout. Voici un autre témoignage:
«En vérité, ce jour-là, Thomas Sankara se trouvait en réunion de travail avec quelques-uns de ses collaborateurs dans une salle au Conseil. A 70 mètres de là, toujours dans le Conseil, une 504 blanche démarra. A son bord, 7 personnes. Le véhicule arrive sur le lieu de la réunion. Les quelques éléments de la garde devant la salle ne s’en inquiètent pas outre mesure, parce que ce sont leurs collègues. Le véhicule se gare. En descendent K.H ; O.A.O ; N.N ; N.W ; O.N ; T ; K.M qui ouvrent le feu immédiatement. Un gendarme et deux chauffeurs sont fauchés. Ils s’écroulent. Thomas Sankara, dans la salle où il se trouve, entend la fusillade et se lève, son pistolet à la main et dit à ses collaborateurs “Restez, restez, c’est moi qu’ils veulent !”. A peine a-t-il franchi la porte qu’il est pris par la mitraille nourrie d’un des “anéantisseurs”. Il s’écroule. S’arrête-t-on là ? Non. Les assaillants rentrent dans la salle et exécutent ses collaborateurs».
Un acte «d’une cruauté sans nom»
Finalement, qui dit vrai ? Il va falloir, tôt ou tard, faire la lumière sur cette affaire brûlante. Le Comité des droits de l’Homme des
Nations unies a été clair: «Aucune prescription ne saurait rendre caduque l’action devant le juge militaire». Le ministre de la Défense, Blaise Compaoré, va-t-il franchir le rubicond ? Mystère et boule de gomme.
En attendant, l’affaire continue de faire des vagues. Face à l’impunité ambiante qui règne autour de l’assassinat de son époux, Mariam Sankara n’entend pas baisser les bras. En 2008 par exemple, elle avait adressé une correspondance au Président français Nicolas Sarkozy, alors que Blaise Compaoré s’apprêtait à effectuer une visite en Fance. Morceaux choisis: «Thomas Sankara était un homme qui oeuvrait pour le développement du Burkina Faso et le bien-être de son peuple. Mais méritait-il ce triste sort (son assassinat était un acte inédit au Burkina Faso) qui ne m’a pas permis, ainsi qu’à sa famille, de voir son corps, de veiller sa dépouille et de lui donner une sépulture digne. Et pour achever cet acte d’une cruauté sans nom, il m’avait été donné un certificat de décès précisant que mon mari -le Président Thomas Sankara- était mort de mort naturelle. Avec ce qui me restait de courage, j’ai entrepris à la limite de la prescription, une action judiciaire pour la justice et la vérité. Monsieur Blaise Compaoré, ayant une justice aux ordres, a étouffé toutes les voies de droit que j’explorais. Interdisant même à son ministre de la Défense d’ordonner l’ordre de poursuite devant les tribunaux militaires (…) Je n’ai jamais compris pourquoi on me demande, en tant que victime, d’accepter des indemnités et de pardonner, alors que les auteurs de ces crimes se promènent librement en toute impunité, alors même que par ailleurs, de semblables criminels sont jugés comme l’est aujourd’hui Charles Taylor (…) Je suis une veuve qui ne pourra faire son deuil queMa soif de justice est la même que celle des autres veuves comme madame Erignac, madame Borrel qui ont reçu votre indéfectible soutien. Monsieur le Président, vous êtes aussi un homme de robe, qui avait placé la justice au centre du serment d’Avocat et de Président. Il serait alors souhaitable que vous puissiez exiger de votre encombrant hôte, de me laisser accéder à la Justice militaire dont l’action ne peut être déclenchée que sur ordre de poursuite de son ministre de la Défense. La réconciliation et le pardon sont à ce prix» (NDLR ; on trouvera l’intégrale de la lettre à http://thomassankara.net/?p=697). On ne sait pas si Sarkozy en a parlé à Compaoré. Toujours est-il qu’aucune action n’a été déclenchée du côté de la Justice militaire…
Aujourd’hui, c’est Blaise Compaoré, en personne, qui porte la tunique de ministre de la Défense. Va-t-il, enfin, oeuvrer pour que justice soit rendue à son “ami”, “frère d’arme” et “compagnon de lutte” ? Mystère et boule de gomme. “C’est sûr que le Président est angoissé par cette affaire”, affirme un diplomate européen.
Par Hervé D’AFRICK