Nous vous présentons ci-dessous le mémoire de maitrise de François Thibault. Nous ne connaissons pas beaucoup de travaux de recherche sur les CDR. Sans doute en existent-ils au Burkina Faso, mais ils sont difficiles d’accès. En France, il n’y en a d’autant plus quand ils amènent, comme ce travail juste présenté ci-dessous, des sources directes en provenances du Burkina.

Les CDR, de façon méprisante, réduits à des milices armées, constituaient les organes essentiels du pouvoir populaire. C’est par eux que se mobilisait la population pour les différents chantiers lancés par pour construire le pays, et donc les acteurs essentiels de la construction du pays à l’époque révolutionnaire. Tous les travaux de recherche sur le sujet sont bienvenus. D’autant plus, comme celui que nous vous présentons, lorsqu’ils travaillent à partir de documents directement issus du Burkina Faso.

Nous n’allons pas publier la mémoire en entier, mais l’introduction, la conclusion et la tables des matières.

La rédaction du site.


Université Paris I Panthéon Sorbonne,
UFR09 Histoire

Mémoire de Master 2 Histoire – Recherche
Préparé sous la direction de Mme Françoise BLUM
Septembre 2019


Résumé :

La Révolution burkinabé reste largement méconnue, en raison notamment de la célébrité de
celui qui l’incarne : Thomas Sankara. Ce mémoire se propose donc de dépasser l’histoire
héroïque, militante ou l’analyse politique qui regroupent la quasi-totalité de la production sur
la Révolution pour poser les bases d’une histoire sociale de la Révolution. Ainsi, il apparaît
indispensable de resituer la révolution dans toute son historicité. En cela, l’inscrire dans la
circulation mondiale des modèles, des pratiques, des discours révolutionnaires permet non
seulement de mettre en avant les continuités mais également d’en déceler les singularités. De
la même façon, resituer la Révolution dans les dynamiques nationales de la Haute-Volta
permet de reconsidérer l’originalité de ses principales mesures. Cela permet également d’en
reconsidérer la périodisation, polarisée par l’arrivée au Pouvoir de Sankara et sa mort, pour la
resituer comme un moment, celui des années 1980, celui de la militarisation du pouvoir et des
tensions liées à la décompression autoritaire et l’entreprise de civilisation. Mais, ce qui permet
d’identifier la Révolution burkinabé comme un moment singulier de cette période, c’est
l’importante politisation et la nouvelle participation populaire, à travers notamment les CDR,
et les débordements d’une souveraineté populaire, toujours rétive à son encadrement. Mais le
processus révolutionnaire reste indubitablement lié à la figure de Thomas Sankara, sur lequel
il faut porter un regard socio-historique, en resituant sa pensée, ses représentations mais aussi sa pratique du pouvoir, dans les différents espaces, en particulier intellectuel ou militaire, dans lesquelles elles ont pu se construire. Cette approche permet ainsi de repenser le moralisme de Sankara, qui au-delà de résurgences religieuses personnelles, participe de l’entreprise d’édification radicale de l’Etat burkinabé.


Introduction Thomas Sankara et sa Révolution Actualités d’une figure

En 2016, le jeune rappeur français Kalash Criminel montrait, au détour des paroles de Sauvagerie 2, toute l’ambivalence entourant la figure de Thomas Sankara et de la Révolution
Burkinabé :

« Léopard du Zaïre traîne avec éléphants et des lions indomptables/ Grand, petit,
moyen, on respecte tous ceux respectable/ Ma prof d’histoire connaissait pas Thomas
Sankara, J’trouve ça regrettable/ En 2016, ils savent pas tous rapper… Ils savent faire
des dab  »[i]

Cette mise en faute de l’un des tenants de la culture historique légitime, ou de la transmission pédagogique des acquis de la production savante, ne peut qu’interpeller. Elle révèle un écart important entre la prédominance de plus en plus affirmée de la mémoire sankariste, particulièrement sur le continent africain et les individus relevant de sa diaspora, et la relative absence de production scientifique sur la Révolution burkinabé. Car si Sankara existe dans les mémoires, c’est comme une icône révolutionnaire, un héros africain, dont l’œuvre fut sans égale depuis la décolonisation et sacralisant la terre même du Burkina Faso. Ainsi, le reggaeman ivoirien Tikah Jah Fakoly déclarait au cours de la soirée des Marley d’or qui se tenait à Ouagadougou en avril 2019 devant une foule surchauffée : « Pour nous,
panafricanistes, venir au Burkina Faso, c’est comme lorsqu’un musulman va à la Mecque ou
un chrétien à Rome. » L’image de Thomas Sankara dépasse ainsi celle du « simple » Père de
la Nation africain, il est carrément selon certains celui qui a « relevé l’image de l’homme
noir », il est une figure mondiale et incontournable du panafricanisme, particulièrement
francophone, et son utilisation dans la construction de la blackness est récurrente.
Le lyrisme de ses discours, sa probité, sa mort tragique, tout concours à l’accession d’une
figure héroïco-tragique, aboutissement d’un processus de mythification commencé avant
même son accession à la présidence du CNR, avant même qu’il ne s’impose comme le « chef historique de la Révolution »[ii]. Cette figure est d’autant plus tragique que sa mort repose sur la « trahison » du plus fidèle ami. Et le héros Sankara est accompagné de son antithèse, le traître Blaise Compaoré, traître à l’amitié comme aux espérances révolutionnaires, révolutionnaire dont la pureté des débuts fut corrompue par les fastes du pouvoir.[iii] Dans les discours mémoriels, Sankara est l’incarnation de la Révolution, il s’y confond et elle meurt avec lui. Il est l’homme intègre, celui qui défia l’impérialisme dans un tête à tête orgueilleux, accédant ainsi au panthéon des Grands Hommes africains.
Cette omniprésence de la figure sankariste conditionne les discours sur la Révolution
burkinabé de 1983. Sankara incarne la Révolution et toute son oeuvre ne serait due qu’à sa
volonté, son ambition, sa vision. Car la mémoire sankariste se prête à toutes les récupérations.
Sankara démocrate qui donna au peuple burkinabé les moyens d’assurer sa souveraineté,
Sankara anti-impérialiste qui fit tant pour remettre en cause l’ordre de domination mondial,
Sankara nationaliste, dans lequel tout militant nationaliste se trouve une accointance avec ses discours sur la dignité et l’indépendance, Sankara intellectuel, que certains n’hésitent pas à mettre sur le même plan que Cheikh Anta Diop, Sankara féministe, qui fit tout pour assurer
l’émancipation de la femme, cette « autre moitié du ciel », et même, de plus en plus, Sankara
écologiste, qui combattait dés les années 1980 la désertification du Sahel. Plasticité d’une
figure qui se prête à toutes les instrumentalisations, au point que l’on peut même voir la figure sankariste enrôlée dans la lutte contre le mouvement anti-vaccin américain.[iv]
La figure de Sankara a particulièrement bénéficié de l’insurrection burkinabé de 2014. Ses
mots d’ordres furent scandés par les manifestants, ses appels à la mobilisation populaire
furieusement clamés dans les rues de Ouagadougou. Cette insurrection, dont la participation
fut largement fondée sur les mécanismes de l’économie morale, se donna pour mot d’ordre le

respect de la Constitution.[v] Paradoxe que celui d’un Sankara putshiste et pourtant figure
consensuelle d’une population civile payant le prix du sang pour le respect d’une constitution
et d’une démocratie pluraliste et libérale. De fait, la mémoire de Thomas Sankara dépasse
largement le champ de la « galaxie sankariste »[vi], elle est désormais l’élément incontournable
du champ d’expérience politique de nombreux citoyens burkinabè. Que la mémoire
révolutionnaire soit convoquée en de pareils épreuves, cela n’a rien d’étonnant. Ce qui l’est
peut-être plus, c’est cette filiation affirmée entre l’insurrection d’octobre 2014 et la
Révolution d’août 1983. Le Wikipedia francophone, dont l’œuvre de classification des
connaissances est révélatrice d’une certaine forme de consensus dans l’espace intellectuel,
nomme ainsi ce soulèvement populaire « Deuxième Révolution burkinabè ».[vii]
Ainsi, force de productions culturelles, articles de blogs, de journalistes, documentaires vidéos, il est vrai que les grandes lignes de la Révolution commencent à être connues d’un
public toujours plus nombreux. Le 04 août 1983, le capitaine Blaise Compaoré et plusieurs
militaires marchent sur Ouagadougou et renversent l’appui des civils, principalement les
organisations d’extrême-gauche, le régime du CSP présidé par Jean Baptiste Ouédraogo.
Thomas Sankara livre alors son premier discours au nom du Conseil National de la
Révolution, le CNR et appelle aussitôt la population à former des Comités de défense de la
révolution (CDR). Il devient l’énergique Président de la Haute-Volta, mène une politique de
restauration de la dignité nationale (renommant le pays Burkina Faso), combat frontalement
l’autorité des chefs coutumiers, initie de vastes réformes pour moderniser le monde rural et
lutter contre la corruption. Il mène une diplomatie flamboyante, pourfendant l’impérialisme et
ses avatars, avant de périr dans un coup d’état le 15 octobre 1987 qui portera au pouvoir son ancien compagnon d’arme, Blaise Compaoré.
Ainsi, c’est grâce à la figure de Sankara que la Révolution burkinabé est peut-être la Révolution africaine la plus connue, mais c’est peut-être également à cause d’elle, qu’elle
demeure l’une des plus mal connues. La production savante reste encore largement tributaire
de cette histoire héroïque, où les faits d’un homme conditionnent l’histoire d’un pays. Or, si
cette histoire héroïque et militante peut tout à fait se comprendre comme la construction d’un discours de résistance par les dominés, en produisant des figures mobilisatrices et aptes à  contrer toutes les stigmatisations dont ils sont les victimes, elle ne produit que l’invisibilisation des mécanismes sociaux, des effets de structures et, in fine, des dominés eux-mêmes.
Pourtant, il serait trop facile de balayer cette production aux motifs qu’elle ne répond
pas aux critères de la production savante et particulièrement de la démarche empirique. En
l’état actuel de l’espace intellectuel de la Révolution burkinabé, du difficile accès aux sources, elle est encore indispensable.

