Etienne Traoré, député PDP/PS : “Il a manqué à Sankara une certaine pédagogie révolutionnaire”

Etienne Traoré est une figure politique qui n’est plus à présenter. Enseignant de philosophie morale et politique à l’université de Ouagadougou, il est, depuis les législatives de mai 2007, député à l’Assemblée nationale pour le compte de son parti, le PDP/PS. A l’occasion des “20 ans de renaissance démocratique avec Blaise Compaoré”, qu’il qualifie de “mensonge grossier”, Etienne Traoré s’exprime sur ses rapports tumultueux avec Blaise Compaoré du temps où il était inspecteur général d’Etat.

Des leaders de la révolution, le député du PDP/PS retient de Thomas Sankara l’image d’un patriote qui avait un idéal de développement pour son peuple mais à qui il a manqué une certaine pédagogie révolutionnaire. “Quant à Blaise Compaoré, déclare-t-il, c’est tout un autre visage. Il est vraiment attaché au pouvoir et à des stratégies qui marchent”.

Vous êtes député à l’Assemblée nationale après plusieurs tentatives infructueuses. Votre élection en 2007 n’a-t-elle pas de ce fait constitué une surprise pour vous ?

• Non. Ça fait la 2e fois que je me présente dans ma province. On ne peut donc pas parler de plusieurs tentatives infructueuses. En tout cas, depuis que je suis candidat dans ma province (Kossi), mon parti (PDP/PS) n’a fait qu’engranger des voix de plus en plus nombreuses. C’est en 1997 que je me suis présenté pour la première fois. Au terme du scrutin, notre parti s’est classé deuxième, après le CDP en termes de voix. En 2002, j’étais candidat-suppléant sur la liste nationale et j’ai battu campagne dans ma province. Au terme de cette campagne, nous avons maintenu notre 2e rang dans la Kossi. Nous nous sommes rendu compte, en faisant les calculs, que si la circonscription électorale avait été la province, nous aurions eu un élu dès 2002. En 2007, je me présentais pour la 2e fois à la Kossi. Au terme du scrutin, nous avons encore progressé et nous représentons environ 15% des suffrages. Je rappelle qu’en 2007, il y avait 12 partis en concurrence dans ma province.

Les querelles au sein du CDP-Kossi vous ont quand même été d’un certain apport ?

• Ces querelles internes existent dans tous les partis. Cependant, celles du CDP-Kossi en 2007 étaient nettement plus vives et des militants ont même marché contre d’autres militants ! Cette situation a certainement contribué à diminuer les voix du CDP au profit de ses concurrents dont nous. Mais cela n’enlève en rien notre mérite car, faut-il le rappeler, notre parti, comme je le faisais remarquer tantôt, aurait eu un député dans la Kossi si la province avait été retenue comme circonscription électorale en 2002.

Quelle analyse faites-vous du score du PDP/PS à ces législatives ?

• Ce maigre score confirme ce que le courant de rénovation du parti avait dit : notre parti est entré dans un cycle de déclin. L’ensemble du parti a récemment constaté cette régression, a mené et mène des réflexions afin d’aboutir à un congrès de refondation qui diagnostiquera les causes de cette situation pour y trouver les solutions idoines. Les différentes critiques du courant de rénovation seront prises en compte dans la préparation et les travaux dudit congrès.

Le 15 octobre 2007, les uns ont célébré les “20 ans de renaissance démocratique avec Blaise Compaoré”, les autres ont commémoré la mort de Thomas Sankara. Que vous inspire cela ?

