Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. Nous les mettrons en ligne petit à petit dans l’ordre chronologique où ils ont été publiés.
Cet article est une interview du Ministre du développement rural, Edouard Kouka Tapsoba. Ce dernier exprime les projet du gouvernement en direction du monde rural et des difficultés qu’il rencontre. A cette époque on se rappelle que Sankara n’est que premier ministre.
Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/. Cet article a été retranscrit par Joagny Paré, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga
La rédaction du site thomassankara.net
Edouard Kouka TAPSOBA: Ministre du Développement rural
« Il faut canaliser le mouvement de mobilisation qui existe chez les paysans »
On le dit homme de terrain, peu porté à la vie des bureaux climatisés. Il est vrai qu’Edouard Kouka Tapsoba (né le 6 février 1946 à Ouagadougou), ministre du Développement rural, a passé l’essentiel de sa carrière d’ingénieur agronome au sein des Organismes régionaux de développement (O.R.D.). Par ailleurs docteur en économie agricole des universités de Laval (Québec) et de Michigan (États-Unis), E. K. Tapsoba a d’abord été, de 1971 à 1974, directeur adjoint puis directeur de l’O.R.D. du nord du plateau Mossi (département de Kaya). De 1978 à 1980, il effectue des recherches sur le terrain dans l’O.R.D. de l’Est. Par la suite, directeur des Études et Projets du ministère du Développement rural, il ne tarde pas, selon ses proches, à entrer en conflit avec ses supérieurs : son expérience sur le terrain devait le conduire à rompre avec les méthodes et les habitudes des « spécialistes » de bureau. Il a une vision différente du développement du monde rural, « clef de voûte » de tout développement dans les Etats africains.
Question: Jusqu’à présent, les programmes de développement rural, clef des problèmes des pays sous-développés, étaient élaborés sans l’avis des principaux concernés, les paysans. Est-ce que la Haute-Volta nouvelle entend changer cette situation?
EDOUARD KOUKA TAPSOBA. E.K.T. — A cela, je réponds, d’emblée, oui. Dès que j’ai pris mes fonctions, j’ai présenté un projet de loi en ce sens. Une loi qui permettra aux paysans de s’organiser à tous les niveaux, y compris à l’échelon local, pour prendre en mains leurs affaires. Je veux simplement dire que le développement de la Haute-Volta ne peut pas se faire à partir de Ouagadougou. Il est absolument illusoire et impossible de résoudre tous les problèmes depuis la capitale. Du reste, il faut en finir avec cette conception du développement. Il faudrait absolument que l’État, qui n’a ni les moyens ni les ressources d’atteindre les régions les plus éloignées, joue le rôle de stimulant, facilite et aide les ruraux à prendre en mains leurs destinées.
Question: Concrètement, comment allez-vous procéder?
E.K.T. — Notre objectif est d’impulser et de canaliser ce mouvement de retour à la base. D’ailleurs, la volonté de changer ce rapport avec l’État existe chez les paysans, et ce n’est pas nouveau, contrairement à ce que peuvent en penser les « spécialistes ». Ils sont déjà conscients des potentialités, des possibilités qu’ils ont en eux-mêmes de pouvoir résoudre leurs problèmes et de ne pas tout attendre du gouvernement. C’est important, d’abord parce que nous sommes réalistes et, ensuite, parce que nous avons confiance en nos masses rurales, en nos masses populaires. Nous sommes convaincus qu’elles connaissent mieux leurs problèmes, qu’elles peuvent bien s’organiser et, partant, peuvent mieux jeter les bases d’un véritable développement. Il faudrait que les cadres et techniciens cessent de jouer aux paternalistes qui croient tout connaître et prétendent pouvoir résoudre les questions à partir des bureaux d’études et des salons climatisés, avec cette facilité qu’ils ont de se substituer aux paysans. Nous espérons pouvoir passer, dans les mois à venir, à la phase d’exécution du travail d’organisation du monde rural, qui doit s’effectuer à partir du village.
Question: En somme, si je vous ai bien compris, il s’agit, pour la première fois dans ce pays, de mobiliser les masses rurales.
E.K.T. — Exactement. Nous voulons simplement canaliser ce mouvement de mobilisation qui existe potentiellement chez les paysans. Il existe déjà des groupements villageois et des groupements pré coopératifs. Un des principaux objectifs est que ces paysans se réunissent librement pour constituer des banques de céréales, par exemple. Cela permettra à ces regroupements d’acheter des céréales et de protéger leurs membres contre les aléas climatiques ou les rigueurs de la période de soudure. Ils peuvent également se regrouper pour contracter des crédits agricoles ou constituer des pharmacies villageoises. Ces prédispositions existent. A nous maintenant de les encourager et de veiller à ce que ces mouvements ne soient pas exploités par d’autres intérêts, étrangers à la communauté ou à l’esprit communautaire.
Question: Une des principales revendications du monde rural est la baisse du prix des semences. Que pensez-vous faire sur cette question?
