Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. Nous les mettrons en ligne petit à petit dans l’ordre chronologique où ils ont été publiés.
Cet article intitulé Décantation est paru le 20 janvier 1983, mais il est prémonitoire puisque Thomas Sankara a été nommé premier ministre le 10 janvier à la suite d’une clarification politique au sein du CSP (Conseil du salut du peuple), l’assemblée des militaires qui dirigent le pays après le coup d’État du 7 novembre 1982. Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/. Cet article a été retranscrit par Mahamadi Ouedraogo, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga
La rédaction
La décantation
Par Mohamed Maïga
Une génération de militaires est en train de faire mentir l’adage africain selon lequel ceux qui savent ne sont pas ceux qui peuvent.
Un état d’esprit nouveau règne à Ouagadougou, la capitale voltaïque, balayée par les vents de sable rouge d’un harmattan particulièrement frais en ce début d’année. Esprit nouveau parce que, passé les premiers moments de réserve et d’interrogation qui ont suivi le putsch du 7 novembre 1982, le monde syndical se mobilise derrière le Conseil du salut publique (C.S.P.) du médecin-commandant Jean-Baptiste Ouedraogo.
Les adversaires du nouveau régime, potentiels ou déclarés, se mobilisent eux aussi. Ils ont en effet pris la mesure des changements sociaux que, sans tambours ni trompettes, les capitaines et la troupe impriment à une société que les politiciens de naguère vouaient à l’immobilisme. Ils se mobilisent parce qu’à défaut de pouvoir restaurer l’ordre ancien, ils veulent freiner ou désigner au mouvement du 7 novembre leurs objectifs à eux.
En clair : la situation, comme l’on dit, se décante et les positions des uns et des autres se précisent dans la perspective des luttes politiques à venir. Le C.S.P. ne se fixe-t-il pas un délai de deux ans pour passer la main aux civils après avoir assaini une scène politique rendue confuse et méconnaissable par les luttes de personnes qui ont pris le pas sur le débat démocratique ? En attendant cette échéance, chacun fourbit ses armes.
C’est un fait qu’une partie non négligeable du monde syndical se montrait plutôt réservée à l’égard du régime des jeunes officiers et des hommes de troupe. Normal : le coup d’État du 7 novembre (le seul de l’année 1982 en Afrique) avait cueilli les syndicalistes à froid, quand bien même il mit fin à la répression dont le régime de Saye Zerbo les accablait. Un coup d’État de plus, rien d’autre. Attendons et voyons venir, entendait-on très souvent dans la bouche de Voltaïques plutôt sceptiques. Un scepticisme renforcé, du reste, par la lenteur prise à mettre sur pied les organes politiques et gestionnaires du nouveau pouvoir les Voltaïques ont attendu trois semaines pour connaitre, le 26 novembre 1982, la composition du CS.P. et du premier cabinet gouvernemental de Jean-Baptiste Ouedraogo.
À tort ou à raison, ce délai, particulièrement long à un moment où l’État ne souffrait aucun vide, avait été assimilé abusivement à un manque de perspectives politiques claires, mur- murait-on alors dans certains milieux. D’autant plus qu’au même moment le Conseil provisoire du salut du peuple (C.P.S.P., prédécesseur du C.S.P.) siégeait sans désemparer pour créer les nouveaux organes du pouvoir et fixer les orientations de la politique nationale. Mais, depuis, l’épée de Damoclès suspendue sur la tête des syndicaliste (et de toutes les forces progressistes) a été brisée les organisations syndicales, jadis dissoutes, ont été rétablies dans leurs droits. Mises en confiance, sinon intéressées par les premières mesures prises par le régime, il ne leur restait plus qu’à prendre, avec clairvoyance, la mesure des enjeux de l’horizon 1984.
L’intelligentsia voltaïque, elle aussi, sort de sa réserve. Elle s’interrogeait également sur l’opportunité du coup d’État et les objectifs de ses auteurs. « Nous attendrons, avant de prendre position, de voir si les capitaines se contenteront de gérer la misère du peuple voltaïque ou s’ils voudront radicalement changer ses conditions de vies », nous disait, fin novembre, un groupe d’enseignants, opposants notoires à l’ancien pouvoir. « Eux aussi savent maintenant », nous confiait récemment un membre du C.S.P., « qu’une attitude passive ou sectaire donnerait toutes les chances à nos adversaires communs, les tenants de l’ordre ancien ».
