Cet article est extrait du numéro 33 de mars 1989  de la revue Politique Africaine. Vous  pouvez en charger une version PDF sur le site de la revue à l’adresse http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/033066.pdf


Auteur: Mathias S. KANSE LEAN


Le CNR et les femmes : de la difficulté de libérer la « moitié du ciel »

 

Au Burkina, on a commencé à parler de la condition féminine en 1975, avec la proclamation de l’Année internationale de la femme ; on a continué à en parler lorsque le général Lamizana, à la tête de l’État de 1966 à 1980, créa pour la première fois dans un gouvernement un ministère chargé des problèmes de la femme. Mais avec l’avènement du CNR (Conseil national de la révolution), c’est d’un changement radical qu’il s’agit, la femme occupant désormais une place de choix dans le discours officiel. L’importance qui lui était accordée fut symboliquement soulignée dans le DOP (Discours d’orientation politique), le texte fondateur de la RDP (Révolution démocratique et populaire), dans lequel la question féminine arrive en deuxième position dans les priorités nationales, juste après celle de l’armée nationale, mais avant le chapitre traitant de l’édification de l’économie.

En application de cet intérêt par lequel le pouvoir révolutionnaire se démarquait nettement des régimes précédents, une politique de la femme résolue et volontariste fut rapidement élaborée et l’émancipation de la « moitié du ciel » érigée en tâche primordiale du processus de destruction de l’ordre « néocolonial ». Dans cette optique, le CNR allait se signaler par l’adoption d’un ensemble de mesures spectaculaires reflétant la représentation qu’il se faisait de la condition de la femme au Burkina. Évaluer dans quelle mesure celle-ci correspondait à la réalité, dans quelle mesure les dispositions décrétées ont connu un début de mise en oeuvre, constitue donc un volet indissociable d’une réflexion globale sur un régime qui entendait transformer radicalement la société en boule versant totalement les rapports et les hiérarchies qui en constituent l’architecture, c’est-à-dire, entre autres, les rapports basés sur le sexe.

La femme dans le discours du pouvoir

Une analyse attentive du discours révolutionnaire sur la femme montre que celui-ci revêtait une bivalence, une ambiguïté certaine découlant du fait qu’il jouait sur deux registres contradictoires : un registre moderne et un registre traditionnel, même si le premier s’avèrait dominant.

Comme un leitmotiv, le discours officiel était d’abord une dénonciation virulente des conditions sociales et familiales qui rabaissent la femme au statut de « bête de somme ». L’exemple venait d’en haut, du chef du CNR lui-même qui, sans s’embarrasser de précautions oratoires comme à son habitude, menaçait d’écrasement pur et simple les hommes qui méprisent les femmes (1). Sa mise en garde était fidèlement relayée par la presse nationale qui, quotidiennement, critiquait l’exploitation et la « chosification » des femmes. Les maris « pourris » et « féodaux » étaient rituellement conspués lors des manifestations populaires. Tel était également le cas pendant les concerts des « Colombes de la révolution », le groupe musical féminin censé illustrer l’émancipation de la femme dans le Burkina révolutionnaire… et créé à l’initiative de Thomas Sankara.

Par-delà son caractère anecdotique, la création de cette troupe musicale féminine témoigne de l’importance réelle que le président du CNR accordait aux problèmes de la femme. Son indignation du « système d’esclavage » dans lequel celle-ci a été maintenue pendant des millénaires n’était sans doute pas feinte et il a voulu lui donner une cohérence rationnelle en faisant sien le discours marxiste en la matière. Pour lui, la sujétion féminine est un phénomène universel qui trouve son fondement dans la structure économique de la société. En énonçant ainsi les origines de l’inégalité sexuelle, Thomas Sankara entendait régler leur compte aux théories biologiques selon lesquelles cette inégalité est « naturelle ». Se référant au matérialisme historique, il a montré comment s’est perpétué à travers les âges et les types de société le statut subalterne de la femme, ce qui lui permettait de conclure à l’unité de combat entre les femmes et les prolétaires. Cependant, et en cela il se démarquait de l’approche marxiste classique, Thomas Sankara admettait la spécificité de la condition féminine ; il reconnaissait notamment qu’à l’exploitation de classe que la femme partage avec les ouvriers, s’ajoute pour elle le poids de la domination masculine (2).

