16 octobre 2012
Dans le cadre de la commémoration du vingt-cinquième anniversaire de la mort de Thomas Sankara, j’ai été invité par une association, « L’Afrique Maintenant », formé d’une trentaine de jeunes maliens, burkinabé, guinéens, camerounais… pour débattre du thème « Ce qui reste de Thomas Sankara vingt-cinq ans après son assassinat », à la suite de la projection d’un film consacré au révolutionnaire, et la lecture de certains de ses grands discours.
Je ne pense pas qu’il faille débattre pendant de longues heures pour se rendre compte de ce qui reste de Thomas Sankara un quart de siècle après son assassinat. Pas grand-chose. Rien, pour le dire plus clairement. Pendant vingt-cinq ans, nous avons, Africains, contribué, d’une manière ou d’une autre, à extirper un peu plus chaque jour l’image de Sankara, à effacer sa voix et ses traces. Puisque l’Afrique que nous avons aujourd’hui n’est pas différente de celle que voulait vaille que vaille tuer Thomas Sankara, cette Afrique-là qui n’agit pas, inerte, et qui dépend, en toute chose, de l’extérieur, l’Occident en l’occurrence, la Chine et l’Inde ces dernières années.
L’impérialisme a créé deux grands groupes d’opinion en Afrique, deux groupes qui se sont toujours affrontés, se sont défiés, injuriés, et détestés des fois. D’un côté, ceux qui sont considérés comme des vendus à l’impérialisme, des valets du néocolonialisme, souffrant, dit-on, du syndrome du nègre colonisé, ceux-là qui, dans le cadre de leurs fonctions, travaillent avec des institutions issues des pays colonialistes, la France surtout, participent à des salons, séminaires et conférences organisés par ces pays, reçoivent des prix et subventions décernés par ces pays et leurs institutions, défendent la langue du colon au détriment de leurs langues nationales… On me classe généralement dans cette catégorie. De l’autre, les bons élèves, défenseurs de l’Afrique, ennemis déclarés de l’impérialisme, de l’Occident et ses valeurs, ceux-là qui se réclament de Sankara, de Lumumba, de Kwame Nkrumah et qui, à travers leurs discours, proclament leur amour pour l’Afrique, et sont convaincus que tous les malheurs du continent noir sont nés et vivent par l’impérialisme occidental.
Il ne s’agit pas aujourd’hui de chercher les responsables de notre fiasco dans l’un de ces deux grands groupes, puisque nous le sommes tous. Tous. Thomas Sankara rêvait d’une Afrique unie contre l’impérialisme et ses matoiseries, et c’était d’ailleurs ce qui ressortait de son célèbre discours d’Addis-Abeba en 1986 au sommet de l’Organisation pour l’Unité africaine, Oua, où il invitait les pays africains à refuser à l’unanimité le payement de la dette. Il rêvait d’une Afrique qui travaille, qui se construit elle-même. Nous lui offrons une Afrique divisée, qui bavarde, qui baye aux corneilles, où chacun, d’une manière ou d’une autre, cherche ses petits intérêts particuliers.
J’ai toujours fustigé l’attitude de ces intellectuels africains, vivant presque tous en Europe, qui ne peuvent jamais raisonner, faire des débats, écrire des articles ou des livres, sans débiter des injures et des malédictions contre l’Occident, au nom de leur nationalisme, l’accusant de tous les maux de l’Afrique, alors que chaque nuit, en secret, ils rêvent d’acquérir, pour des raisons diverses, comme un trésor, les nationalités de ces pays impérialistes-là qu’ils vouent aux gémonies chaque fois que l’occasion leur est présentée… Je me demande la différence qui existe entre un intellectuel africain qui collabore avec des institutions françaises et en tire des privilèges, et un autre qui vit en France, mais insulte, au nom de la lutte contre l’impérialisme, son pays d’accueil et tout l’Occident par médias interposés, et rêve, chaque nuit, la nationalité et les privilèges de ce pays qu’il condamne, cherchant à se mettre définitivement à l’abri de son pays d’origine qu’il a quitté et en qui il ne croit plus, si ce n’est que le premier est franc et le second hypocrite. Nous vendons, Africains, chaque jour, de diverses façons, notre dignité, cette dignité-là que voulait de nous Thomas Sankara. Tout simplement parce que nous parlons trop, et nous n’agissons pas assez.
