Fabrice Nicolino

Publié le 6 février 2012 sur le site de Fabrice Nicolino http://fabrice-nicolino.com/ intitué “Planète sans visa, une autre façon de voir la même chose’

Je plains sincèrement Eva Joly, car je vois comme tout le monde que sa candidature est encalminée, probablement jusqu’au terme de cette pitoyable campagne présidentielle. Je le regrette. Et j’ajoute, peut-être à la surprise de certains lecteurs de Planète sans visa, que j’aurais pu voter pour elle. Plus exactement, j’y ai pensé, quelque jour déjà lointain.

Cette femme n’est évidemment pas une écologiste*, mais comme aucun candidat ne l’est, cela limite, vous en conviendrez, les possibilités. J’aurais pu voter pour elle, mais non en raison d’idées écologistes qu’elle n’a pas. Il m’aurait suffi que, s’appuyant sur son passé, elle fasse campagne autour des relations infernales entre le Nord et le Sud de la planète. Et qu’elle relie ce combat évident à la nécessité de faire reculer concrètement la corruption, qui mine la France après bien d’autres pays. Cela m’aurait suffi, puisqu’il m’est interdit de voter pour mes idées.

Mais tel n’aura pas été le cas. Entourée par de piteux apparatchiks verts semblables à Boa constrictor étouffant sa proie – mais ce dernier est incomparablement plus beau -, elle s’est donc perdue en route, ballottée d’imbécillités en insignifiances. Baste ! il n’y a rien à faire. Pensant un peu à elle, j’ai convoqué à moi le spectre d’un être étrange et merveilleux qui s’appelait Thomas Sankara. Pardon à ceux qui connaissent le personnage, mais je dois bien sûr penser aux autres. Sankara est né en 1949 dans ce que notre si belle colonisation avait appelé la Haute-Volta à la suite d’un simple décret.

Dans ce pays qui n’avait jamais existé, Sankara était un Peul-Mossi. Une réunion à lui seul de deux peuples, les Peuls – des éleveurs – et les Mossi, ou plus exactement les Moagha, antique population africaine. Je ne vais pas livrer ici sa biographie, mais quelques étapes sont nécessaires. Militaire, fougueux, rebelle, il fonde une association clandestine appelée Rassemblement des officiers communistes ou ROC. Personne n’est parfait, même pas lui. Car en deux ans, de 1981 à 1983, c’est par une série de putschs militaires à l’africaine qu’il parvient finalement au pouvoir.

Nous sommes en août 1983, et Sankara est président du Conseil national révolutionnaire. Il va régner sur le Burkina-Faso, nouveau nom du pays – dont la traduction signifie « pays des hommes intègres » – , jusqu’au 15 octobre 1987, date de son assassinat. Je gage volontiers qu’il ne fut pas seulement un Archange de la beauté et de l’harmonie. Mais je sais deux choses, et même un peu plus, de lui. Un, il avait imposé à ses ministres de rouler dans une R5 Renault, alors que tous les corrompus du continent s’affichent dans de grosses cylindrées, Mercedes de préférence. Et deux, il avait longuement reçu mon cher ami Pierre Rabhi, agroécologue bien connu, à qui il avait ouvert les portes du pays. Et de la mobilisation de ses paysans. Car Rabhi a mené sur place quantité de programmes de formation à l’agroécologie, au départ grâce à Sankara.

Oh, il n’est que trop clair que Sankara incarnait alors un tiers-mondisme daté, marxiste, anti-impérialiste comme l’on disait, cruellement aveugle à tout ce qui sortait de la mythologie. Mais il aimait les gens, son peuple, et vomissait ces innombrables petites crapules blacks qui ont si bien pris la place de nos innombrables petites – et grandes – crapules blanches du temps des belles colonies. Sankara ne plaisantait pas avec le fric que le pouvoir d’État faisait miroiter devant lui. Relisons ensemble cet extrait de l’un de ses discours consacré à la dette qui étrangle et affame les plus pauvres : « La dette, c’est encore les néocolonialistes ou les colonisateurs qui se sont transformés en assistants techniques. En fait, nous devrions dire qui se sont transformés en assassins techniques. Et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement, des bailleurs de fonds, un terme que l’on emploie chaque jour comme s’il y avait des hommes dont le bâillement suffisait à créer le développement chez d’autres. Ces bailleurs de fonds nous ont été conseillés, recommandés. On nous a présenté des montages financiers alléchants, des dossiers. Nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans et même plus. C’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus.

Mais la dette, sous sa forme actuelle, contrôlée et dominée par l’impérialisme, est une reconquête savamment organisée, pour que l’Afrique, sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangères, faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. On nous dit de rembourser la dette. Ce n’est pas une question morale, ce n’est point une question de ce prétendu honneur que de rembourser ou de ne pas rembourser ».

Je ne sais pas pour vous, mais moi, comme on dit aux Amériques, I buy it. Je marche, même si cela ressemble à bien des discours convenus. Je marche, car je sais que Sankara croyait à ces paroles, à la différence de tant de phraseurs. Mais d’autres que moi s’en étaient rendu compte en temps réel, et parmi eux nos grands socialistes, dont cet Immense Mitterrand que messieurs Hollande et Mélenchon se disputent à coups de menton en ce mois de février 2012. Nul ne veut se souvenir du Mitterrand atlantiste de l’après-guerre, quand il défendait la politique américaine par tous les moyens à sa disposition. C’est alors qu’il noua des liens avec de futurs satrapes de l’Afrique, comme Houphouët, qu’il devait retrouver plus tard. C’est alors qu’il défendit bec et ongles l’Empire que nous avaient légué nos massacreurs. Élu président en 1981, sur un programme de « rupture avec le capitalisme » – hi, hi, rires préenregistrés -, que fit-il de nos relations avec l’Afrique ? Eh bien, il commença par lourder ce pauvre Jean-Pierre Cot, son premier ministre de la Coopération, qui entendait, ce sot, mettre en cause la Françafrique. Juste avant de le remplacer par Christian Nucci, héraut de l’affaire de corruption – sur fond de nuits africaines – connu sous le nom de Carrefour du développement.

