Le 15 octobre 1987, à Ouagadougou, une expérience révolutionnaire exaltante prenait fin dans le vacarme des kalachnikovs. Le président du Burkina Faso, Thomas Sankara, était assassiné avec douze de ses compagnons.
Publiée le 17 octobre 2017 dans le quotidien l’Humanité https://www.humanite.fr
Par Rosa Moussaoui
Il refusait de voir l’Afrique croupir dans la condition d’« arrière-monde d’un Occident repu ». Cet engagement lui a coûté la vie. Le 15 octobre 1987, lors du coup d’État perpétré par son « frère » Blaise Compaoré, le président du Burkina Faso, Thomas Sankara, était assassiné par un commando de militaires du régiment de la sécurité présidentielle. Sur le certificat de décès officiel de cet homme de 37 ans qui redoutait, quelques semaines auparavant, « une mort violente », on peut lire cette invraisemblable mention : « mort naturelle ». Dans le fracas des kalachnikovs, un nom, encore un, venait s’ajouter à la longue liste des révolutionnaires d’Afrique éliminés avec la complicité des capitales occidentales : Patrice Lumumba au Congo, le combattant de l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert Amilcar Cabral, Ruben Um Nyobé, Félix Moumié et Ernest Ouandié au Cameroun, l’opposant marocain Mehdi Ben Barka et tant d’autres… Thomas Sankara était lucide sur toutes ces possibilités anéanties. « Une fois qu’on l’a accepté, ce n’est plus qu’une question de temps. Cela viendra aujourd’hui ou demain », prédisait-il.
Le « Che africain » rêvait de devenir médecin
L’assassinat de ce dirigeant charismatique a bouleversé tout un continent, brisant l’espoir d’émancipation auquel il avait su donner corps au Burkina Faso, cette Haute-Volta rebaptisée par lui « Pays des hommes intègres ». Fils d’un combattant de la Seconde Guerre mondiale converti au catholicisme sous les drapeaux, Thomas Isidore Sankara était destiné par les siens au séminaire. Lui rêvait de devenir médecin. Il rejoint finalement, par un concours de circonstances, le PMK, le Prytanée militaire du Kadiogo, à Ouagadougou. Baccalauréat en poche, il intègre une formation d’officier à l’Académie militaire d’Antsirabe, à Madagascar. La Grande Île est alors en pleine effervescence révolutionnaire, une expérience déterminante pour le jeune Sankara. De retour au pays, il s’emploie à organiser politiquement cette jeune génération d’officiers formés à l’étranger, qui jugent étouffant le carcan d’une armée toujours encadrée par des anciens de la coloniale. Des officiers comme Henri Zongo, Boukary Kaboré, Jean-Baptiste Lingani prennent part à cet activisme clandestin au sein de l’armée. À l’occasion d’une formation militaire au Maroc, en 1976, Thomas Sankara se lie d’amitié avec Blaise Compaoré. Tous ensemble, ils forment le Regroupement des officiers communistes qui jouera un rôle de premier plan dans le déclenchement de la révolution démocratique et populaire, en 1983. Sankara, lui, prend la tête du Centre national d’entraînement commando à Pô, à 150 km au sud de la capitale.
En 1983, il devient président de la Haute-Volta
Depuis l’indépendance, la Haute-Volta n’a jamais vraiment connu la stabilité politique. Civils ou militaires, les régimes se succèdent, tous plus ou moins autoritaires. Le 7 novembre 1982, un nouveau coup d’État porte au pouvoir Jean-Baptiste Ouédraogo, un médecin militaire. Deux mois plus tard, à la faveur d’un rapport de forces favorable au camp progressiste au sein de l’armée et du fait de sa popularité grandissante, Thomas Sankara devient premier ministre. Sa faconde, ses ardeurs révolutionnaires, la visite que lui rend Mouammar Kadhafi ne sont pas du tout du goût de l’Élysée. Guy Penne, le « monsieur Afrique » de François Mitterrand, est dépêché à Ouagadougou. Le premier ministre est aussitôt limogé et mis aux arrêts. Début d’une insurrection populaire qui ouvre la voie aux militaires. Le 4 août 1983, les commandos de Pô, emmenés par Blaise Compaoré, prennent Ouagadougou, avec l’appui de civils. Thomas Sankara devient président de la Haute-Volta. Il appelle aussitôt la population à former des Comités de défense de la révolution (CDR). C’est le début d’une expérience révolutionnaire aussi éphémère qu’exaltante, nourrie par un profond désir d’indépendance. Sankara est épris de paix, de justice sociale, féministe convaincu, écologiste avant l’heure, anti-impérialiste. En quatre ans seulement, fait inédit, il a réussi à faire accéder un pays du Sahel à l’autosuffisance alimentaire. Très lié au monde rural, il n’hésitait pas à s’en prendre frontalement aux féodalités. Ses objectifs ? « Refuser l’état de survie, desserrer les pressions, libérer nos campagnes d’un immobilisme moyenâgeux ou d’une régression, démocratiser notre société, ouvrir les esprits sur un univers de responsabilité collective pour oser inventer l’avenir. Briser et reconstruire l’administration à travers une autre image du fonctionnaire, plonger notre armée dans le peuple par le travail productif et lui rappeler incessamment que, sans formation patriotique, un militaire n’est qu’un criminel en puissance. » Pourfendeur de la dette odieuse qui maintient les ex-colonies dans une position d’assujettissement aux ex-métropoles, Sankara veut guérir son pays de la dépendance aux « aides » extérieures. « La dette ne peut pas être remboursée parce que, d’abord, si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas, soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons-en sûrs également ! » lance-t-il à la tribune de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), à Addis-Abeba, le 29 juillet 1987, en appelant à « produire en Afrique, transformer en Afrique et consommer en Afrique ».