L’histoire sociale africaine : le dynamisme de la marge

Faire un bilan de l’historiographie de la Révolution burkinabè, c’est avant tout en tirer la
conclusion que cette historiographie reste encore largement à construire. Ce constat pourrait
paraître présomptueux au regard de l’importante bibliographie francophone et de sa relative
connaissance par le grand public. Mais force est de constater qu’il n’existe actuellement à
notre connaissance aucune synthèse pouvant prétendre répondre aux exigences de la
production universitaire. Non pas que des ouvrages ne se distinguent pas par la qualité de
leurs analyses. Mais aucun ne marque un quelconque renouvellement historiographique ou
même ne cherche à faire un bilan de récentes avancées dans la connaissance du processus
révolutionnaire burkinabè. Quant à la production anglophone, elle se résume principalement
à la courte biographie de Ernest Harsch, Thomas Sankara: An African Revolutionary.[viii] Parfois
stimulants, souvent redondants, ces ouvrages montrent tout à la fois de l’intérêt du grand
public pour la Révolution burkinabè et la figure de Sankara qu’ils ne révèlent le désintérêt des
universitaires pour la question.
Cette méconnaissance de la Révolution tient cependant en partie aux conditions de la
production universitaire sur l’histoire de l’Afrique, une historiographie qui reste encore
malheureusement largement marginale et marginalisée dans l’historiographie générale.

L’espace des études africaines est encore en structuration. Ainsi, l’une des ambitions affichées du Groupe d’Intérêt Scientifique à son Etat des lieux des études africaines, livre blanc qui fait une synthèse actualisée des études africaines en France, est d’accélérer leur consolidation en assurant une publicité aux différentes institutions et chercheurs des études africaines.[ix]
Reconnu de tous les chercheurs, cette situation pourrait rejoindre celle des études d’autres
« aires culturelles » ou « aires aréales » marginales (Asie, Moyen-Orient etc.) si ce n’est que
les études africaines en sont encore au stade où elles doivent encore affirmer les fondements
d’une démarche scientifique en leur sein.[x] Reste que la production de la recherche en
Sciences Sociales française sur l’Afrique en France demeure dynamique. Finalement,
l’histoire sociale est dynamique dans un espace institutionnellement marginal (faiblesses
numériques des postes, secteur éditorial spécialisé en difficulté) etc.[xi] Cette conscience d’une marginalisation n’est pas sans déclencher quelques réflexions polémiques.[xii] Aussi bien ne peut-on que conclure que les perceptions de cet état de marginalité témoignent peut-être plus des positions et dispositions des chercheurs que de la réalité de l’objet de recherche.

Connecter les socialismes africains

Il est somme toute commun pour l’historien de l’Afrique que de présenter son objet comme
« vierge », peu investi avant lui par d’autres chercheurs… Ce constat est pourtant de moins en moins valable concernant le socialisme africain. En effet, ce sujet connaît un regain d’intérêt depuis quelques années déjà. Cela tient tout autant à l’ouverture des archives, à la disparition
historiographie du socialisme ou des mouvements sociaux en général privilégie largement les
perspectives transnationales et les circulations militantes, même si l’Afrique reste bien
souvent le grand continent oublié.[xiii] C’est précisément sur ce constat et pour redonner toute sa place au socialisme africain, à la fois dans l’histoire du socialisme et dans l’histoire de l’Afrique, que s’est tenu en avril 2016 l’important colloque « Socialismes africains,
socialismes en Afrique ».[xiv] Ce colloque semble être un tournant et ses organisateurs ont pensé sa publication, enrichis de nouveaux articles, comme « un état des lieux de la recherche internationale et un état des connaissances sur ces thématiques ».[xv] Il faut toutefois noter qu’il n’y a dans cet ouvrage qu’une unique occurrence du terme Burkina Faso.[xvi] Ainsi, sans être un objet de recherche clairement établi et sans être suffisamment intégrés à l’étude des socialismes connectés, les socialismes africains prennent depuis une dizaine d’année une place de plus en plus importante dans les études africaines. Ces travaux sont largement le reflet de ce qu’on appelle la « new Cold War history », courant historiographique qui, prenant acte des acquis de l’histoire globale, s’attache à décentrer le regard pour intégrer l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique dans son champ d’étude et ses réflexions.[xvii] Le second courant serait composé de quasiment tous les historiens de l’Afrique intégrant la période des années 1950-1980 tant la question du socialisme et du nationalisme est centrale… Pour ne donner qu’un exemple, B. Beucher dans sa thèse sur la royauté Mossi de la fin du XVè siècle à nos jours, consacre une partie, la dernière, à la chefferie Mossi en Révolution.[xviii]

Mais force est de constater que l’histoire sociale ne s’est donc encore que trop peu saisie de l’objet de Révolution en Afrique.

Politistes en Révolution

Le seul courant des Sciences sociales à s’être réellement intéressé au processus
révolutionnaire du Burkina Faso fut celui des Sciences politiques. Ce courant fut largement
polarisé par R. Otayek et rattaché à l’Université de Sciences Po. Il s’inscrit dans le
prolongement des travaux de toute une génération de politistes depuis les années 60 cherchant à comprendre l’engouement des nouveaux Etats pour l’idéologie socialiste. Par exemple, G. Martin publie dès 1986 « Idéologie et praxis dans la révolution populaire du 4 août 1983 au Burkina Faso », conçu comme une analyse des dynamiques économique et idéologique ayant concouru à la Révolution du 4 août.[xix] Mais les travaux de R. Otayek sont également à resituer dans les débats internes au champ des sciences politiques des années 80 (dépassement de l’européocentrisme, décloisonnement, politique par le bas etc.). Ainsi, est publié dès 1985, un numéro spécial de Politique Africaine consacré au Burkina Faso.[xx] Celui-ci consacre plusieurs articles au processus révolutionnaire. En mars 1989, est ainsi publié un second numéro intitulé Retour au Burkina.[xxi] Les différents articles multiplient les points d’entrée, s’intéressant tout à la fois au Discours d’Orientation Politique afin d’expliciter les alliances révolutionnaires, comme a pu le faire P. Labazée, qu’à la politique urbaine en insistant également sur la question féminine. R. Otayek continue par la suite de construire une réflexion sur la Révolution burkinabè en publiant un article sur la place de l’islam dans le processus révolutionnaire.[xxii] Cette décennie d’études se conclut, pourrait-on dire, en 1996 par la publication des actes d’un colloque tenu en 1994 à l’IEP de Bordeaux, Le Burkina Faso entre Révolution et Démocratie, 1983-1993 où s’accumulent de courtes communications relevant à la fois du témoignage, de la communication politique et du discours savant.