• J’ai essentiellement trois réflexions à faire. 1) C’est un mensonge grossier d’affirmer que le 15 octobre 1987 est le début d’une “renaissance démocratique”. J’ai honte à la place de ceux qui se croient obligés de dire ça, alors qu’en leur âme et conscience, ils savent que c’est faux ! Ils savent bien qu’un des reproches faits à Thomas Sankara par le Front populaire était que le président du CNR voulait restaurer une démocratie libérale bourgeoise : celle-là même que nous tentons d’appliquer aujourd’hui. Si l’on doit parler de “renaissance démocratique”, il faut historiquement et objectivement la dater de 1991. Je rappelle qu’en 1989, Blaise Compaoré avait dit dans “Jeune Afrique” que Moussa Traoré (président du Mali en proie à des difficultés) se créait inutilement des problèmes en voulant “résister au courant de la démocratisation”, un courant trop fort ! C’est justement parce que le courant était irrésistible que Blaise Compaoré l’a suivi comme bien d’autres dirigeants africains. Je rappelle aussi que le premier voyage de Blaise Compaoré hors d’Afrique s’est effectué en Chine populaire. C’était quelque temps après la répression sanglante des manifestations (pour la démocratie) à la place Tiananmen (Pékin). 2) Cette fête d’une “renaissance démocratique” est, nul n’est dupe, une tentative d’étouffement des manifestations commémoratives du 20e anniversaire de l’assassinat de Thomas Sankara, pourtant un héros national ! Ce faisant, ceux qui faisaient la fête pour couvrir les pleurs des autres ont gravement violé une importante tradition africaine : quand un anniversaire concerne à la fois un mort et un vivant, la priorité absolue est accordée au mort. 3) Enfin, en autorisant cette fête et en y participant lui-même, Blaise Compaoré a ruiné tous les efforts faits jusque-là pour réaliser la réconciliation nationale ; il a contribué à une division de ses concitoyens ; il s’est ainsi comporté, non pas comme un chef d’Etat, mais plutôt comme un chef de guerre.

Vous avez eu à travailler aussi bien avec Blaise qu’avec Sankara. Quelles impressions vous ont laissées ces deux hommes ?

• Thomas Sankara, je l’ai connu d’assez loin et ai commencé à le fréquenter assez tard. Nous avons travaillé quelquefois ensemble et il a toujours aimé mes appréciations franches et directes. Avec Blaise Compaoré, j’ai travaillé deux ans durant. Nous nous sommes séparés en mauvais termes. Concernant mes impressions, je retiens de Thomas l’image d’un véritable patriote qui croyait en ce qu’il faisait, qui avait un idéal de développement pour son peuple, auquel il était très attaché. C’était aussi, chacun le sait, un homme très charismatique au point que si l’on n’avait pas mis en avant le nom “Thomas Sankara”, aucun civil, aucun militaire n’aurait défié le CSP2 en lui résistant à Pô ; aucun civil, aucun militaire n’aurait accepté de quitter Pô pour venir proclamer la révolution à Ouagadougou. Mais l’homme demeure ce qu’il est, avec ses limites, qui étaient entre autres : le manque de pédagogie, une vision commando du rythme des transformations révolutionnaires, un choix pas toujours judicieux de ses collaborateurs, etc. Quant à Blaise Compaoré, c’est tout un autre visage. Lui est vraiment attaché au pouvoir et il a des stratégies pour le conserver qui marchent : infiltrations, divisions et affaiblissement de ses adversaires ; création de mille rivalités au sein de ses collaborateurs ; laisser les gens détourner, piller et s’enrichir impunément pourvu qu’ils ne lorgnent pas le fauteuil présidentiel ; frapper parfois durement, mais de façon à rendre sa main difficile à voir, cibler, planifier et contrôler la corruption des élites, etc. Parmi ses qualités, je peux citer sa patience, sa capacité à bien programmer ses actions dans le temps, sa grande capacité de séduction de ses interlocuteurs, etc.

Inspecteur général d’Etat (IGE), vous avez, dites-vous, arrêté la collaboration avec Blaise Compaoré en de mauvais termes. Peut-on en savoir un peu plus ?