En vertu de cette analyse, le CNR a lié l’émancipation de la femme à la « liquidation » du système politico-social qui organise sa domination et à l’instauration d’une société nouvelle dans laquelle le bouleversement des rapports de production aboutit au réaménagement des relations hommes-femmes sur une base totalement égalitaire. En ce domaine, comme en d’autres, la RDP se voulait en rupture avec les régimes anciens qui avaient une conception « bourgeoise » de la libération de la femme.

Mais parallèlement à cette approche, il en transparaissait une autre, bien moins novatrice, voire même conservatrice, et cela dans le discours du chef du CNR lui-même. En effet, dans le cadre des tâches que lui fixait la RDP, la femme héritait de responsabilités on ne peut plus « classiques » : à elle se trouvaient dévolus l’éducation des enfants, la gestion correcte des budgets familiaux, l’enseignement du patriotisme. En outre, en tant qu’épouses, les femmes « doivent mettre un soin particulier à participer à la progression de la qualité de la vie, en entretenant un cadre de vie propre et agréable… ». Et, pour étayer son argumentation, le discours officiel énoncait un ensemble de qualités psychologiques, d’aptitudes et de dispositions propres à la féminité, en même temps qu’il brossait un portrait idéal de la femme : « centre de la terre », elle « assure la permanence de notre peuple et le devenir de la nation »… « N’est-ce pas auprès d’une femme que chacun retourne pour chercher et rechercher la consolation, le courage, l’inspiration (3) ? »

Du discours à l’action

Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce discours s’est heurté très cruellement à la réalité, révélant la difficulté de mettre en adéquation les ambitions proclamées et leur insertion dans les faits. Les mesures prises, avec leur cortège de symboles et de signes nouveaux, n’ont entamé que peu la prégnance de valeurs traditionnelles ancestrales puissamment agissantes, et cela au sein même des structures de mobilisation censées mettre en oeuvre la politique de conscientisation du pouvoir révolutionnaire. Ainsi, de manière très significative, le Secrétariat général national des CDR confinait les militantes de l’UFB (Union des femmes du Burkina) aux tâches domestiques lors des assises des structures populaires : accueil des hôtes, organisations de retraites au flambeau, animation de soirées, dansantes. Thomas Sankara ne se faisait sans doute pas d’illusions au sujet des pesanteurs sociologiques bloquant l’émancipation des femmes. C’est pourquoi, il rappelait que celle-ci, comme la liberté, « ne s’octroie pas, mais se conquiert »… Pour lui, les femmes se devaient de définir elles-même leurs revendications et se battre pour les faire aboutir, la RDP ne faisant que créer les conditions de leur libération, en les dotant notamment d’un instrument de lutte, l’UFB.

 

Mais à l’évidence, cela n’a pas suffi, et les mesures de caractère social prises se sont, pour l’essentiel, révélées inopérantes, inefficaces, voire discriminatoires dans la mesure où seules en ont bénéficié les citadines, les paysannes ayant, elles, encore plus de mal à briser le carcan de leur sujétion. A tel point que l’on peut se demander si leur but principal n’était pas de soigner l’image de marque du CNR ou, plus exactement, de son chef, à l’extérieur. Tel est le cas de la lutte contre la prostitution, l’instauration du salaire vital pour les femmes ou encore l’opération « marché au masculin » qui eurent un grand retentissement hors du Burkina mais furent en réalité des échecs.

 

La situation est la même en ce qui concerne la participation des femmes à la politique. Dans son DOP, le capitaine Sankara s’était engagé à les associer à tous les niveaux de conception, de décision et d’exécution de l’État révolutionnaire. Il faut lui reconnaître le mérite de ne pas avoir totalement failli à sa promesse, surtout si son action en la matière est comparée à celle de ses prédécesseurs : sous son régime, trois femmes sont entrées au gouvernement et plusieurs d’entre elles ont occupé des postes de responsabilité soit dans l’administration territoriale (haut-commissaires), soit dans la haute Fonction publique.