D’une manière générale, ce « moment otayekien » est largement surdéterminé par les débats
de son temps, particulièrement marqué par le cadre théorique du « totalitarisme ». Après ce
colloque et ce « moment », les publications s’égrènent sous forme d’articles. Ainsi de C.
Wable qui s’intéresse à la télévision nationale ou de G. André analysant la politique éducative et linguistique du Burkina Faso en particulier sous la Révolution.[xxiii] Enfin, l’historiographie burkinabé a pu fournir des études ponctuelles. S. Guiré a ainsi publié une thèse de droit sur les CDR.[xxiv] Et Marcel Marie Anselme Lalsaga a également publié un livre sur les structures populaires de la Révolution en 2012, issu d’un mémoire de maîtrise.[xxv] Cette surreprésentation des sciences politiques à l’avantage d’offrir de nombreux cadres d’analyse généraux sur les dynamiques de la Révolution extrêmement stimulants. Mais elle peut avoir tendance à tomber dans certains travers de cet espace intellectuel : manque de réflexivité sur les sources ou d’empire dans la démonstration, sur-importance accordée aux discours politiques, vision téléologique etc…). On aurait toutefois tord de ne résumer la production sur la Révolution qu’à la production des politistes. Si elle demeure essentielle, toute réflexion ne peut faire l’impasse sur une littérature que l’on peut qualifier « d’essai », même si c’est pour tenter de procéder à son dépassement. Or, l’une des caractéristiques de cette littérature est qu’elle est extrêmement militante, et donc conflictuelle.

Littérature d’une Révolution

Comme on a pu le dire, s’exercer au bilan d’une historiographie que l’on estime encore peu
structurée pourrait apparaître polémique au regard de l’importante production intellectuelle
qu’a engendré la Révolution. Jamais le Burkina Faso ne suscita autant d’attention que durant
cette période révolutionnaire.[xxvi] Et si ce petit Etat sahélien, périphérie de la Côte d’Ivoire,
bénéficie sur la scène internationale d’une reconnaissance généralisée, c’est encore grâce au
souvenir de cette révolution. Mais cette attention, comme on a pu le dire, est tributaire de la
figure de Thomas Sankara. Dans la quasi-totalité de la production intellectuelle sur le sujet, le moment révolutionnaire ne s’incarne qu’en la personne du capitaine Sankara et les autres
acteurs sont méconnus, largement ignorés, à l’exception peut-être de Blaise Compaoré, dont
la longévité politique explique en partie l’attention dont il fit l’objet. Cette production sur le
Camarade-Président tient en partie aux conditions de réception de la Révolution burkinabé
dans l’espace intellectuel francophone, africain comme français. De fait, la Révolution
burkinabé reçut un accueil médiatique important en France, en raison même de la figure de
Sankara, ce qui a conditionné et conditionne encore sa réception.
Ce contexte polémique et militant explique que toute une partie de la bibliographie soit
excessivement personnalisée.[xxvii] Ainsi, la seule biographie d’envergure du Président, celle de Bruno Jaffré, a été produite par l’un des acteurs les plus investis dans la promotion de sa
mémoire et, aussi utile soit-elle, force est de constater que certains passages de la biographie
de Br. Jaffré relève bien souvent de l’hagiographie et l’explication historique cède par trop
souvent au psychologisme.[xxviii] Reste cependant un travail ambitieux et d’une honnêteté
intellectuelle certaine, qui demeure toujours incontournable. A l’inverse, ou plutôt dans une
même logique, il faut souligner l’existence de deux biographies de Blaise Compaoré dont le
parti-pris apparaît dès le titre : Blaise Compaore: The Archictect Of The Revolution et Blaise
Compaoré. Réalisme et intégrité.[xxix] Cette passion biographique traduit une approche de la
révolution excessivement personnalisée de l’histoire largement surdéterminés par des
préoccupations politiques. A noter tout de même l’article d’Elliott P. Skinner, « Sankara and
the Burkinabe Revolution: Charisma and Power, Local and External Dimensions »,
ambassadeur des États-Unis et anthropologue de formation, qui en septembre 1988, qui prit la peine de resituer la trajectoire de Sankara dans un cadre wébérien tout en articulant l’échelle internationale et l’échelle locale.[xxx]
D’un point de vue chronologique, les principaux ouvrages sont contemporains du processus
révolutionnaire. Encore une fois, cela s’explique en grande partie par l’écho international
qu’il reçut. La Révolution interroge, elle fascine, il s’agit alors d’en rendre compte, d’en
dégager des cadres d’analyses. C’est le premier travail de Pierre Englebert, lié aux réseaux
des coopérants, qui publie son Révolution burkinabè dès 1986 dans la collection Points de
Vue de l’Harmattan.[xxxi] Après avoir resitué la Révolution du 4 août dans la pratique du coup
d’état dans l’histoire de la Haute-Volta, il s’attache à décrire l’avènement du C.N.R., pour
ensuite dégager les principaux fondements idéologiques, politiques qui sous-tendent la
Révolution et terminer en présentant les principaux rapports sociaux et les orientations de
politiques extérieurs. L’ouvrage qui semble le plus indispensable et assurément l’un des plus
aboutis est celui de Ludo Martens, militant communiste belge, publie en 1989 Sankara,
Compaoré et la révolution burkinabè. Ouvrage peut-être le plus documenté, l’auteur s’est
livré à un nombre conséquent d’entretiens avec des acteurs de la Révolution mais cet ouvrage
est largement tributaire du contexte post-Sankara et y contribue, en reprenant toutes les
critiques des tenants du nouveau régime sur l’ère sankariste et les justifications du
Mémorandum sur les évènements du 15 octobre.[xxxii]
De toute évidence, la Révolution mobilisa intensément les intellectuels burkinabès et
africains. En effet, elle fut aussi l’occasion pour eux de se livrer à un intense travail de
théorisation. Tout à la fois réflexions sur le processus révolutionnaire, coups politiques et
prescriptions stratégiques, cette littérature est marquée par sa forte dimension agonistique, ce qui permet surtout, au-delà des informations qu’elle apporte, de restituer l’espace intellectuel burkinabé. Ainsi pourrait-on déjà dire que les plus insérés dans les réseaux éditoriaux publient des livres. Babou Paulin Bamouni, secrétaire à la Présidence de Sankara, directeur du service de presse présidentiel, publie dans la même collection de l’Harmattan le Burkina Faso Processus Révolutionnaire.[xxxiii] La révolution est ici saisie dans une perspective marxiste, elle est l’aboutissement d’un processus dont les origines sont à chercher dans les contradictions socio-économiques de la période post-coloniale. Preuve, s’il en fallait, de l’immersion dans le jeu politique de Bamoumi, la dernière partie consiste en une énumération d’objectifs assignés à chaque classe.[xxxiv] Valère Somé, ministre révolutionnaire et proche de Sankara, publie à son tour en 1990 Thomas Sankara, L’espoir assassine. Ce livre est tout autant un témoignage de l’une des grandes figures de la Révolution qu’un violent règlement de compte d’un homme qui fut emprisonné et torturé à l’avènement du nouveau régime du Front Populaire. Quant à Alfred Yambangba Sawadogo, il publie Le Président Thomas Sankara, chef de la révolution burkinabè, 1983-1987: Portrait, biographie doublée d’une chronique de la période révolutionnaire.[xxxv] Il faut enfin signaler l’ouvrage de André Roch Compaoré, Politiques de Thomas Sankara et de Blaise Compaoré, publié en 2015, attaque en règle d’un ancien ministre du CMRPN, fervent chrétien, anti-communiste, contre cette génération de militaire progressistes, aux liens étroits avec les partis marxistes, qui ont selon lui, ont instauré un régime de terreur de 1982 à 2014 avec l’aide du démon.[xxxvi] Au-delà de l’espace burkinabé, la Révolution mobilisa également, d’une manière extrêmement intense toute une génération d’intellectuels africains. Ainsi, en 1987, est publié Sankara le rebelle de Sennen Andriamirado, journaliste malgache de Jeune Afrique qui resitue la trajectoire de Sankara de son enfance à la Révolution.[xxxvii] Ce livre est suivi de Il s’appelait Sankara en l989, témoignages des derniers moments de la vie de Thomas Sankara, suivis d’une tentative d’explication des circonstances de son assassinat.[xxxviii]