• Rectifiez, car c’est Blaise Compaoré qui a arrêté de collaborer avec moi en me congédiant. Je crois que mon renvoi de l’Inspection d’Etat est une longue histoire que je ne peux ici vous raconter. Mais les choses se sont véritablement accélérées en septembre 1989 quand j’ai dit à un ami que Jean-Baptiste Lingani et Henri Zongo, qui venaient d’être exécutés pour complot, ont été purement et simplement éliminés. Je ne croyais pas à la thèse du complot, et j’ai identifié ces disparitions à de simples assassinats. Je l’ai dit et c’est toujours ma conviction. Cet ami, croyant que je ne pouvais pas le dire moi-même à Blaise, a trouvé les moyens pour lui rapporter mes propos avec, probablement, ses propres commentaires. Qu’est-ce qui fondait et fonde toujours ma conviction ? En 1988, j’ai été destinataire (probablement par erreur) d’une cassette, celle qu’utilisent les journalistes. Je l’ai écoutée plusieurs fois et dans un passage, un ancien conseillait à Blaise Compaoré de se méfier de Lingani et d’Henri Zongo, ses plus proches collaborateurs. Ne comprenant pas pourquoi j’étais destinataire d’un tel courrier, qui avait un contenu aussi grave, j’ai posé la question à qui de droit et celui-ci m’a dit de le lui amener. Et c’est ce que j’ai fait. J’ai fait le lien entre cette cassette et l’élimination des deux officiers. A l’époque, j’ai vainement essayé de rencontrer Blaise Compaoré pour lui dire tout le mal que je pensais de la situation. C’est finalement un matin, alors que j’étais au bureau, que j’ai été convoqué par Salif Diallo (alors directeur de cabinet du président) pour m’entendre dire en gros ceci : “…Et comme tu n’es plus d’accord avec nous, le président me charge de te dire qu’il te relève de ta fonction d’inspecteur général d’Etat. Il me fait dire aussi qu’il pourrait te trouver éventuellement un autre poste…”. Je lui ai répondu que j’étais mécontent de la façon dont on se séparait, c’est-à-dire par personne interposée, fût-elle un directeur de cabinet présidentiel. J’ai ajouté que je n’étais pas à la recherche d’un poste de consolation. Que je suis enseignant et je retourne enseigner à l’université. C’est ce que j’ai fait. Par la suite, des zélés ont tout fait pour me faire chasser de l’université. Quand j’entrais dans le bureau du directeur de cabinet, le général Baba Sy en sortait. Mais lui faisait toute une autre démarche : il venait de rendre sa démission (de son poste de grand chancelier) après avoir appris les disparitions sans procès équitables des deux officiers (Lingani et Zongo). A lui, parole d’officier avait été donnée qu’un jugement équitable aurait lieu. Revenant sur cette affaire de poste, je vous apprends que du CSP1 au CNR, Thomas Sankara m’a plusieurs fois demandé d’être ministre de l’Enseignement supérieur. J’ai toujours décliné l’offre en lui sortant le même argument : je suis le premier responsable de mon syndicat et j’y ai encore du travail. Le jour où je déciderais de quitter la lutte syndicale, tout redeviendrait possible.

Existe-t-il d’autres faits qui ont occasionné votre renvoi ?

• Il y a peut-être d’autres raisons que moi-même j’ignore. Je me dis aussi que le travail que je faisais à l’Inspection d’Etat ne plaisait pas à certains proches collaborateurs de Blaise Compaoré, qui ont vainement tenté de me faire couvrir des proches coupables de malversations. Je dois aussi signaler que lors d’un contrôle routinier, nous avons découvert au ministère de la Justice qu’il n’y avait plus de trace des versements des 30 000 F que chaque accusé devait faire lors des TPR. Mais où étaient donc ces sous ? A l’occasion, j’ai exigé un rapport de chacun des principaux cadres qui travaillaient dans ce ministère sous le CNR. Il m’était alors parvenu des propos du genre “…Etienne prend trop au sérieux son institution. Il se comporte en supergendarme…”. A propos d’ailleurs de ce poste à l’Inspection d’Etat, quand il m’a été proposé, je l’ai refusé au motif que je n’étais ni juriste, ni gestionnaire, ni économiste. Ce sont finalement Gabriel Tamini et le regretté Oumarou Clément Ouédraogo qui sont venus me voir pour me convaincre de prendre le poste qui était, avant tout, politique. Qu’en persistant dans mon refus, cela pouvait créer un problème de confiance. J’ai donc accepté ce poste où je conduisais une équipe de techniciens très expérimentés pour poursuivre la rigueur dans la gestion de la chose publique.

Quand j’ai accepté, un lobby s’est formé et est allé voir Blaise Compaoré pour lui signifier que s’il me nommait à ce poste, j’allais faire emprisonner des gens, même pour 5 F. Et cela, disaient-ils, rendrait le régime très impopulaire. Blaise Compaoré a été certainement sensible à ces propos et m’a convoqué pour me dire d’accepter plutôt d’être second à l’Inspection, le temps d’apprendre le travail ; je lui ai dit non en faisant remarquer que si ce poste n’était plus une couverture politique il fallait alors trouver un bon technicien, qu’on peut facilement trouver. A la veille de ma nomination, ce lobby avait trouvé un autre candidat à ma place. Ce candidat n’était pas plus technicien que moi. Alors Blaise Compaoré n’a pas suivi ce lobby et m’a nommé. En résumé, j’ai travaillé honnêtement et sincèrement dans la première équipe de Blaise Compaoré. A présent, nos chemins sont divergents et je pense que c’est bon pour la démocratie.

Revenons à la fameuse cassette sur Jean-Baptiste Lingani et Henri Zongo.

• Je n’entre pas dans les détails. Cet ancien y tenait des propos injurieux et ethnicistes envers le commandant Lingani et son beau-frère, Henri Zongo.

