publié le 23 Décembre 2014 sur [http://www.lecourrier.ch>http://www.lecourrier.ch]
Le pays lui doit son nom. Le rebaptiser Burkina Faso, «pays des hommes intègres», un mélange de langues moré et peuhle, a été l’un des premiers symboles de la nouvelle indépendance que Thomas Sankara entendait donner en 1983 à l’ancienne Haute-Volta, ex-colonie française. Aujourd’hui, à l’heure de reconstituer le pays sur de nouvelles bases après l’insurrection qui a chassé le président Blaise Compaoré début novembre, nombreux sont les jeunes à s’inspirer des idéaux du révolutionnaire assassiné en 1987.
Le jeune capitaine de l’armée avait pris tous les risques en fustigeant le néocolonialisme de l’ancienne métropole et en adoptant un vaste programme de développement autocentré, avec pour maxime: «Produisons ce que nous consommons, consommons ce que nous produisons». Près de trente ans plus tard, son bilan reste impressionnant, tant en matière d’accès à la santé, à l’éducation et à l’eau, que de développement économique. Le nouveau pouvoir s’en inspirera-t-il? Un tour d’horizon avec Bruno Jaffré, biographe français de Thomas Sankara, qui a préfacé un recueil de discours récemment publié par le Centre Europe-Tiers Monde [[Thomas Sankara, recueil de textes, collection Pensées d’hier pour demain, CETIM, 2014. L’ONG s’est intéressée dans d’autres ouvrages à la pensée de quatre autres révolutionnaires: Patrice Lumumba, Frantz Fanon, Amilcar Cabral et Mehdi Ben Barka.]] .
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interview de Bruno Jaffré
Certains disent que l’insurrection de ce mois d’octobre a ressuscité Thomas Sankara, comment l’interprétez-vous?
Bruno Jaffré : Depuis 2012, on observe une forte dynamique venant des partis d’opposition et de la société civile. Cela a donné confiance à la population pour manifester. Plusieurs associations de jeunes ont été créées, dont la principale est le Balai citoyen. Ces jeunes sont fascinés par Thomas Sankara. C’est en référence à lui qu’ils se sont révoltés contre le régime de Blaise Compaoré. Tout un travail de réappropriation de la mémoire historique du pays est en cours.
Connaissent-ils vraiment ses idées et ses réalisations?
Ils ont surtout à l’esprit son intégrité, son radicalisme, son patriotisme et le fait qu’il se soit sacrifié pour la cause de son peuple.
Quel est pour vous l’héritage principal de l’expérience sankariste?
J’aime insister sur le côté pédagogique de Sankara. Sa volonté de montrer l’exemple et d’inciter son peuple à prendre ses propres affaires en main. On relève les manches et on se met au travail, on est rigoureux, on cultive la simplicité sur le plan matériel et on lutte contre la corruption. L’une des initiatives du Balai citoyen a été de nettoyer les quartiers. Une autre de planter des arbres. C’est ce que faisaient les Comités de défense de la révolution (CDR) à l’époque de Sankara. Le Balai citoyen reprend l’idée de ces CDR sous forme de «clubs de quartier». Autre héritage: la fascination pour l’armée, qui est bien sûr à double tranchant. Certains associent tout de suite Thomas Sankara au nouvel homme fort du pays, le lieutenant Isaac Zida, alors qu’il convient de demeurer prudent.
Thomas Sankara disait que le plus important était «d’amener le peuple à avoir confiance en lui-même», pour qu’il soit le principal acteur du changement… La révolution a commencé par solliciter la population pour qu’elle exprime ses besoins. Cela s’appelait le «Plan populaire du développement». Les autorités les encourageaient alors à entreprendre tout de suite ce dont ils étaient capables sans aide extérieure. Ce n’est que plus tard que les pouvoirs publics les soutenaient en finançant des projets prioritaires. Mais l’Etat était pauvre et ne pouvait aider tout le monde. De grands progrès ont toutefois été réalisés grâce une dynamique collective impulsée par Thomas Sankara. Le gouvernement devait montrer qu’il œuvrait pour le peuple et non pour lui-même. On a réduit les salaires des ministres, on leur a attribué des voitures de fonction très simples (les fameuses Renault R5) et leurs voyages en avion se faisaient en classe économique.
Pouvez-vous nous rappeler quelques-unes des principales réalisations de la révolution burkinabè entre 1983 et 1987?
Des centaines de retenues d’eau ont été construites, ainsi que d’innombrables écoles, des postes de santé primaire dans des milliers de villages. Deux millions d’enfants ont été vaccinés contre la rougeole, la fièvre jaune et la méningite. Les habitants se sont mis à porter des habits fabriqués localement avec du coton indigène, le Faso Dan Fani. Dans la plupart des cours de maison les femmes tissaient! L’idée était de développer la production et le marché local pour le développement. Un cercle vertueux se mettait ainsi en place. Le gouvernement avait impulsé des foyers à charbon de bois améliorés pour lutter contre la désertification, de nombreux reboisements ont aussi été réalisés. Sankara a montré qu’en à peine quatre ans, dans un pays très pauvre, on pouvait obtenir des résultats extraordinaires.