La Révolution en débats

Aussi utile soit-elle, cette littérature n’en est pas moins clairement limitée tant les enjeux
politiques et mémoriaux la surdéterminent. Elle est principalement le fait d’acteurs des
évènements, des contemporains de la Révolution ou des acteurs de sa mémoire.
L’incontournable livre du militant maoïste Ludo Martens est tout à la fois une enquête de terrain et une réflexion sur les dynamiques de la Révolution mais il est la production d’un
homme que même les hommages nécrologiques qualifient de « gardien de l’orthodoxie
communiste ». En cela, son livre est aussi une succession d’avis péremptoire sur la conduite à tenir lors d’une Révolution et une exposition de querelles doctrinales et personnelles avec
« l’arc en ciel du marxisme burkinabè ».[xxxix] Le travail, incontournable, de Br. Jaffré est tout à la fois celui d’un témoin, historien de la révolution et militant actif de la mémoire sankariste qui « ne se pense pas lui-même comme faisant parti[e] d’un champ scientifique déterminé »[xl].
Valère Somé conçoit explicitement son histoire de la Révolution comme une réponse à celle
de L. Martens, quant à l’essai de Basile Guissou, Burkina Faso, un espoir en Afrique, il est le
fruit d’un homme qui fut plusieurs fois ministre sous la Révolution et dont les retournements
politiques soulèvent encore aujourd’hui des débats enflammés. Quant au livre d’André Roch
Compaoré, il montre surtout que derrière l’apparent consensus se dissimule une véritable
querelle mémorielle, tout en montrant la religiosité d’une partie des acteurs du champ
politique burkinabé. Finalement, la réception politique de la Révolution est la même depuis
son commencement. Aux pro-révolutionnaires de défendre son bilan, ses avancées sociales et sanitaires, prompts à voir dans la chute de Sankara le seul complot des puissances
impérialistes, rassurés dans leur représentation d’une Afrique subsaharienne uniquement
saisie sous l’angle du néo-colonialisme.[xli] A leurs opposants, moins audibles, de rappeler
l’autoritarisme du CNR, l’inadaptation des cadres théoriques marxistes en territoire africain
ou les violences et injustices révolutionnaires. Et aux modérés d’osciller, entre « acquis » et
« erreurs » de la Révolution, entre l’attachement à l’éthique révolutionnaire et la
condamnation morale de son application.
La Révolution suscita également des querelles importantes chez les politistes. Même si en
avant-propos des numéros de Politique africaine, en 1985 et 1989, R. Otayek en appelait à un apaisement des débats, la réception des articles fut âprement politique. G. Martin, rattachée à l’Université de Nairobi, intitule ainsi sa réponse « Retour au Burkina Faso : la deuxième mort de Thomas Sankara »[xlii]. Martin se livre dans cet article à une attaque en règle contre le numéro de Politique africaine, allant jusqu’à parler d’une « oeuvre révisionniste » et concluant son article par une attaque anti-intellectualiste du plus mauvais effet.[xliii] Finalement, l’article de Martin montre surtout toutes les difficultés du discours sur la Révolution à s’émanciper des querelles politiques, puisque selon lui le seul moyen d’étudier la Révolution est d’estimer si elle a rempli les objectifs qu’elle s’était fixée en ses débuts.[xliv] On peut dire que ce point de vue domine largement les débats. Cependant, si cet article est une véritable profession de foi en faveur du régime sankariste, certaines critiques portées à l’encontre du cercle otayekien n’en sont pas moins pertinentes, en particulier leur attachement au modèle du « totalitarisme », leur condamnation sous-jacente de l’idéal révolutionnaire et in fine leur défense du modèle de la démocratie libérale à l’occidentale, accusation somme toute classique et caractéristique de la production savante des années 1980.
Il convient donc de poser à nouveaux frais les débats sur la Révolution burkinabé en
accordant une attention particulière à la contextualisation des sources employées,
l’historicisation des espaces sociaux et intellectuels des acteurs et en mobilisant les acquis
conceptuels des Sciences Sociales, particulièrement la démarche constructiviste. Il convient
ainsi d’accorder une importance particulière à l’historicisation des pratiques et des termes
révolutionnaires Cependant, aux vues de la documentation existante et accessible, une histoire sociale de la Révolution fondée en grande partie sur des sources écrites ne peut encore passer outre la figure de Sankara. Mais celui-ci peut-être compris et utilisé comme un point de départ, celui d’un homme historiquement et socialement situé. A travers Sankara, sa pratique comme son discours, c’est la circulation internationale des modèles révolutionnaires, c’est tout le rapport d’une élite au peuple qui se joue, par les nouvelles institutions qu’il met en place (les Tribunaux Populaires, les Comités de Défense de la Révolution) toute une
participation et une politisation populaire qui se trouve bousculée, tout un tableau de l’espace intellectuel qui peut se trouver incarné en Sankara. Ce mémoire vise donc tout autant à faire un bilan, évidemment non exhaustif, qu’à proposer quelques pistes pour redonner à sa Révolution, toute la complexité qu’elle mérite.
Les sources en question Ce mémoire repose sur plusieurs types de sources. Une place importante est accordée aux productions écrites, livres, entretiens et articles de journaux contemporains ou non de la période, principalement burkinabé et français. En cela, il faut souligner l’important travail de numérisation effectué par Br. Jaffré et collectivisation des sources afférentes à la révolution centralisées sur son site Thomassankara.net. Ce fond a été enrichi par les archives de l’ambassade française de Ouagadougou, disponibles aux archives diplomatiques de Nantes, qui comprennent de nombreux articles de journaux photocopiés relatifs à la Révolution mais également quelques documents de la pratique diplomatique. Il faut cependant noter que de nombreux documents semblent encore inaccessibles pour « la sécurité de l’État » et ne le seront qu’à partir des années 2030. De la même façon, la nouvelle phase juridique ouverte par la chute de Compaoré en 2014 pour élucider la mort de Thomas Sankara a conduit la France a donner à la justice burkinabé nombre de ses archives. Il faut donc en déduire que ces archives ne seront plus accessibles avant plusieurs années en espérant qu’elles ne se perdent pas dans les méandres d’une administration judiciaire internationalisée.
Une collecte a également pu être effectuée aux Archives Nationales du Burkina Faso (ANB),
même si celle-ci est demeurée incomplète, faute de temps. Ces sources sont principalement
constituées de journaux, de documents administratifs liés à la Présidence et de dossiers
juridiques.
Ces sources écrites ont pu être complétées à travers différentes productions culturelles,
principalement des sources audiovisuelles et cinématographiques, principalement diffusées
sur différentes plateformes internet. De la même façon, a pu être convoquée sporadiquement
divers documents iconographiques numérisés et recensés sur internet.
La multiplicité apparente des sources ne doit pas masquer leur profonde unité et finalement
leur très fort biais. Il s’agit de sources principalement produites par les « dominants »,
urbains, lettrés et francophones, quand ce n’est pas étranger, dans une société à 90% paysanne
et analphabète. Ce biais déjà important n’en est que plus crucial lorsqu’il s’agit d’étudier une
Révolution qui se donna pour objectif premier de renverser le rapport de force entre les villes
et les campagnes et entendit de faire de la paysannerie la base de son pouvoir. Reste que la
collecte matérielle de témoignes, un des moyens qui permettrait d’accéder à une parole de
dominés, principalement ruraux, fut rendue impossible pour diverses raisons, particulièrement
des contraintes de temps et des bases en moré ou langues nationales encore défaillantes. Ainsi les réflexions sur les dynamiques rurales que l’on peut trouver dans ce mémoire sont surtout fondées sur une relecture de travaux d’anthropologues présents au Burkina révolutionnaire dans le cadre de leurs propres recherches.

Plan

Une première partie sera consacrée à l’exploration des circulations internationales des
pratiques, modèles, symboles révolutionnaires. Cette perspective consistera à situer la
Révolution burkinabé dans toute son historicité, ce qui permettrait tout à la fois d’explorer les
connections révolutionnaires et les jeux d’influences que de reprendre la question de son
originalité.
La deuxième partie a pour enjeu de réintégrer la Révolution dans l’histoire nationale dans une
double perspective. D’une part, cela consiste à se départir d’un praxonyme de Révolution qui
ferait commencer le processus révolutionnaire le 4 août 1983 et qui s’arrêterait brutalement
avec la mort de Sankara. Aussi cette partie envisage-t-elle la Révolution moins dans ce qu’elle peut avoir d’originale que dans ses continuités prérévolutionnaires afin de proposer une autre périodisation, fondée sur les différentes logiques de militarisation et de civilisation du Pouvoir.
La troisième partie vise à intégrer ce qui donne son unité à la période révolutionnaire, telle
qu’elle est communément bornée, la participation populaire, principalement au sein d’une
structure, les CDR. Ainsi, il sera ici question d’encadrement et de débordement des pratiques
populaires et de la question de la politisation et des affrontements entre différentes légitimité
de pratiquer la politique.
Enfin, il s’agira dans une quatrième partie, d’interroger ce qu’a pu être le Sankarisme, pris à la
fois comme ses représentation, pratique et discours. La question du marxisme-léninisme
notamment semble avoir masqué d’autres éléments qui permettraient d’expliquer plus
pertinemment le discours et la pratique sankariste (la notion de Développement, notamment).
De la même façon, il s’agira d’étudier la construction de l’autorité charismatique de Sankara
et le fonctionnement d’une autorité en Révolution afin de dépasser les débats sur la simple
personnalisation du Pouvoir. Enfin, il s’agira de revenir sur la mystique sankariste, qui, audelà
des résurgences religieuses personnelles, entend se fonder comme une morale
d’édification de l’Etat.

[i] Kalsh Criminel, « Sauvagerie 2 », R.A.S, 2016. 10 historique de la Révolution ».

