Cet entretien a été publié en deux parties dans les numéros 319 et 320 du bimensuel Afrique Asie les 9 et 23 avril 1984 dont le directeur est Simon Malley. La première partie traite de la situation nationale, le deuxième partie traite des questions internationales, les rapports avec le France, le conflit du Tchad, la signature du traité de non agression entre le Mozambique et l’Afrique du sud, la nécessaire franchise avec l’Union soviétique…

La retranscription, à partir des photos du journal, a été réalisée par Achille Zango.

La rédaction du site


Un entretien de SIMON MALLEY avec le chef de l’État voltaïque

 La révolution du 4 Août traverse-t-elle une période d’essoufflement, ainsi que le prétendent aujourd’hui divers organes de la presse occidentale, certains Voltaïques désabusés ou même des sympathisants sincères, africains ou autres, qui suivent de près ce qui se passe à l’intérieur du pays ? La mobilisation des masses populaires connaît-elle un temps d’arrêt ? Si oui, pourquoi ? Le danger des complots extérieurs des tentatives de déstabilisation et d’infiltration d’agents ou de mercenaires de toutes nationalités cherchant à affaiblir le régime populaire actuellement au pouvoir, s’est-il suffisamment écarté pour que les masses voltaïques se laissent aller à l’indifférence ? Ne combleraient-elles pas ainsi les vœux les plus ardents de toutes les forces impérialistes et néocoloniales qui n’ont pas désespéré de reconquérir leurs anciennes positions privilégiées et de gouverner à l’ombre des nostalgiques d’une Afrique opprimée, soumise, exploitée ? Ces questions, Thomas Sankara n’éprouve aucune gêne à les aborder, d’autant qu’en y répondant, c’est à ceux qui souhaitent le rétablissement des régimes corrompus qu’il s’adresse.

« Dire cela, réplique-t-il en souriant, c’est oublier que la révolution est une continuité et qu’une révolution en appelle une autre. Le 4 août dernier, quoi qu’en disent certains, il y a eu en Haute-Volta une véritable insurrection populaire : ce n’est pas seulement un petit groupe de militaires en armes, mais toute la population de Ouagadougou, qui avait envahi les rues. Et qui, avec n’importe quoi, instruments de musique eu bruit (sic !!! NDLR :sans doute une erreur de transcription, ou une ligne manquante), entendait participer à la fête du 4 Août. C’était bel et bien une révolution. Une révolution contre l’ordre des choses, contre l’ordre. Un ordre politique qui a été remis en question par les masses populaires.

Cette révolution du 4 Août, chacun la peignait à ses propres couleurs. Et il ne m’étonnerait pas qu’au sein de cette masse de gens descendus dans la rue se soient trouvés des chômeurs ayant l’espoir, dès le 5 août, de retrouver du travail. D’autres pouvaient penser qu’ils tenaient là l’occasion de mettre à la porte tel patron corrompu. Certains même n’y voyaient-ils pas l’opportunité de se procurer une voiture, une villa ou je ne sais quel autre privilège ? Tout cela pour dire que le 4 Août était porteur d’espoir. De toute sorte d’espoir.

« Certes, le peuple voltaïque savait que nous avions, les uns et les autres, des vues différentes sur tel ou tel sujet, que nous abordions un problème donné dans telle ou telle perspective. Mais ce qu’il savait surtout, c’est que nous avions tous la volonté de rétablir l’honneur du Voltaïque, de lui rendre sa dignité, et que nous avions tous ensemble infligé à ceux qui l’avaient humilié une correction magistrale. C’est à partir de ce moment que l’ensemble de notre peuple s’est dit qu’il lui fallait prendre en main les rênes de sa destinée. Mais quelle destinée ?

« A mon avis, la révolution ne s’est pas essoufflée. Des individus se sont essoufflés, qui n’avaient pas compris la révolution. Tel chef féodal, par exemple, n’a considéré la révolution que comme sa revanche contre son voisin, oubliant que des contradictions profondes l’opposent au peuple lui-même, qu’il appelle ses “sujets”. Tel commerçant s’est réjoui du 4 Août, estimant que tel concurrent, allié du régime qui vient d’être renversé, ne pourra plus rivaliser avec lui sur le marché. Mais ce commerçant ignore que d’autres contradictions ne pourront que surgir au fur et à mesure que la révolution s’approfondira, des contradictions qui l’opposeront à certains de ses clients qu’il exploitait lui- même en usurier.