Or les événements, par le passé, ont prouvé qu’en Haute-Volta rien n’est possible sans l’adhésion des organisations syndicales et de l’intelligentsia qui ont toujours fait preuve d’une surprenante combativité. Rien, en Haute-Volta, n’est possible non plus contre elles. On com- prend, dans ces conditions, que les tenants de l’ordre ancien se montrent de plus en plus déterminés ce sont leurs privilèges qui sont en jeu depuis que leur domination sur la vie politique voltaïque a pris fin. Ils se sentent d’autant plus menacés que les nouvelles autorités se montrent particulièrement intraitables pour tout ce qui touche la corruption et les détournements des biens publics, deux domaines dans lesquels s’étaient illustrés les notables de l’ancien régime et quelques-uns de leurs proches. La Commission nationale d’enquête et de vérification, créée par le régime précédent pour se prononcer sur l’enrichissement illicite du temps du général Sangoulé Lamizana, été reconduite dans ses fonctions et ses prérogatives. Ayant eu un regain de dynamisme et d’autonomie, elle se montre des plus… diligentes et déterre des dossiers que le C.M.R.P.N. de Saye Zerbo voulait enfouir parce que certains de ses membres influents et/ou leurs proches étaient bel et bien compromis.
C’est du reste parce qu’il était membre de cette commission d’investigation, et parce qu’il ne voulait rien « enterrer » que le capitaine Henri Zongo (l’un des auteurs du putsch du 7 novembre) a eu maille à partir avec le défunt pouvoir. En tout cas, le travail de la commission, quand les conclusions en seront publiées, ferait grand bruit. Selon des sources sûres, les détournements de deniers publics sous le C.M.R.P.N. se chiffreraient à plusieurs milliards de francs C.F.A. (on parle de plusieurs dizaines) alors que les membres du gouvernement auraient coûté aux contribuables, en moins de deux ans du pouvoir du C.M.R.P.N., environ 1,5 milliard de francs C.F.A. en frais de missions injustifiés. Des caprices que la Haute-Volta, l’un des États les plus pauvres du monde, ne peut et ne doit se permettre.
La corruption et les malversations financières ayant pris d’importantes proportions et touchant un grand nombre de gens, les arrestations se sont multipliées, ces temps derniers, tant et si bien qu’une aile de la prison centrale de Ouagadougou est actuellement occupée par des fonctionnaires compromis, placés sous mandat de dépôt.
On comprend bien, dès lors, que les adversaires du C.S.P. veuillent essayer d’utiliser la propagande bien rodée des arrestations massives et de la « radicalisation » du régime.
Oublie-t-on que le détournement du denier public est un délit de droit commun, dont la sanction est prévue par le code pénal voltaïque ? Mettre aux arrêts les pilleurs du peuple voltaïque, est-ce porter atteinte aux libertés politiques et aux droits de l’homme ? Toujours est-il que, devant la multiplication des insinuations, le ministre de la Justice, Marie-Louise Nignan, a dû intervenir, sur les ondes de la radio nationale, à la fin de décembre 1982, pour préciser que, si arrestations il y a, elles sont le fait de la justice, souveraine en la matière, et dont l’indéniable indépendance a été réaffirmée. Du reste, l’ancien président de la Cour suprême lui-même n’est-il pas en état d’arrestation pour une affaire de corruption ? Le fait est que des changements sociaux, s’ils doivent porter leurs fruits, impliquent une moralisation de la vie publique, un nettoyage des « écuries d’Augias ». Au-delà, ce qui se passe en Haute-Volta a une autre dimension. En Afrique, on a coutume de dire que ceux qui peuvent (les militaires) ne savent pas et ceux qui savent (l’intelligentsia et les forces conscientes) ne peuvent orienter le cours des événements. Une nouvelle génération de militaires, à Ouagadougou, est en train de faire mentir cette assertion. Et surtout, de faire la jonction avec « ceux qui savent ».
Mohamed Maïga
Source : Afrique Asie N°287 du 20 janvier 1983