Que savez-vous du 15-Octobre ?

• Sur l’assassinat de Thomas Sankara et ses compagnons, je n’ai été associé à rien. Dans l’après-midi du 15-Octobre, j’étais en circulation avec un de mes amis quand j’ai entendu les coups de feu. Le lendemain, on est venu me chercher pour me conduire au Conseil de l’Entente, où Blaise Compaoré m’a reçu et aussitôt tiré dans un bureau où il était seul avec moi. Il m’a dit en gros ceci : “Hier, il y a eu des problèmes et les gens se sont tirés dessus. Il y a eu des morts de part et d’autre et le président Sankara est mort”. Il a ajouté : “Même ton ami Patrice Zagré est mort”. Je lui ai répondu : “C’est terrible, ce n’est pas possible”. Nous sommes restés quelques moments en silence au terme desquels il m’a dit ceci : “Ce sont des drames qui surviennent dans les processus révolutionnaires. Ce qui importe maintenant, c’est de sauver l’essentiel : la révolution”. C’est ainsi que par la suite, a été prononcé le discours d’apaisement du 19 octobre 1987 et a été décidé l’envoi des missions d’explications en Afrique et en Europe. Il s’agissait d’y développer la thèse de l’accident. C’est bien après que beaucoup d’entre nous sauront qu’ils ont été froidement tués, même ceux qui tentaient de fuir. Au moins deux pays de la sous-région sont mêlés à cette tragédie. Leurs dirigeants, qui n’aimaient pas Sankara, ont tout fait pour opposer les deux (Blaise et Sankara) aux plans individuel et politique.

A l’époque, la crise était-elle réelle au sommet de l’Etat, comme on l’a souvent entendu ?

• Oui, c’étaient les méthodes qui divisaient les leaders de la révolution. Il a manqué une certaine pédagogie révolutionnaire. Même si vous avez raison, il faut savoir vous expliquer et convaincre. Mais à ce niveau, j’ai deux convictions : Sankara a compris cela tard, ensuite, ce sont les mêmes dirigeants extérieurs qui ont tout fait pour d’abord mettre en contradictions privées ces deux hommes, avant de les mettre en contradictions politiques. J’ai les preuves de ce que je dis et les exposerai dans de meilleures conditions de sécurité. Pour tout dire il y avait certes des problèmes, mais ils ont surtout été alimentés de l’extérieur et je ne savais pas que cela pouvait finir de façon aussi violente.

Comment avez-vous accueilli la fin de la révolution ?

• Je ne me suis jamais mis à l’idée que c’était la fin de la révolution. On a parlé de Rectification, pas de renoncement ! C’est progressivement que je me suis rendu compte que c’était plutôt une contre-révolution et chaque fois j’ai marqué mon opposition. Ainsi, les premiers couacs que j’ai eus, c’était d’abord la participation au sommet France/Afrique (au Maroc) à laquelle je me suis opposé. Ensuite, il y a eu la fête d’Eyadéma, où j’ai refusé d’aller. Au niveau des chefs coutumiers, de retour de mission, on me fit comprendre à Fada qu’ils avaient désormais des voix délibératives au niveau des structures populaires alors que nous avions accepté difficilement qu’ils aient des voix consultatives. C’est un ensemble de signes, parmi d’autres, qu’il s’agissait de mettre fin à la révolution et que la Rectification n’était qu’une petite parenthèse transitoire.

Mais aujourd’hui, il faut reconnaître qu’il y a une avancée sur le plan des libertés par rapport au temps du CNR !

• Oui, évidemment. Mais il faut préciser qu’il s’agit de deux systèmes régis par deux logiques totalement opposées en matière de libertés. Le premier mérite, à mon sens, en revient au président Mitterrand, qui a tout simplement imposé aux Etats francophones le système démocratique. Je reconnais qu’il existe dans notre pays aujourd’hui une pluralité politique et une liberté d’expression tout à fait honorables. Mais, ne nous en vantons pas trop, car il s’agit du b.a.-ba de tout système démocratique. De plus, c’est loin d’être suffisant car cette liberté demeure inefficace dans la mesure où les gens s’expriment et l’autorité demeure sourde au point qu’un dignitaire du pouvoir en place a pu dire :”Vous les journalistes, vous pouvez écrire sur vos dos, vous ne pourrez rien changer ici”. Il ne faut pas non plus oublier qu’un éminent journaliste, comme Norbert Zongo, a payé de sa vie pour que cette liberté ne soit pas simplement un mythe, mais une réalité, même minime ! J’ajoute enfin que sous la 3e République les libertés étaient plus respectées.