E.K.T. — Il faut dire que le problème n’est pas tant de baisser le prix des semences ou des engrais que d’accorder des subventions à l’importation pour les engrais et les insecticides. Ces subventions ne peuvent être prises en charge que par l’État ou les collectivités. Bien sûr, je ne dis pas que les paysans doivent supporter tous les coûts. Mais je crois qu’il serait plus judicieux que nous agissions sur les prix des produits, ce qui permettrait aux paysans de produire davantage. En outre, chaque année, nous fixons les prix officiels d’achat des denrées aux producteurs; mais ces prix ne sont pas toujours respectés par les commerçants. Nous devons donc être dorénavant plus vigilants. Pour cela, nous disposons d’un instrument efficace, l’Office national des céréales (Ofnacer), qui doit être le meilleur interlocuteur des ruraux. Cet office doit acheter au prix officiel, c’est-à-dire à un prix qui incite, qui encourage les paysans. L’Ofnacer jouera davantage ce rôle d’incitateur à la production, allant ainsi dans le sens de notre politique d’autosuffisance alimentaire.
Question: Qu’en est-il de la politique de la maîtrise de l’eau ?
E.K.T. — Vous mettez l’accent sur un point important de notre politique. Nous sommes justement en train d’élaborer un programme que nous appelons, « Programme d’hydraulique agricole ». Nous sommes un pays sahélien et, en tant que tel, nous avons souffert, comme tous les autres, de la sécheresse de l’année 1973. L’eau est pour nous une ressource très importante. Une ressource rare. Nous venons de faire passer une loi, au niveau gouvernemental, qui va nous permettre de réglementer l’utilisation de l’eau à travers tout le territoire. Nous envisageons un certain nombre de projets pour ce secteur, dont deux plus importants qui sont hydrauliques et hydro-agricoles. Ce sont les projets de la Kompienga, dont le financement est déjà assuré, et celui de Bagré. Ils nous permettront de résoudre à la fois nos problèmes énergétiques et d’irrigation, de baisser, à long terme, le coût de l’énergie et de réaliser en même temps certains aménagements agricoles. A Bagré, nous pourrons irriguer jusqu’à vingt mille hectares; à Kompienga, jusqu’à dix mille hectares, sans compter d’autres possibilités que nous avons ailleurs, notamment dans la vallée du Sou où un petit ouvrage suffira simplement à irriguer des dizaines de milliers d’hectares. L’hydraulique agricole est donc au centre de nos préoccupations, étant donné que c’est elle qui peut nous permettre d’avoir, bon an mal an, une sorte de production-tampon mettant notre pays à l’abri des aléas climatiques.
Question: A côté de ces grands projets, coûteux à moyen sinon à long terme, envisagez-vous des ouvrages moins importants et réalisables à plus courte échéance?
E.K.T. — Oui, là où la nature le permet, nous voulons réaliser de petits ouvrages. Les projets existent, mais se pose le problème de leur financement. Par exemple, les projets d’aménagement des bas fonds [zones marécageuses] et l’utilisation de l’énergie solaire qui permettent d’accroître les rendements agricoles. Ces deux types de projets (grands et petits) sont complémentaires. Nous menons la bataille sur les deux fronts.
Question: Vous avez tout de même besoin de l’aide étrangère !
E.K.T. — Bien sûr; nous avons confiance en nos masses rurales, en nos possibilités et en notre pays quant à son destin. Nous avons un potentiel suffisamment important, non seulement pour envisager des réalisations à très court terme, mais aussi pour raisonner en termes de décennies et de générations.
Question: Jusqu’ici, l’élevage était le parent pauvre de l’agriculture. Votre gouvernement va-t-il y remédier?
E.K.T. — Bien entendu, les choses doivent aussi changer dans ce domaine. Nous avons entamé l’élaboration d’un certain nombre de projets pour revaloriser notre cheptel, gravement atteint et décimé par la sécheresse de la décennie écoulée, et qui persiste encore. Nous sommes actuellement dans la phase de reconstitution de ce cheptel. L’élevage constitue aussi une priorité et nous voulons détruire cette image d’un élevage qui serait le parent pauvre de l’agriculture. Nous avons élaboré un programme pour régénérer les pâturages, aménager les parcours afin de promouvoir le zoning pastoral et pour que les animaux puissent y trouver de l’eau. Le développement de l’aviculture dans les villages comprendra aussi la formation des ruraux pour qu’ils soient à même de s’occuper de la santé de leur élevage, car, comme vous le savez, le taux de mortalité pour la volaille est très élevé.
Question: Qu’est-ce qui, à votre avis, différencie la politique de développement rural des régimes précédents et celle menée par votre gouvernement?
E.K.T. — La différence essentielle, fondamentale, est que nous allons établir les lignes directrices de notre politique avec les masses. C’est auprès des paysans que nous devons aller chercher les données réelles des problèmes. Car une chose est de prétendre connaître les problèmes et une tout autre de les vivre. Nos masses populaires vivent ces problèmes-là. Il importe donc d’aller vers elles, de les écouter et de s’en inspirer pour élaborer les solutions nouvelles.
Mohamed Maïga
Source : Afrique Asie N°293 du 11 avril 1983