[ii] Anna Cuomo, Présentation en 2011 dans le cadre du séminaire « Héros fondateurs et pères de la nation : la fabrication des grands hommes dans l’Afrique contemporaine, le Panafricanisme » au sein du MASTER1 d’anthropologie sociale de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
http://thomassankara.net/thomas-sankara-president-du-burkina-faso-ex-haute-volta-de-1983-a-1987-processusdheroisation/

[iii]   Sur ce plan, il faut reconnaître la défaite totale des partisans de Compaoré dans leur volonté de présenter Sankara comme un autocrate dont les ambitions irréalistes allaient conduire le Burkina Faso à la ruine et à la guerre civile. Ce discours devint clairement inaudible sur le plan international et largement national une fois la consolidation « du régime semi-autoritaire » (Hilgers et Mazzochetti 2006) de seul Blaise Compaoré.

[iv] On pense notamment à la page Facebook « Vaccinating Memes for Sankarist Teens » qui publie des montages photographiques humoristique et volontairement de piètre qualité faisant l’apologie de Sankara, « The Vaccinator » et de ses opérations vaccinations « commandos ».

[v] Bonnecase 2015.

[vi] Expression de Christophe Joly dans son mémoire sur la mémoire de Sankara dans la galaxie sankariste qu’il définit comme étant « composée principalement de partis politiques des descendants directs de Sankara et d’associations. » Joly. 2009.

[vii]https://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Deuxi%C3%A8me_r%C3%A9volution_burkinab%C3%A9. Ce qualificatif apparaît également dès les journées du 28-30 octobre et est employé par les commentateurs et journalistes. Par exemple, l’émission radiophonique hebdomadaire Le Débat africain, animé par le délicieux Alain Foka, intitule son émission du 2 novembre 2015. « la seconde Révolution du Burkina Faso »

[viii] 8 Harsch 2014. Cette petite biographie, d’excellente facture, publiée aux éditions Ohio Universiy Press n’en est pas moins limitée par l’objectif même attribuée à la collection. En effet, « l’Ohio Short Histories of Africa is a series of informative and concise guides, lively biographies, and succinct introductions to important topics in African history perfectly suited for the classroom. » L’ouvrage d’E. Harsch ne peut être reçu que comme une
introduction réussie au sujet.

[ix] GIS (2016), p. 6: « Le GIS, après le réseau thématique pluridisciplinaire (RTP) qui l’a précédé a, dès son origine en 2013, cherché à être un outil fédérateur, à améliorer, voire à créer, des liens, des synergies, et une meilleure connaissance réciproque des collègues et des unités consacrant recherches et enseignements à l’appréhension des mondes africains ».

[x] « L’essentialisme, le culturalisme et l’exotisme ne sont plus d’actualité » écrit le GIS (2016), p. 9. Le culturalisme n’est plus de mise, l’on peut s’en féliciter, mais les débats suscités par ces approches sont encore trop récents, si ce n’est vivaces, pour qu’on le se demande s’ils sont réellement dépassées. Cf Sardan 2010. Olivier de Sardan accuse ainsi Schatzberg, Chabal et Daloz, dans leurs livres respectifs de céder à ce qu’il appelle le « culturalisme traditionaliste africaniste » (CTA), démarche sans fondement empirique.

[xi]  Remarque empruntée à R. Banégas. Cf la publication de sa commination « Etudes africaines : l’exotisme est-il devenu banal ? Décentrement du regard, comparatisme et doxa disciplinaire » délivrée à l’occasion du colloque « Aires culturelles » organisé par l’Institut des Amériques, l’INALCO et le CNRS en novembre 2014.

 

[xii] 12 Bernault 2001/2002, p. 138 : « En attendant, le risque demeure que la difficulté permanente de l’Afrique à s’imposer comme une source épistémologique reconnue, renforcée par les susceptibilités de certains Africains et leur corollaire obligé, l’autoculpabilisation ad nauseam des chercheurs occidentaux, ne les enfonce tous ensemble dans un provincialisme de mauvais aloi. »

[xiii] Fr. Blum écrit que ces travaux sur les Révolutions africaines et l’année 68 découlent en partie d’un « constat de ce vide historiographique » (Blum 2014, p. 14).

[xiv] Dans la présentation générale, il est annoncé : « les temps sont venus de donner aux socialismes africains et/ou aux socialismes en Afrique la place qui leur revient dans l’historiographie générale du socialisme et dans celle de  l’Afrique. »14 Dans la présentation générale, il est annoncé : « les temps sont venus de donner aux socialismes africains et/ou aux socialismes en Afrique la place qui leur revient dans l’historiographie générale du socialisme et dans celle de l’Afrique. »

[xv] A paraître. Perspective d’autant plus encourageant qu’elle a été suivi d’un autre colloque, l’année suivante au Sénégal : « Colloque sur les socialismes africains », 30-31 octobre 2017, Université de Dakar Cheikh Anta Diop.

[xvi]  Il faut tout de même rendre justice à la communication de Sophie Cohen (Université Paris 1), « Arts et pouvoirs politiques et religieux en République populaire du Bénin sous Kérékou et au Burkina-Faso sous Sankara. » durant le colloque, même si malheureusement cette communication ne donna pas lieu à une publication.

[xvii] Cf l’ouvrage de Westad Odd Arne au titre suffisamment évocateur : The Global Cold War : Third World Interventions and the Making of Our Times, (Westad 2005).

[xviii] 18 Beucher 2012, p. 551-582.

[xix] Martin 1986. G. Martin a étendu sa réflexion à une contribution aux débats sur les perspectives de démocratie et du rôle des militaires en Afrique (Martin 1990).

[xx] Le Burkina Faso, Politique Africaine, 20 Décembre 1985.

[xxi] Retour au Burkina, Politique Africaine, 3 Mars 1989.

[xxii] Otayek 1996.

[xxiii] 23 Wable 1997. André 2007.

[xxiv] Guiré 1995.

[xxv] Lalsaga 2012.

[xxvi] Cette effervescence intellectuelle autour du Burkina Faso fut perçue comme telle par les contemporains : « Car c’est un fait que jamais par le passé ce pays n’avait tant fait parler de lui, sauf peut-être en 1978 [date de la première consultation électorale libre d’Afrique] » Otayek 1985, p. 3.

[xxvii] Andriamirado 1987 ; Andriamirado 1989 ; Sylla 2012.

[xxviii] Jaffré 2007.

[xxix] Nnaji 1989 et Guion 1991. Chez Guion Sankara y est ainsi dépeint comme un démagogue autoritaire, au contraire de Blaise Compaoré « stature internationale incontestable, un homme réfléchi, de dossier (…) [à la] puissance de travail semble sans limites…».

[xxx] Skinner 1988.

[xxxi] Englebert 1987.

[xxxii] Martens 1989.

[xxxiii] Bamouni 1986. Babou Paulin Bamouni avait deux ans auparavant publié ses Principes Révolutionnaires (Bamoumi 1984), était, en 1986, directeur du service de la presse présidentiel après avoir été le directeur de Sidwaya, organe de presse du Pouvoir. Il fait partie des victimes du coup d’état du 15 octobre 1987.

[xxxiv] Ainsi du Lumpenproletariat qui se voit confier la tâche de former « un réseau d’indicateurs au service de la Révolution » dans le but de dénoncer la Réaction…

[xxxv] Sawadogo 2001.

[xxxvi] Compaoré 2015. En cela, l’ouvrage d’André Roch Compaoré tranche avec le reste de la littérature. Ne prenant parti ni pour Blaise Compaoré, ni pour Thomas Sankara, le sous-titre indique clairement la grille de lecture adoptée : Et enseignements de l’Eglise catholique. Ancien militaire, André Roch Compaoré fut ministre du développement rural sous le CMRPN de 1980 à 1982. Destitué par le coup d’Etat qui donna naissance au CSP en 1982, puis emprisonné en 1985, lors « d’un procès inique » selon sa dédicace, il souhaite inscrire son livre clairement en porte-à-faux avec la légende sankariste dans un moment où celle-ci s’impose comme consensuelle.
Au-delà l’entreprise religieuse d’évangélisation, c’est tout un pan de la mémoire burkinabé qui est rendu visible et surtout lisible, celle des Burkinabé réprimés par la Révolution, celle des milliers de fonctionnaires destitués etc.

[xxxvii] Andriamirado 1987.

[xxxviii] Andriamirado 1989.

[xxxix] Martens p. 246. Ainsi peut-il écrire : « Sankara était le président de l’Union des Communistes qui affirment s’inspirer de l’oeuvre de Mars, d’Engels, de Lénine et de Staline. Mais il laissait écrire Andriamirando sans réagir : « Staline a tué » le léninisme en étouffant les soviets et en rendant toute puissante la Tchéka, Mao, en vieillissant a figé la Chine dans un proto-communisme fossile. ».