Cela dit, il faut cependant noter que c’est apparemment dans le cadre gouvernemental que le registre traditionnel du discours sur la femme, évoqué plus haut, a trouvé sa plus fidèle traduction. En effet, les femmes ont été chargées d’y assumer les mêmes responsabilités que leur reconnaît traditionnellement la société : famille, santé, budget. Il ne s’agit certes pas de tâches mineures. Mais cela ne suffit pas à dissiper l’impression qu’en les confiant aux femmes, le CNR lui-même n’arrivait pas à se défaire totalement d’une certaine vision de la femme, la conduite de la politique  la vraie, la grande  demeurant l’apanage du sexe masculin.

Difficile à faire admettre aux mentalités masculines, l’émancipation de la femme s’est par ailleurs heurtée à des obstacles économiques, quand elle n’a pas abouti à des effets pervers. Ainsi en fut-il, par exemple, de la lutte contre la prostitution. Thomas Sankara s’était juré de la combattre par la réinsertion professionnelle des prostituées, « malheureuses victimes de l’organisation bourgeoise de la société ». Intention louable s’il en fut, mais dont la mise en application n’a pas fait l’unanimité au sein de l’équipe dirigeante, tant les énormes sacrifices financiers qu’elle impliquait s’avéraient incompatibles avec le maigre budget du pays. Décidée et menée envers et contre tout, la lutte contre la prostitution se transforma par la force des choses en une chasse aux prostituées… et aux femmes en général, par la multiplication d’opérations « coup de poing » de contrôle de l’identité des personnes de sexe féminin, entre vingt heures et deux heures du matin. Toute femme sans pièce d’identité, fut-elle accompagnée, était présumée être une prostituée, conduite au poste et gardée à vue jusqu’à preuve du contraire. Les « bavures » furent nombreuses, comme on l’imagine, touchant même des épouses de personnalités étrangères.

 

Dans le même ordre d’idée, force est également de reconnaître que l’instauration du fameux salaire vital n’a pas donné les résultats escomptés. Il s’agissait de prélever autoritairement un certain pourcentage du traitement de l’époux et de le reverser directement à l’épouse afin qu’elle fut en mesure de subvenir aux besoins élémentaires du foyer. Thomas Sankara justifiait la mesure en expliquant que « certains hommes transforment leurs épouses en bonnes à domicile, sans pour autant leur donner un salaire de bonne » ; et, ajoutait-il, « l’Etat ne contraint personne au mariage, mais exige que celui qui fonde un foyer assume ses responsabilités ». Généreuse dans son esprit, cette mesure a abouti en fait à créer de nouvelles inégalités, puisque n’en ont bénéficié que les épouses des salariés  une minorité au Burkina à l’exclusion des paysannes, c’est-à-dire l’immense majorité. Ceci sans parler des casse-têtes que l’on devine, nés de l’existence, fréquente, de ménages polygames…

 

Des femmes contre la libération de la femme

 

Paradoxalement, ce sont des femmes qui ont souvent été les principales opposantes à certains projets élaborés en leur faveur par le CNR. Tel est notamment le cas de l’abolition de la polygamie. Pourtant, Joséphine Ouédraogo, alors ministre de l’Essor familial, reconnut un jour que les femmes ne voulaient pas de la monogamie et que même « les camarades les plus conscientes de l’UFB et des CDR » reprochaient au pouvoir de ne rien comprendre à leur situation. L’anecdote suivante est révélatrice du divorce du CNR avec le « pays réel » : animant un jour une conférence sur le thème de la « libération de la femme », Joséphine Ouédraogo, toujours elle, se fit vertement apostropher par une paysanne qui déclara « l’ose prendre la parole pour vous dire que tout ce que vous dites sur la souffrance des femmes est vraie et votre conviction nous touche. Cependant vous, nos soeurs de la ville, vous ne pourrez jamais comprendre ce que nous vivons en brousse. Le problème que vous évoquez, c’est la fumée que vous percevez au loin, car vous ne pouvez pas voir le brasier qui provoque cette fumée… Les paysannes que nous sommes n’engageront jamais la lutte contre nos maris, ni contre nos coépouses : ils nous sont trop utiles ! »