« Je pourrais citer bien d’autres cas. Mais l’essentiel à retenir, c’est que chaque jour est une révolution. Chaque jour est une remise en question. Ceux qui décrochent reviendront à la révolution d’une manière ou d’une autre. Ou alors, la révolution les laissera en chemin. »

Ce qui préoccupe, me semble-t-il, la plupart de ceux que j’ai pu rencontrer, c’est le danger des complots qui, depuis que vous avez pris le pouvoir, se tissent à partir de l’étranger. Alors même que vous étiez encore Premier ministre, certains chefs d’État africains, ainsi que les milieux d’affaires néocoloniaux aussi bien à l’étranger que localement, œuvraient à votre élimination. Vous me disiez, à Delhi, lors du dernier sommet des Non-Alignés, l’espoir que vous nourrissiez de voir la gauche française, elle aussi victorieuse, mieux comprendre votre démarche progressiste et vous apporter un soutien décisif. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Thomas Sankara. Ceux qui veulent conserver le statu quo ante sont nos adversaires, déclarés ou non. Nous les connaissons, et ils savent que notre détermination à combattre n’a d’égal que notre souci de faire sortir la Haute-Volta du tunnel d’obscurantisme dans lequel elle se trouve depuis de si longues années. C’est de l’extérieur que provient la pensée contre-révolutionnaire, et notre meilleur moyen de défense, c’est notre peuple, sa mobilisation, son éducation constante, sa vigilance permanente qui lui permettent à tout moment d’identifier ses véritables adversaires.

Vous le voyez, nous ne nous acharnons pas sur nos ennemis. Et ce n’est pas faute de posséder des preuves contre leurs agissements. Nous en avons… et à revendre ! Oui, nous avons des noms, des numéros de comptes bancaires, des adresses, des photos. Nous avons tout ce qu’il faut pour faire sortir la vérité. Pour établir la culpabilité des uns et des autres en Afrique et hors d’Afrique. Mais nous ne tenons pas à monter notre peuple contre d’autres peuples. Car il s’agit, en réalité, de régimes téléguidant hommes de main, marionnettes et mercenaires.

Il est tellement facile, en effet, pour ceux qui en ont les moyens, de manipuler la presse, de faire des amalgames, de confondre une vulgaire barbouze avec la conscience de tout un peuple. Nous voulons éviter de créer la confusion parce que nous, révolutionnaires, estimons qu’aimer son peuple, c’est aimer tous les peuples. Aussi nous adressons-nous avant tout aux autorités concernées en leur exposant très clairement les problèmes qui assombrissent nos rapports. Certains nous contraignent à leur prouver leurs ingérences pour qu’ils daignent commencer à prendre au sérieux nos accusations. Hélas, dans ces milieux habitués à la pratique de la déstabilisation, la défense idéale c’est nier, nier, nier.

Mais, lorsque les preuves sont trop évidentes, d’autres méthodes sont utilisées : ces éléments de déstabilisation sont surveillés, nous dit-on, ils n’agissent pas contre vous… Ils sont inoffen­sifs… Comme si le simple fait d’avoir l’œil sur ces opposants n’était pas, le plus souvent, une façon de les tenir au chaud, de les couver en quelque sorte, de les aider par tous les moyens politiques, diplomatiques, financiers, logistiques, voire militaires.

Mais pour répondre de façon plus explicite à votre question, laissez-moi vous dire que nous ne sommes pas excessivement inquiets… Il est vrai que notre couvre-feu, actuellement, est assez sévère (contrôles, barrages…). Mais c’est parce qu’il nous faut rester vigilants, ne jamais laisser à l’adversaire un moment de répit qui lui permette de s’organiser, de comploter, de frapper… Ici, nous ne pouvons oublier comment d’autres peuples ont été les victimes de complots fomentés à l’extérieur. Rappelez-vous comment le Bénin a été agressé en 1977. Cela peut se reproduire ici, non ? Pensez à Madagascar, aux Seychelles…

Vous êtes donc déterminés à riposter à la violence des contre-révolutionnaires et de leurs suppôts par…

Thomas Sankara : Par la violence révolutionnaire bien sûr ! Sans pitié parce que, comme le disait Saint-Just, « qui fait la révolution à moitié creuse sa propre tombe ». La Haute-Volta ne nous pardonnera jamais de faire la révolution à moitié. Nous la ferons jusqu’au bout. Nous disons tout simplement à tous ces opposants voltaïques qui ont quitté notre pays pour s’installer ailleurs qu’ils peuvent y vivre et y travailler librement pour servir leurs intérêts personnels, en accord avec les autorités qui les accueillent pour des raisons dites humanitaires. Nous n’y voyons aucun inconvénient. Mais nous ne permettrons jamais que des gens qui se proclament nos amis, les amis du peuple voltaïque, organisent contre ce peuple des complots cyniques et barbares. Comme ceux qui se trament ici et là, en Afrique ou en Europe, contre notre révolution.

Nous prenons l’opinion internationale à témoin du fait que ceux qui « s’attendrissent », qui font preuve de « compassion » à l’égard de la misère de tel ou tel sont de vulgaires criminels, qui ne comprennent que le langage de la force, qui ne raisonnent qu’en termes de profit, quelle que soit la quincaillerie militaire qu’ils offrent sur le marché. Nous sommes décidés à les démasquer, à mettre en évidence un opportunisme qu’ils ont trop longtemps utilisé contre nos peuples.