[xl] Joly 2009, n. 78.

[xli] 41 Sans remettre en cause toute la critique de l’impérialisme opérée par les tiers-mondistes, le sociologue Fr. de Negroni y voit aussi le refus de rendre à l’Afrique noire son historicité singulière et une porosité manifeste aux fantasmes, actuels et éculés, projetés sur l’Afrique noire, une « Afrique vraie, anhistorique, qui ne réclamait rien à personne, [qui] été foudroyée dans son immutabilité ; [qui] ploie sous le poids des dominations extérieures et
ne possède plus la maîtrise de son destin. » (Negroni 1992, pp. 92-93).

[xlii] Martin 1991.

[xliii] Martin 1991, p. 330 : « En fin de compte, qu’est-ce qui est le plus important pour le paysan, l’ouvrier, ou le petit fonctionnaire burkinabè, l’amélioration de ses conditions matérielles de vie ou une illusoire “liberté” : celle de vivre aux marges de la subsistance ? Il faudrait peut-être enfin – et pour une fois – interroger les intéressés eux-mêmes sur ce point, plutôt que de laisser les intellectuels occidentaux et africains, de droite comme de
gauche, poursuivre leurs débats stériles et leurs vaines arguties sur le sens profond et la portée de cette expérience révolutionnaire unique en Afrique. »

[xliv] Martin 1991, p. 329 : « En dernière analyse, ce qui devrait, à mon sens, retenir l’attention de tous les chercheurs africanistes de bonne volonté, c’est la contribution réelle et tangible du régime Sankara à l’amélioration du niveau de vie des masses rurales et urbaines burkinabé, objectif déclaré de la révolution.»


 

Conclusion Retour au Burkina révolutionnaire

Sankara écrase la Révolution. L’étudier, c’est ployer sous son poids. A Paris, la simple évocation de ce travail peut suffire à s’attirer les amitiés d’un chauffeur de taxi qui, français d’origine malienne n’en considère pas moins Thomas Sankara comme « son président ».Sankara est une icône. Même au milieu du son des capuches, de ces artistes qui ne prétendent représenter que la laideur des trafics illégaux il fait sentir sa présence. Faire l’histoire de la Révolution, c’est faire le deuil d’un romantisme d’autant plus sensible qu’il est l’un des héros des plus dominés de France et d’Afrique. Mais c’est aussi affronter des sources littéraires qui dans une très grande majorité sont « sankarocentrée ». Ainsi, faire l’histoire de la Révolution burkinabé, c’est déjà entreprendre de dévoiler Sankara et sa mémoire. Ce dévoilement est d’autant plus important que l’héroïsation masque ces milliers d’hommes et de femmes qui ont oeuvré pour qu’aboutissent le projet révolutionnaire.

Ainsi, il paraît essentiel de situer ce processus à l’échelle internationale. Car la Révolution burkinabé paraît bien se confondre avec les normes de l’époque, voire même paraît en retard.

Elle est le dernier moment de ces régimes militaires dans un monde encore structuré par la guerre froide et le tiers-mondisme. En cela, la révolution qui eut lieu en Haute-Volta et le CNR peuvent être vus comme le dernier régime « afro-marxiste » issu d’une alliance des militaires et des partis communistes qui émergèrent à partir des années 1970. En cela, elle est l’alliance des militaires qui voulaient procéder au redressement national, édifier l’Etat indispensable au développement de leur pays et les partis qui voulaient fonder une nouvelle société, encore fonder, dans les années 1980, un « homme nouveau ».

Mais la Révolution emprunte surtout sa logique dans ce moment militaire partagé par la plupart des pays issus d’anciennes colonies, notamment africaines. Elle accélère des logiques nationales déjà à l’oeuvre en Haute-Volta, notamment l’affirmation d’un pouvoir central au détriment de la chefferie, les coupes budgétaires radicales et les politiques d’émancipation paysanne. Elle reprend les arguments qui légitiment quasiment tous les coups d’Etat : la restauration de la dignité nationale, la lutte contre la corruption… Car la Révolution est bien conforme à une norme africaine, celle qui fait de l’ingérence des militaires dans le politique une habitude des pratiques de Pouvoir. Elle prend sa source dans la logique de contre-coups  d’Etat, qui est un des moyens rapides de circulation des élites. En cela, elle n’est qu’un moment de cette militarisation et de cette décompression autoritaire, cette civilisation, du Pouvoir, qui peut résumer l’histoire voltaïque et burkinabé de la décennie 1980.

En 1980, le CMRPN consacre cette intervention militaire et cette descente du Pouvoir vers les masses rurales. Mais il achoppera devant les organisations civiles, les précipitera syndicats de la Haute-Volta, et les partis d’extrême-gauche. L’autoritarisme grandissant précisera sa chute, actée par de jeunes militaires, réunis dans l’OMR, l’Organisation Militaire Révolutionnaire. Sa chute, en novembre 1982, consacre l’émergence d’une nouvelle génération d’officiers, rassemblés dans le CSP, dont une partie est étroitement liée aux partis d’extrême gauche. L’histoire du CSP, c’est donc l’histoire de sa progressive bipolarisation, entre l’aile sankariste et les autres. Aux rivalités politiques, structurées par la guerre froide, par l’opposition capitaliste/communiste, viennent se greffer des rivalités de régiment, des rivalités personnelles et le CSP ne résiste pas à ces divisions. Le 17 mai, la première crise ouverte du régime, n’est pas simplement un « coup d’état droitier », visant à purger l’assemblée des éléments progressistes, il est aussi provoqué par la crainte d’une partie de l’armée devant sa propre politisation, sa propre sortie des casernes. Et ce sont les officiers les plus politisés , les plus en lien avec le PAI, qui en font les frais. Mais, jeu de l’histoire, le chauffeur de Blaise Compaoré va lui permettre de regagner la ville de Pô et donc d’entrer en sécession.

Car c’est à Pô que se forme le noyau progressiste, autour de Thomas Sankara, son premier commandant. Après les premiers temps du ROC, ce réseau informel d’interconnaissances, Sankara peut exercer ses vues d’une participation active de l’armée au développement du pays. Car c’est ce concept même de « développement » qui réunit les officiers progressistes.En cela, les années 1970 furent bien la matrice de leur politisaton. Elles marquent la crise de cet « Etat-Développementaliste », repéré par Fr. Cooper, et donc la concurrence nouvelles entre certaines élites civiles (les ingénieurs, mais aussi les ONG et les coopérants) et les élites militaires pour prendre en charge le développement du pays. Cette politisation des militaires est d’autant plus renforcée que la région est durablement et profondément marquée par la famine du début de la décennie, par la dépendance à l’aide internationale mais aussi par les scandales du détournement de ces aides. A cela s’ajoute le fait que ces militaires se révèlent être bien plus sensibles au discours de l’expertise agronomique qu’au discours théorique marxiste, même s’il continue de fournir les mots pour penser la domination ou l’impérialisme.

Or, les années 1970 sont également celles où ce discours d’expertise, que l’on peut incarner en René Dumont, façonne l’image d’un Sahel de la Faim, de la Soif, de la Désertification, le tout sur un ton catastrophiste qui ne peut qu’inciter à l’action politique. Il semble que ce soit l’idée de développement ait est permis de trouver un objectif commun, un point d’accord, entre les militaires et les partis d’extrême gauche, notamment le PAI.

Le CNR résulte donc de cette alliance. Cela explique en partie la multiplicité des influences internationales, tant dans les pratiques d’encadrement que dans l’esthétique du Pouvoir ou sa nomination. Le CNR même rappelle le CNR béninois, les CDR, les CDR castriste, l’esthétique le réalisme socialiste, autant de jeux d’influence qui montrent tout un champ d’expérience mondialisé chez les Révolutionnaires. C’est peut-être la prégnance de ce champ d’expérience, particulièrement chez les militants d’extrême gauche, tout à leurs modèles du bloc socialiste (Albanie etc.) qui rend si sensible ce sentiment de décalage temporel. A bien des égards, le régime burkinabé apparaît comme en retard au regard des dynamiques du bloc de l’Est, tentant d’encadrer fortement la population au moment de la Perestroïka soviétique ou de la Rectification castriste, allant puiser dans l’expérience maoïste le retour vers les masses rurales au moment des réformes de Deng Xiaoping, devant compter sur les ingénieurs nord-coréens pour se mettre en spectacle ou s’incarner dans le bâti…

Mais au-delà de cet aspect « socialiste », c’est encore la logique de la militarisation qui donne sa dynamique à la Révolution. Alors que les militaires conçoivent encore après le 4 août 1983 le prolongement de leur action dans celle du CSP, l’alliance avec les partis marxistes bouleversent l’échiquier politique et le 4 août est construit comme la date d’une Révolution.