Ses partisans soutiennent qu’il y a une forte mobilisation autour de Blaise Compaoré et que ce n’est pas un fait du hasard.

• Mais s’agit-il d’une mobilisation libre ? Beaucoup de ceux qui sont à ces meetings sont des ministres, directeurs, “amis, tontons, tanties” de Blaise Compaoré. En réalité, ce sont, pour la plupart, des proches de la poche de Blaise Compaoré, qui distribue argent et situations juteuses ! D’ailleurs, lors de ces meetings, il fallait y amener les gens en cars ! Par contre, la vraie mobilisation populaire était celle des sankaristes et de leurs sympathisants. Celle de Blaise Compaoré était une mobilisation administrative. Ne confondons pas mobilisation populaire et mobilisation administrative. Je regrette notamment que nos intellectuels et cadres se mettent dans une logique de larbinisme à tel point que si Blaise dit aujourd’hui que le soleil se lève au nord, il trouvera toujours des intellectuels pour l’applaudir en disant que le soleil se lève à l’extrême nord ! Malheureusement, nous sommes le seul pays de la sous-région où plus de 98% des intellectuels et cadres engagés en politique militent pour le pouvoir en place.

Comment expliquez-vous cette situation spécifique de nos cadres et intellectuels ?

• J’y réfléchis souvent, mais je n’ai pas de réponse définitive à cela. Néanmoins, en observant ceux qui exercent le pouvoir, on se rend compte que ce sont, pour la plupart, des cadres issus de la révolution, c’est-à-dire des cadres qui sont venus au pouvoir par le sommet, par la courte échelle. Ils n’ont pas une tradition de lutte politique démocratique et ils tiennent aux avantages du pouvoir acquis. Il y a aussi moralement un manque de courage pour assumer leur rôle d’intellectuels, qui est de défendre les valeurs (le bien, le juste, le vrai, le beau) dans des espaces publics. Il y a aussi le mode de gestion politique qui inclut une corruption organisée et planifiée des cadres et intellectuels dans une proportion jamais égalée dans notre pays. Beaucoup sont appâtés par des postes où ils s’enrichissent illégalement et impunément. On leur dit alors : “Mangez, mais taisez-vous, sinon gare !” C’est un drame !

Autre chose : on a depuis quelques mois un nouveau Premier ministre, qui semble vouloir faire bouger les choses dans le bon sens. Que pensez-vous de son discours de politique générale ?

• J’ai bien apprécié les bonnes intentions du premier ministre. Mais je pense qu’il ne sait pas bien à quel milieu il a affaire. Il s’agit de murs qu’il ne peut pas terrasser car ce régime vit d’une corruption ciblée, planifiée et contrôlée. S’il veut arrêter cela, il scie la branche sur laquelle le système Compaoré est assis. Il a de très bonnes intentions, mais de deux choses, l’une : soit il se prend au sérieux et il est remercié avant deux ans, soit il bavarde pour faire plaisir à la Banque mondiale et au FMI.

Après une telle condamnation sans appel, on peut vous rétorquer que vous avez beau jeu aujourd’hui de jouer les vertus outragées, vous qui avez jadis pactisé avec celui que vous dépeignez maintenant comme le diable.

• Moi je relate des faits historiques, et je les apprécie. Je ne prétends pas “jouer les vertus outragées”. Du reste, je ne regrette aucun poste et si j’en voulais aujourd’hui dans n’importe quelle condition, croyez-moi, j’aurais l’embarras du choix ! Je l’ai plusieurs fois dit : il y a des divergences insurmontables entre ma conception de la politique comme service public et celle des tenants du pouvoir qui en font un moyen d’enrichissement personnel.

Une chose est sûre au moins : c’est que sous le CNR, vous n’auriez pas pu tenir publiquement ce discours.

• C’est vrai, mais je vous répète que ce sont deux systèmes avec des logiques pratiquement contradictoires. Je remercie à cet effet Blaise Compaoré de m’avoir fait confiance un moment tout en me démarquant résolument des tueries du 15-Octobre et de celles d’après. Thomas Sankara aurait aussi réussi cette mutation à la démocratie libérale. Et merci à L’Observateur, qui s’est battu pour la liberté d’expression dans ce pays.

Propos recueillis par Adama Ouédraogo

Source : L’Observateur N°7002 du 31 octobre 2007 http://www.lobservateur.bf

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