Pour beaucoup de femmes, en effet, la polygamie ne présente pas que des inconvénients, au contraire ; elle a notamment l’avantage d’apporter un surcroît de main-d’oeuvre pour l’accomplissement des tâches communautaires et de renforcer la stabilité du foyer en limitant les tendances volages de l’époux. Et nous ne parlons pas de l’opposition à la monogamie au nom de la foi, particulièrement vive parmi les musulmans…

Le volontarisme du CNR a pareillement buté sur la question de l’excision, sujet délicat entre tous. Pour Thomas Sankara, sa pratique incarnait « ce que la tradition africaine a de pire, de plus dur et de plus inadmissible ». Mais, malgré cette condamnation sans appel, le CNR a dû se résoudre à composer avec une réalité sociale sur laquelle il avait décidément peu de prise. Lui si friand de symboles a pu mesurer la difficulté qu’il y a à engager la lutte contre des symboles profondément enracinés dans l’imaginaire populaire. En effet, la pratique de l’excision est liée au Burkina à un ensemble complexe de mythes et de croyances. Dans la cosmogonie africaine, l’homme et la femme partagent une nature bisexuée commune, incarnée chez cette dernière par le clitoris ; pour qu’elle acquière sa vraie nature féminine et sa fécondité, elle doit donc se débarrasser de ce complément virilisant. Chez les Lobi, principale composante ethnique du sud-ouest burkinabè, pour pouvoir intégrer la société des femmes, la jeune fille doit éliminer cette partie de son corps qui accueille l’esprit mâle. Chez les Mossi, la pratique de l’excision, très répandue, est aussi liée à des rites initiatiques, alors que chez les musulmans, elle revêt un important caractère de pureté. Enfin, beaucoup de populations burkinabè partagent la croyance selon laquelle le nouveau-né qui touche le clitoris de sa mère pendant l’accouchement est promis à une mort immédiate.

 

Réaliste, le CNR a, assez rapidement, pris acte de l’impossibilité de légiférer brutalement en ce domaine. La prudence a donc été son mot d’ordre. Certains de ses membres penchaient même pour une simple « humanisation » de l’excision, conscients, pour une fois, de la force de la tradition : discrètement, ils suggéraient un excision « douce », limitée, au lieu de la clitoridectomie ou de l’infibulation. La morale révolutionnaire, bien qu’égratignée, était ainsi sauve, et la cosmogonie, elle, respectée… en attendant les jours meilleurs promis par la « conscientisation » progressive (et inéluctable) des « masses ».

 

Comme bien d’autres régimes avant lui de par le monde, le CNR a cruellement expérimenté l’impossibilité de changer la société par décret. L’échec global de sa politique féminine en est une des illustrations les plus éloquentes. Certes, il faut lui reconnaître le mérite d’avoir posé clairement le problème de l’émancipation de la femme dans une société encore dominée par les hommes. Mais son discours a-t-il été compris et, a fortiori, accepté et assimilé ?

Cela étant, la politique féminine sous le CNR ne doit pas être dissociée du projet politique qu’incarnait Thomas Sankara. Par-delà ses manifestations somme toute sympathiques (en tout cas très médiatiques), elle était aussi, à son niveau, la traduction de la volonté hégémonique du CNR, de son désir de contrôler, sous couvert de les organiser, toutes les catégories sociales. Au fond, le rapport aux femmes du pouvoir révolutionnaire constitua un saisissant raccourci de son rapport à la société civile dans son ensemble : ce fut la tragique histoire d’une liaison impossible.

 

 

 

(1) Th. _ Sankara, « Libération de la femme, une exigence du futur », discours prononcé à l’occasion de la Journée internationale de la femme, Ouagadougou, 8 mars 1987.

(2) Ibid.

(3) Ibid.

Sources : http://www.politique-africaine.com

Mathias S. KANSE LEAN — BORDEAUX


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