Ainsi, si le CNR consacre le retour de quelques civils dans l’organe du pouvoir, c’est finalement le militaire qui va s’imposer au civil, à travers l’extrême militarisation qui est insufflée à la société (distribution d’armes, parades militaires etc.). Car le Pouvoir révolutionnaire entend fonder et conforter sa souveraineté et pour cela il a besoin du peuple en arme, du peuple brandissant sa kalash face aux ennemis. Le moment révolutionnaire fut ainsi celui de la militarisation de la population, et sa fin, le retour des armes.

Mais au-delà des discours de fusion des militaires et des civils, la Révolution reste guidée par un Pouvoir militaire. La première civilisation du pouvoir qui a été évoquée ne dure pas, les partis civils d’extrême-gauche, le PAI, la LIPAD, sont de plus en plus évincés du pouvoir par des militaires peu enclin à le partager et finalement l’autoritarisme de Sankara, dans son dernier moment, se recroquevillera sur l’OMR. Sa mort et la proclamation du Front Populaire viennent entamer le processus de civilisation, par le retour des partis politiques. Ainsi, le processus de transition que Compaoré parviendra à maîtriser, éliminant les deux autres chefs militaires, Lingani et Zongo, aboutit jusqu’à la constitutionnalisation du régime et la mise en place d’un régime semi-autoritaire fondé sur l’armée et la maîtrise du jeu politique des partis.

Ce mouvement peut s’incarner dans la trajectoire des unités de Pô et leurs fidélités aux Imperatores, qui d’unités putschistes fidèles aux officiers progressistes, contre celles des autres officiers, deviendront par la logique de l’intérêt corporatif, fidèles à Blaise Compaoré au point de devenir la garde prétorienne de son nouveau pouvoir.

Cette concentration en si peu d’années de toutes les expériences socialistes de la Guerre froide ou des régimes afro-marxistes précédents, ce décalage même, pourrait révéler la dramatique marginalisation de la Haute-Volta des logiques mondiales. Mais le Burkina Faso commençait justement, au cours de la Révolution, à s’imposer comme un pôle politique, propre à susciter tous les espoirs des jeunes urbains africains, des intellectuels panafricanistes, des derniers intellectuels tiers-mondistes. Ainsi, alors même que la Haute-Volta révolutionnaire se faisait réceptrice de toutes les expériences révolutionnaires, la diplomatie flamboyante de Sankara commençait à instaurer le Burkina Faso comme un centre des nouveaux espoirs, obligeant même, un temps, la diplomatie française à s’interroger sur ses propres pratiques. Sankara mort, la diplomatie du Burkina Faso deviendra celle, pragmatique, d’un Etat-voyou soucieux de construire un petit leadership régional. Ainsi, la pratique diplomatique est assurément l’un des moyens d’identifier le commencement et la fin d’une Révolution au sein de cette période militaire.

Mais il en est un autre, l’importante politisation et participation populaire, en particulier à travers l’institution des CDR. Cette institution se devait d’être l’expression de la souveraineté populaire. Mais assurément, ce fut une expression encadrée. Peut-être faut-il voir dans les limites juridiques même des CDR, qui jamais ne pouvaient s’opposer au secret CNR, la peur des militaires et leur attachement à la discipline devant le désordre démocratique rejoignant en cela l’attachement à la discipline de Parti des organisations marxistes. Pourtant, cette souveraineté déborde de toute part tant cette structure fut appropriée. Elle fut appropriée dans une logique d’opposition au pouvoir syndical, dans les CDR de service. Mais surtout, dans les comités de base, elle fut appropriée par de jeunes hommes sans ressources qui trouvèrent dans cette structure, l’occasion de remédier à tous les effets de la marginalisation, économique, sociale, symbolique, dont ils sont les victimes. Ainsi, trouvèrent à s’exprimer dans les CDR, des logiques de quartiers, des logiques populaires d’opposition à l’Etat et à l’ordre qu’il prétendait incarner.

Cette souveraineté déborde donc de toute part. Paradoxalement, elle déborde le CNR luimême, en reconduisant en maintes occasions les chefs, les tenants de l’autorité coutumière, aux  responsabilités des délégués CDR. Toutefois, par-delà même les permanences, les CDR semblent avoir bouleversé certaines communautés rurales. L’élection des bureaux au suffrage universel s’inscrivait dans les rivalités communautaires et obligeaient les chefs à élaborer de nouvelles stratégies pour préserver leur autorité. Stratégies qui devaient s’avérer d’autant plus cruciales que les élections CDR permettaient, par l’instauration du suffrage universel, l’émergence « d’hommes nouveaux » dont la principale difficulté consistaient à faire front malgré l’absence de ressources (économiques, sociales, linguistiques etc.). De la même manière, la diffusion du vote, par l’acte même de voter individuellement, pouvait bouleverser les communautés villageoises ou les liens familiaux en permettant aux individus d’entrer dans un processus d’apprentissage des savoirs pratiques de la démocratie moderne, de se construire comme sujet politique Avec cette nouvelle politisation et cette nouvelle institution, c’est la participation populaire qui va déborder les élites urbaines. Tout d’abord, au sein des comités de service, car les nouveaux CDR sont prompts à entrer en lutte avec les décisions de l’Etat, forçant même leur Secrétariat Général à les suivre dans cette opposition aux ministères. Cette participation va également déborder la justice révolutionnaire. La foule impose sa présence dans les Maisons du Peuple, réagissant aux accusations, veillant à l’application de la loi révolutionnaire. Et le magistrat lettré se voit bien en peine d’appliquer ses textes juridiques, concurrencé qu’il est par le CDR armé de sa kalachnikov et de ses envies de justice, qu’il soit dans la foule ou au sein même du jury. Les accusations d’arbitraires, souvent reprochées aux TPR, masquent ainsi cette pression faites aux magistrats de la logique de justice populaire. Ainsi, certains « excès » des CDR peuvent être relus dans cette relation conflictuelle qui unit les élites révolutionnaires et le peuple du Faso. C’est ce que semble enseigner l’affaire du Secteur 17 de 1987, ce « coup de secteur » de certains éléments armés, tout à leur logique de survie, mais aussi ulcérés par la corruption d’un bureau qui reçoit pourtant tout le soutien de l’administration.

« Débordements », « excès » sont aussi des mots qui permettent de masquer les exigences populaires du « mandat impératif ». Ainsi, la fin de la Révolution, c’est aussi le reflux des CDR, de leur participation, mais c’est aussi leur désarmement.

Toutefois, malgré l’essoufflement des espérances et de la participation, la mort de Thomas bouleversa une partie de la population, preuve qu’il incarnait bien à ses yeux la Révolution.

Le concept d’incarnation semble ainsi le mieux à même de comprendre la politique sankariste. Car, Sankara et les Voltaïques sont des hommes et des femmes du XXè siècle, le siècle des chefs, pour reprendre l’expression d’Y. Cohen. En cela, Sankara répondit à ce « besoin de chef ». Il y répondit d’autant plus qu’il héritait par son milieu familial, par sa formation militaire, de dispositions qui facilitaient le transfert de son capital militaire au jeu politique. Car Sankara ne peut se comprendre sans le resituer comme un officier du Xxème siècle, formé dans les écoles militaires, avec une très importante adhésion individuelle aux valeurs de l’officier moderne, en particulier celle de l’exemplarité, attendue si l’on veut remporter l’obéissance. Ce capital militaire est d’autant plus fort que Sankara l’a éprouvé au feu, durant la guerre de la bande d’Agasher, en 1975. Son milieu, sa formation, son baptême du feu, autant d’épreuves qui peuvent expliquer son fort sentiment de légitimité à exercer le métier de soldat, à s’opposer, par la suite, aux plus gradés de l’institution, pour finalement finir par présider à la destinée d’une Nation.

La religiosité du Capitaine Sankara a été de nombreuses fois soulignées. De fait, son important messianisme en est une grande spécificité. Mais ne percevoir que cela, c’est ne pas percevoir « l’effet d’oracle » propre à toute mandature politique, où une personne s’autoconsacre comme capable de parler au nom d’un groupe. L’un des grands fondements de la légitimité des officiers à leurs propres yeux consiste, on l’a dit, dans leur croyance qu’ils pourront organiser le développement de leur société. Mais c’était aussi qu’ils pensaient pouvoir présider au « développement » de leur population. Car le peuple, en particulier les populations rurales, sont perçues par ces officiers comme des populations archaïques, qu’il est nécessaire d’émanciper. En cela, les officiers, Sankara en tête, vont chercher leur légitimité dans l’idée qu’ils se font éducateurs du peuple, parvenant ainsi à résoudre le paradoxe d’un chef démocratique. Ce positionnement est d’autant plus important que, malgré son autoritarisme et ne pouvant compter sur un soutien électoral, le Pouvoir sankariste chercha à se construire une légitimité populaire pour faire oublier l’usurpation que consiste tout coup d’État.