Passons. Il ne faudrait pas, mais passons. Sankara a été assassiné en 1987, à l’époque où Mitterrand était président et Chirac Premier ministre. Le premier avait choisi Guy Penne pour être son « Monsieur Afrique ». Franc-maçon, ce qui n’est pas un compliment sous ma plume, Penne était à sa façon un parfait françafricain. Quant au second, Chirac, il disposait des admirables services de Jacques Foccart, qu’on ne présente plus. Imagine-t-on que nos gouvernants de l’époque auraient pu laisser Sankara enflammer les jeunesses africaines sans réagir ? À vous de voir. Le certain, c’est que Sankara fut emprisonné une première fois au Burkina en mai 1983, peu après une visite sur place de Penne. Hasard ? C’est la thèse de certains. Conséquence ? Telle est l’idée d’autres.

Plus ténébreuse est la suite. Le 18 novembre 1986, Mitterrand quitte le Burkina furieux, après sa première visite officielle dans le Pays des hommes intègres. Il est en colère, car au cours d’une réception, Sankara s’est lancé dans un discours au ton bien peu diplomatique. Vous en trouverez le texte complet ici, dont j’extrais ceci : « C’est dans ce contexte, Monsieur François Mitterrand, que nous n’avons pas compris comment des bandits, comme Jonas Savimbi, des tueurs comme Pieter Botha, ont eu le droit de parcourir la France si belle et si propre. Ils l’ont tachée de leurs mains et de leurs pieds couverts de sang. Et tous ceux qui leur ont permis de poser ces actes en porteront l’entière responsabilité ici et ailleurs, aujourd’hui et toujours ». Il va de soi que pour un homme comme Mitterrand, une telle mise en cause valait déclaration de guerre.

Beaucoup de rumeurs ont depuis circulé. Sur le rôle de Penne. Sur le rôle d’Houphouët, le vieux complice ivoirien de Mitterrand. Je n’ai bien entendu aucune certitude. Au reste, qu’importe ? L’assassinat de Sankara, en octobre 1987, servait indiscutablement les intérêts d’une certaine France, représentée autant par Chirac que par Mitterrand. Et l’ordre régna de nouveau sur le Burkina Faso. Mais je vois que j’ai fait un considérable détour pour vous parler de madame Eva Joly, et de cette déplorable campagne pour l’élection présidentielle de mai 2012. Oui, je crois qu’elle aurait fait des voix si elle avait su être elle-même. Il est évidemment désastreux de prétendre représenter une idée aussi haute que l’écologie alors qu’on n’y connaît strictement rien. Cela ajoute – qui ne le voit ? – à la détestation désormais générale de la politique.

Oh oui, elle aurait pu concentrer son propos sur ce qu’elle a vu. L’affaire Elf – je rappelle qu’Elf est désormais dans Total, services spéciaux made in Africa inclus -, la corruption de nos élites, si massive, et l’impérieuse nécessité d’un retour à la morale commune. Par exemple. Cela aurait fait du bien à tout le monde, et je gage qu’elle aurait obtenu bien au-dessus de 5 %, seuil retenu pour être remboursé des dépenses électorales. Bon, c’est bel et bien terminé, mais je veux ajouter un point. Un point infime, mais qui pourrait, qui eût pu réunir quelques forces dispersées, mais saines en tout cas. Je veux parler des hôtels de région. Vous voyez ce que je veux dire ? Je vous explique : les régions de France ont tapé vertigineusement dans la caisse publique pour construire des hôtels-vitrines.

Je me fous bien sûr de la couleur politique de ses présidents, le plus souvent de gauche. Eussent-ils été de droite que cela n’aurait rien changé, pensez. Mais regardez plutôt. 164 millions d’euros pour l’hôtel de région à Lyon. 32 millions d’euros pour la seule extension de celui de Toulouse, hors taxes. À Lille, 164 millions d’euros pour le bâtiment inauguré en 2006, et ainsi de suite. Je n’ai pas le courage de chercher tous les coûts de ces monstres. Auxquels il faut inclure l’entretien de dizaines de milliers de mètres carrés à chaque fois, le chauffage, etc.

Est-ce populiste de mettre en cause cette frénésie ? Je ne le crois pas une seconde. De la même manière que le défunt Sankara obligeait les ministres à rouler dans de petites bagnoles, je crois qu’un point de départ possible d’une nouvelle aventure commune serait de tirer le bilan de ces années-bacchanales au cours desquels tant de roitelets ont dilapidé sans état d’âme. Nommer la dépense, dénoncer la corruption – en France, elle n’est jamais bien loin -, tel est à mon sens l’un des préalables à l’action pour un autre monde. En somme, vive Sankara ! Mais pas vive Eva Joly, qui a définitivement perdu l’occasion de nous aider à rassembler nos forces.

* Je précise pour ceux qui ne me connaissent pas que le mot écologiste contient pour moi un sens exigeant, si exigeant même qu’il faudra bientôt trouver un terme neuf pour désigner ceux qui entendent vraiment sauver les équilibres de la vie. En attendant, personne, dans la campagne en cours, ne mérite ce qualificatif admirable.

Fabrice Nicolino

Source : http://fabrice-nicolino.com

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