Je ne suis pas contre un intellectuel africain vivant en France qui condamne la France et la françafrique, parce que refuser aujourd’hui d’avouer que la France exploite l’Afrique et retarde son développement, serait faire preuve d’une très mauvaise foi. Mais ce serait mieux que chaque fois que cet intellectuel-là critique la France, il se souvienne qu’il y a en Afrique un chantier qui l’attend dans son domaine de formation, et qu’il doit y apporter sa pierre. Thomas Sankara l’avait compris, et avait fait travailler les Burkinabè, tous les Burkinabè en commençant par lui-même, dans la construction des édifices publics de leur pays. Je ne suis pas contre les associations de lutte pour la réhabilitation de la mémoire des esclaves noirs, mais j’apprécie plus les Africains qui créent des associations pour sensibiliser nos jeunes filles sur les maladies sexuellement transmissibles et les grossesses non-désirées, qui forment nos paysans illettrés… occupant ainsi un créneau délaissé à des organisations non gouvernementales occidentales dont les vraies intentions n’ont jamais été claires en Afrique.
La démarche de tous ces intellectuels africains qui luttent pour que nos langues nationales soient réhabilitées, parlées et écrites est très louable, comme nos langues font partie des plus grands vecteurs de notre identité. Mais que ces intellectuels, qui vivent loin de leurs pays où ils ne retournent presque plus, comprennent que sur le terrain, c’est un travail qui doit être abattu avant que ces langues deviennent ce qu’ils veulent, et que, loin des médias, des conférences et des séminaires, ils peuvent aider, dans un village reculé de leurs pays respectifs, de jeunes élèves à apprendre à écrire, dès les cours primaires, ces langues-là.
Il serait bon qu’après avoir critiqué, sous les sunlights, l’incompétence des régimes impérialistes de nos pays, les écrivains pensent à descendre de leur piédestal, aller dans les villages et offrir des livres aux élèves ruraux qui en manquent terriblement. J’ai été très ému, à Yaoundé en 2011, quand je rentrais dans la « Librairie des Peuples noirs » de l’emblématique écrivain camerounais Mongo Béti, prototype de l’écrivain engagé, ayant tour à tour combattu le colonialisme, le régime d’Ahidjo, et celui de Paul Biya. Ce monsieur avait compris qu’il ne suffisait pas de condamner les tueurs de l’Afrique dans des livres, mais créer un espace pour rapprocher ces livres des Africains. Et cette librairie vit, des années après sa mort, gigantesque au cœur de Yaoundé, pour faciliter l’accès aux livres aux jeunes Camerounais.
Je préfère le patriotisme de ces immigrés maliens trimant en France, et construisant les plus beaux quartiers de Bamako à ces associations aux noms aussi ronflants que creux que nous vendent certains de nos intellectuels autoproclamés anti-impérialistes, naturalisés français, et qui évitent leur pays d’origine comme la mort. La société civile peut bel et bien réussir sur certains terrains abandonnés ou ignorés par nos gouvernements.
Tout récemment, un ami me demandait, moi qui ne milite dans aucun parti politique togolais, le parti que j’aurais choisi si on me demandait d’en choisir un. Je lui ai donné le nom d’un des plus jeunes partis politiques du pays, dont le jeune leader a fondé une grande partie de sa lutte sur les actions citoyennes, contribuant à former dans des villages reculés du Togo des campagnards aux nouvelles technologies, organisant des séminaires gratuits pour les jeunes… Etonné, lui qui croyait que j’allais citer un des plus vieux partis d’opposition du pays, il me fit savoir que la position de ce leader n’était pas claire, qu’il se murmurait qu’il prenait de l’argent avec le pouvoir… je lui fis savoir que je préférerais militer pour un parti politique togolais qui prend de l’argent avec le pouvoir, l’argent du contribuable togolais, pour former de jeunes Togolais et leur créer de petits projets, que d’aller écouter les ragots inutiles d’un parti d’opposition dont le leader se dit radical pour des raisons démagogiques, lorgnant la première occasion pour succomber devant les privilèges du pouvoir sur lequel il crache en public.
Je pense bien à cette phrase de Victor Hugo dans Les Misérables « Il vient une heure où protester ne suffit plus, après la philosophie, il faut l’action. » En Afrique, tout est à construire. Absolument tout. Thomas Sankara l’avait bien compris, et après chaque discours anti-impérialiste, il agissait. Imitons-le, enfin, pour que notre lutte contre l’impérialisme ne soit pas juste un roman à l’eau de rose que nous écrivons pour divertir… les impérialistes qui finalement se moquent de nous, parce qu’ils savent que nous n’agissons pas.
David Kpelly
Source : http://davidkpelly.mondoblog.org