Cette légitimité fut d’autant plus forte qu’elle s’éprouvait en de nombreuses fois, par les visites, par les grands meetings. Plutôt que de n’être que de simples spectacles, que de ne traduire qu’un goût prononcé chez Sankara pour le théâtre, ces meetings sont l’occasion pour ce mandataire du Peuple, non élu, de conforter le lien qui l’unissait à la population. Cette multiplicité des meetings est aussi le moyen d’afficher cette légitimité et de la reconfirmer.

Prendre le risque de s’exposer sans cesse à la population, c’est aussi demander à être reconduit d’une façon régulière dans ses fonctions. Sankara, ainsi, peu enclin à suivre le modèle d’une  démocratie électoraliste, fut guidé par la conviction qu’il pratiquait une démocratie plébiscitaire, où l’acclamation est le dépassement du scrutin.

Car des acclamations il en reçut, qu’elles furent organisées par les CDR ou non. « Sankara n’est pas un voleur », c’est pourquoi la population le suivait disait la propagande. L’exemplarité de l’officier était devenue le principal facteur de la légitimité du Président.

Cette lutte contre la corruption n’a rien de bien novateur. Mais novatrice fut la manière dont il s’y employa car il dépassait la simple judiciarisation de deux manières. D’une part, en faisant des TPR les principaux organes de luttes contre la corruption, ce qui assurait une médiatisation à cette question et donc un contrôle populaire sur la manière dont elle s’exerçait. D’autre part, Sankara s’est employé à poser comme fondement de sa légitimité présidentielle l’exemplarité, le sacrifice, le dévouement. Ainsi, face à ces pratiques de corruption, pourtant si diverses, tellement stigmatisées dans les discours normatifs, mais qui reste in fine qu’une pratique du service élargi, Sankara se proposait de fonder réellement un service public burkinabé, en poussant chaque agent à agir de même. Ainsi, la lutte contre la corruption de Sankara est aussi la tentative de fonder radicalement un État, sur le modèle encore une fois européen, et, à travers le service public d’un État, de fonder les conditions d’accès à l’universel.

Toutefois, Sankara ne fut que l’un des quatre « chefs historiques de la Révolution ». Or, au fur et à mesure que Sankara incarnait à l’échelle mondiale les espérances révolutionnaires, cette autorité collégiale se fissurait, jusqu’au point de rupture. Comment expliquer la passivité de Sankara face aux menaces, cette fuite en avant dont tous témoignent ? Comment expliquer ses refus à « buter Blaise » ou au moins l’écarter du jeu, au point de menacer de mort ceux qui s’y risqueraient ? Fidélité à une amitié de jeunesse ? Il n’avait pourtant pas hésité à faire emprisonner son ancien professeur, Adama Touré. Croyance naïve en l’apaisement prochain, au « terrain d’entente » ? Prêt à être écarté alors même qu’il se disait hanté à l’idée « de n’avoir rien fait » ? Autant d’explications qui ne rendent finalement que peu justice à sa complexité d’homme. Car Sankara, quand il dut sortir des discours moralistes pour assumer le réel n’hésita pas à ordonner l’exécution de 7 « comploteurs ». Mais, ni le PAI, ni les ennemis de la Révolution n’étaient les « chefs historiques ». Ainsi, admettre et participer à la dissolution de l’autorité collégiale, le plus petit noyau de l’Incarnation du Peuple, c’était se confronter à ce mensonge à soi-même par lequel l’homme politique appelle peuple sa propre volonté. En ce cas, cela serait un beau legs à l’histoire révolutionnaire que cet acte d’humilité consistant à refuser, au prix de sa vie, cette fuite en avant.


Table des matières

Introduction

Thomas Sankara et sa révolution………………………………………………………………… 9
Actualités d’une figure ……………………………………………………………………………. 9
L’histoire sociale africaine : le dynamisme de la marge ……………………………………… 12
Connecter les socialismes africains ……………………………………………………………. 13
Politistes en Révolution …………………………………………………………………………. 15
Littérature d’une Révolution ………..  ………………………………………………………… 16
La Révolution en débats…………………………………………………………………………. 19
Les sources en question ………………………………………………………………………… 22
Plan ………………………………………………………………………………………………… 23

Chapitre 1  Situer le moment sankariste. Expérience mondiale d’une Révolution ………… 25

I – Le militaire en politique : approche théorique et comparative …………………………. 26
Politique du Putsh ……………………………………………………………………………….. 26
Perspective internationale : un monde révolutionnaire ……………………………………… 31
Le marteau, la faucille et le fusil ……………………………………………………………….. 33

II – Circulations des théories, pratiques et des symboles révolutionnaires…………………. 36
Une circulation internationale des concepts ………………………………………………….. 36
L’esthétique révolutionnaire en circulation …………………………………………………….. 39
Burkinabé en mouvement ………………………………………………………………………… 42

III – De la singularité au modèle de la Révolution sankariste ………………………………… 46

Conclusion première partie ………………………………………………………………………. 50

Chapitre 2 Militaires en Révolution  …………………………………………………………….. 52

I – Fondements et matrice d’une Révolution. Militarisme, centralisme, et populisme, le
précédent voltaïque (1960-1980) ………………………………………………………………. 53

II – La Révolution, moment d’un temps de Prétorien …………………………………………. 62
Le CMRPN : matrice de l’enthousiasme révolutionnaire ………………………………………. 62
Stratégie d’un noyau progressiste ……………………………………………………………… 66
Le CSP : l’armée face à la rupture partisane ………………………………………………….. 69
Le 17 mai, la définitive sortie des casernes …………………………………………………… 72

II – Le CNR, dépasser la militarisation du Pouvoir ……………………………………………. 76

Militarisation de la société ………………………………………………………………………. 76
Le Front Populaire : la civilisation du Pouvoir …………………………………………………. 84

III –Pô, du laboratoire à la « base de repli » ………………………………………………….. 86

Conclusion deuxième partie ………………………………………………………………………. 92

Chapitre 3

Souveraineté populaire en Révolution …………………………………………………………… 94

I – Les CDR : Encadrement et débordement d’une souveraineté populaire …………………. 96
Encadrer la population : enjeux d’une mise en place institutionnelle et pratique …………… 96
Débordements des CDR : Violences viriles et lutte contre l’Etat ? ………………………….. 101

II – Les CDR – Appropriation populaire d’une structure d’encadrement …………………….. 107

La formation d’un peuple : Passeurs et résistance…………………………………………….. 107
CDR, politisation populaire et communauté villageoise ……………………………………….. 117
III – Du coup de pression au coup de secteur ………………………………………………… 124
Les TPR, organe de la pression populaire ………………………………………………………. 124
Une réaction à la Réaction ? Le coup de secteur des éléments armés du secteur 17 ……. 127

Conclusion troisième partie ………………………………………………………………………. 135

Chapitre 4  La Révolution en-deçà de Sankara ……………………………………………….. 137

I – Situer la pratique sankariste ………………………………………………………………… 138
Retour sur le marxisme de Sankara …………………………………………………………….. 138
Une révolution dumontiste ? …………………………………………………………………….. 142

II – Sankara, Chef historique de la Révolution ………………………………………………… 150
Une révolution honorabilisante ………………………………………………………………….. 150
Ethos et disposition militaire …………………………………………………………………….. 153
Sankara, de l’officier au chef ……………………………………………………………………. 155
L’exercice d’un pouvoir charismatique ………………………………………………………….. 158
Chefs historiques de la Révolution ……………………………………………………………… 160
Quelle incarnation pour la Révolution ? Sankara et la démocratie plébiscitaire …………… 163
La construction du pouvoir charismatique sankariste à l’international …………………….. 166

III – Sankara politique et mystique …………………………………………………………….. 172

Morale du Sankarisme ……………………………………………………………………………. 172
Construire l’Etat : politique de la morale sankariste…………………………………………… 175

Conclusion quatrième partie …………………………………………………………………….. 181

Conclusion Retour au Burkina révolutionnaire …………………………………………………. 183
Bibliographie ………………………………………………………………………………………. 190
Annexe 1 L’ethnie en Révolution ……………………………………….. ……………………… 202
Annexe 2. Sur quelques pratiques mémorielles autour de Thomas Sankara ……………….. 205
L’impossible muséification populaire de Thomas Sankara. Retour sur les ruines de la maison de
François Compaoré ………………………………………………………………………………. 205
La statue ratée du Capitaine : l’impossible consensus ? ……………………………………. 209
Le Sankara des mauvais garçons ……………………………………………………………….. 214
Un monument français pour Sankara ? Pistes autour de conflictualités futures ………….. 217

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