Cependant, nombreux sont ceux qui dénoncent le caractère autoritaire de la révolution sankariste…
Thomas Sankara lançait de nombreux chantiers et il était difficile de le convaincre qu’il avait tort. Il y a aussi eu un vrai problème avec les syndicats. Les CDR avaient pris trop de place dans les entreprises et essayaient de les évincer. Les syndicats trouvaient que les retenues de salaire de l’ordre de 10% qui avaient été imposées sur les salaires dans le secteur public pour financer le développement n’étaient pas légitimes. Puis, il y a eu l’affaire des «dégagements», ces licenciements collectifs qui ont eu lieu dans l’administration. Lorsque les instituteurs ont décidé de faire grève, ils étaient dirigés par un syndicat opposé à la révolution. Le pouvoir s’opposait à la grève qu’il jugeait contre-révolutionnaire et la considérait comme un complot pour déstabiliser le régime. Le gouvernement a alors licencié 1400 enseignants en représailles. Sankara a ensuite voulu revenir en arrière, mais son entourage l’en a dissuadé. On était dans une période révolutionnaire. La possibilité de complots a conduit à des dérives certaines. Des opposants accusés de conspiration, moins d’une dizaine, ont été condamnés à mort et exécutés.
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Transition sur la bonne voie
Existe-t-il aujourd’hui une véritable opposition politique d’obédience sankariste…
Bruno Jaffré: Les partis sankaristes ont du mal à représenter Sankara. Le seul qui ait une certaine importance est l’UNIR-PS de Bénéwendé Sankara. Il a réussi à créer un front avec deux autres partis sankaristes plus modestes. Ils ont bien sûr des difficultés parce que le régime de Compaoré a pourri le système politique en distribuant de l’argent partout. Le clientélisme est omniprésent. La popularité de ce parti est cependant en train de croître et il pourrait remporter la mise aux élections présidentielles de fin 2015, car tous les autres partis ont à un moment ou à un autre été des compagnons de route de Blaise Compaoré. La jeunesse burkinabè n’a toutefois aucune confiance dans les partis.
La transition actuelle, avec le Conseil national de la transition (CNT), vous semble-t-elle suivre une bonne voie, malgré la place importante que l’armée s’est taillée?
Oui, et j’observe des signes encourageants. Les nouveaux dirigeants ont d’abord demandé l’extradition de Blaise Compaoré (exilé au Maroc, ndlr) vers le Burkina pour qu’il y soit jugé, et ont déclaré qu’ils allaient poursuivre les responsables politiques ayant détourné de l’argent. Ils ont aussi évoqué la nécessité d’un audit sur les contrats miniers accordés par l’ex-président et la possibilité d’une nationalisation de certaines entreprises. J’ai été surpris de ces annonces. Je pensais qu’ils allaient se contenter de préparer les élections. Un autre élément est porteur d’espoir: des mobilisations locales commencent à voir le jour. A Bobo Dioulasso, des habitants ont manifesté pour récupérer un terrain accaparé par un privé. Au lieu de réprimer comme par le passé, la police a appelé le Balai citoyen pour jouer les intermédiaires…
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Le pays chouchou de la coopération romande
Le Burkina Faso est certainement le pays le plus aidé par les ONG romandes. A Genève, la Fédération genevoise de coopération a consacré en 2013 pas moins de 11% de son budget au soutien de projets au Burkina, alors qu’elle appuie trente autres pays. Près de 1,1 million de francs suisses ont ainsi été affectés au «pays des hommes intègres» l’année passée. Vient ensuite le Pérou avec 1,06 million. Puis la République démocratique du Congo (672 000 francs).
Comment expliquer un tel engouement? Plusieurs facteurs se conjuguent, estiment les associations suisses. Le fait qu’il s’agisse d’un des pays les plus pauvres du monde – en 181e position de l’Indice de développement humain des Nations Unies (sur 187) – en est le premier. Ensuite, la Direction du développement et de la coopération (DDC) de la Confédération a décidé de longue date de le considérer comme un «pays prioritaire» de son action. Petit Etat enclavé d’une population de taille modeste, la Suisse aime à traiter avec des pays qui lui ressemblent géographiquement, à l’instar du Burkina et du Burundi. «Le fait que la DDC y soit présente a favorisé tout un réseau», explique Fabienne Lagier, secrétaire générale adjointe d’Enfants du monde.
Les ONG soulignent aussi que c’est un pays où les projets «fonctionnent bien» et où des partenaires sérieux et motivés sont relativement faciles à trouver: «Quand on investit 100 francs, ils sont en général bien utilisés. Les gens ont envie de trouver des solutions», relève Philippe Randin, directeur de Nouvelle Planète à Lausanne. Pas de miracle à cela: on y rencontre une société civile très active, souligne Eliane Longet, présidente de Graine de baobab. «Thomas Sankara avait introduit cela. C’était sa manière de voir le pays: que les habitants se prennent en charge et s’engagent. Cela a perduré après lui», observe-t-elle.
Les idées du révolutionnaire ont-elles aussi séduit les associations suisses au point de désirer s’engager dans ce pays? «Cela a pu jouer un rôle», répondent prudemment la plupart des ONG. A noter que plusieurs d’entre elles s’y étaient investies dans les années 1970 déjà, à l’instar de Terre des hommes et d’E-Changer, soit bien avant la prise du pouvoir par les sankaristes.
D’autres raisons sont plutôt mises en avant: la stabilité politique, le relatif laissez-faire des autorités en matière d’aide au développement et l’effet boule de neige: «Le fait que de nombreux autres Suisses y travaillent déjà favorise les contacts et la mise en réseau», explique Norberto Duraes de Terre des hommes Suisse.
Aujourd’hui, ces ONG se trouvent dans l’expectative face au nouveau pouvoir qui a vu le jour après la fuite de Blaise Compaoré. «C’est un espoir pour le Burkina. Certains nouveaux ministres proviennent de la société civile. Quelle sera leur marge de manœuvre? Seront-ils conséquents dans leur engagement?» interroge Frédérique Sorg Guigma, responsable de programme à E-Changer.
Christophe Koessler
Source : http://www.lecourrier.ch/126450/le_burkina_rattrape_par_thomas_sankara