Au Burkina Faso, de nouveaux circuits de distribution sont créés pour favoriser les productions locales et les fonctionnaires sont priés de se vêtir du Faso dan fani, l’habit traditionnel taillé dans des cotonnades burkinabées. Dès 1983, des tribunaux populaires révolutionnaires sont institués pour juger les responsables politiques accusés de détournement de fonds publics et de corruption. Les peines consistent le plus souvent dans le remboursement des sommes indûment perçues et les fonctionnaires encourent la suspension ou la radiation. Dans les domaines de l’éducation, de l’environnement, de l’agriculture, de la réforme de l’État, de la culture, de la libération des femmes, de la responsabilisation de la jeunesse, les programmes se succèdent à un rythme effréné, suscitant parfois des dissensions avec les syndicats et jusque dans le camp révolutionnaire. Sur la scène internationale, Sankara s’impose très vite comme une grande voix du continent africain et, au-delà, des peuples opprimés ou maintenus sous tutelle. Il est franc, convaincu, intransigeant. À l’automne 1986, lorsque François Mitterrand lui rend visite à Ouagadougou, il n’hésite pas, scène mémorable, à critiquer devant les caméras ses complaisances avec le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Le vieux socialiste français esquive en saluant « le tranchant d’une belle jeunesse ». L’implication des réseaux françafricains dans l’élimination de Thomas Sankara ne fait aucun doute. À l’époque, régnaient sur le « pré carré » des personnages aussi interlopes que Jacques Foccart, rappelé par Jacques Chirac après son retour à Matignon. La plaque tournante de ces manœuvres françafricaines ? La Côte d’Ivoire, sur laquelle règne encore le vieux Félix Houphouët-Boigny…
Trente ans après l’assassinat de Thomas Sankara, à l’heure où les puissances impérialistes resserrent leur emprise politique, économique et militaire sur le continent pour perpétuer son pillage, le legs du dirigeant burkinabé reste plus précieux que jamais. « Il laisse en héritage un immense espoir pour l’Afrique. Celui de parachever la décolonisation pour permettre aux peuples de conquérir droits, progrès et liberté », résume Dominique Josse, responsable Afrique du PCF.
Il y a un rêve que Thomas Sankara n’a pas accompli. Un an tout juste avant son assassinat, à l’occasion d’une visite officielle en Union soviétique, il est invité à la Cité des étoiles où sont formés et entraînés les cosmonautes. La découverte d’une capsule Soyouz, des stations Saliout et Mir lui font grande impression. Il s’incline devant la statue de Youri Gagarine, signe le livre d’or, puis, avant de partir, déviant du protocole, interpelle ses hôtes. Il raconte : « J’ai dit non, ce n’est pas tout camarade, attendez ! C’est très bien, nous sommes contents. Nous vous félicitons, c’est un progrès scientifique. Et quand tout cela sera au service des peuples, ce sera vraiment un bienfait. Mais moi, je voudrais vous demander une chose… Deux places. Il faut que vous prévoyiez deux places pour former des Burkinabés. Nous aussi, nous voulons aller sur la Lune… On veut aller là-bas ! Donc, la coopération doit commencer. Et nous sommes sérieux. Nous voulons envoyer des gens sur la Lune. Ainsi, il y aura les Américains, il y aura les Soviétiques, quelques autres pays… Mais il y aura aussi le Burkina. »