Selon une certaine presse, vous avez récemment émis des critiques sévères à l’égard non seulement des puissances occidentales, mais aussi socialistes. OU en êtes-vous dans vos rapports avec ces dernières ? Pensez-vous à des exemples précis, concrets ?

Thomas Sankara. Nous avons formulé des critiques par rapport à ce que la Haute- Volta devrait représenter aux yeux de chacune de ces puissances. Nous ne voulons pas que la Haute-Volta, ni plus ni moins que tout autre peuple, soit considérée comme un pion. A certains moments, on a osé dire que nous étions des pions ; à seule fin de mettre dans la tête des personnes crédules l’idée que nous pouvions être des pions. Or la révolution du 4 Août repose sur des principes fondamentaux : réciprocité, respect et intérêt mutuels, non-ingérence dans les affaires intérieures des uns et des autres, sauvegarde, protection de la souveraineté nationale. Ceux qui veulent nous aider, de leur côté, peuvent nous critiquer librement s’ils sont sincères, mais sous réserve qu’ils acceptent également nos critiques.

Visite du président Thomas Sankara en Union soviétique
Visite du président Thomas Sankara en Union soviétique

Ce que je voudrais préciser, c’est que certaines idées qu’on nous offre pourraient être beaucoup plus efficaces qu’elles ne le sont aujourd’hui. Si nous acceptons les critiques et qu’ils refusent les nôtres, c’est que leur aide risque de revêtir des formes de domination. Vous me posez une question concernant les puissances socialistes. Parlons seulement de l’U.R.S.S. Nous pensons que l’U.R.S.S. révolutionnaire devrait accepter la critique comme étant la démarche naturelle de tout révolutionnaire. Nous sommes donc tout à fait prêts à recevoir les critiques de Moscou quand cela se présentera. Mais nous ne confondons pas les choses. Nous ne pouvons établir des parallèles entre les pays socialistes et ceux qui continuent à considérer l’Afrique comme leur chasse gardée, leur champ clos, leur marché, où l’on déverse n’importe quelle pacotille afin de pouvoir exploiter notre sous-sol, notre espace. Une Afrique où l’on peut faire tomber n’importe quel engin ! Peu importent les retombées ! Qu’elles soient radioactives ou non. Nous nous sommes élevés contre cela, contre tous ceux qui ont des visées néo-colonialistes et paternalistes en Afrique.

Notre continent est majeur, les Africains sont majeurs… et depuis bien long­temps. Mais puisque l’on veut qu’ils s’expriment dans le langage de ceux qui utilisent le modernisme, eh bien, nous sommes peut-être venus en retard mais nous pouvons dire clairement qu’il faut compter sur les Africains et les laisser définir ce qu’ils veulent et ce qu’ils ne veulent pas. Le nier, le refuser, c’est ramer à contre-courant et, par conséquent, s’opposer à leur lutte, où qu’ils soient, quelle qu’elle soit…

fin de la première partie

Haute -Volta : la France, le Tchad, le Sahara occidental et les autres…

C’est une véritable démonstration de solidarité que Voltaïques et Algériens ont voulu faire de la récente visite officielle de Thomas Sankara en Algérie. Ce fut un succès. Pouvait-il en être autrement quand on sait la profonde identité de vues qui caractérise les relations entre les deux pays depuis l’avènement de la révolution d’août 1983 ? Et si Voltaïques et Algériens ont un langage commun, n’est-ce pas parce qu’ils ont aussi des adversaires communs, des objectifs non moins communs ? Tout cela s’est manifesté dans les discussions entre le chef de l’État voltaïque et son homologue algérien, Chadli Bendjedid. Ce voyage de Thomas Sankara aura sans nul doute des répercussions positives sur les relations interafricaines. Une position de principe que le leader de la révolution ne pouvait manquer de défendre et qui allait aussi provoquer une violente campagne hystérique de la part de Rabat.

Mais c’est incontestablement sa visite officielle en République sahraouie, un événement qui aura retenu l’attention des observateurs. Premier chef d’État à se rendre en R.A.S.D., Thomas Sankara a voulu, par ce geste hautement symbolique, indiquer que le soutien de son pays à la cause sahraouie ne souffrait aucune ambiguïté. Et en s’arrêtant à Nouakchott pour y rencontrer le président mauritanien, il tenait à ce que l’on sache clairement de quel côté se trouve la Haute-Volta, dans le climat de tension qui règne depuis des années en Afrique du Nord-Ouest et empoisonne les relations interafricaines.

 Comment, nous dit-il, le régime révolutionnaire voltaïque pourrait-il rester indifférent devant un peuple qui verse tous les jours son sang pour arracher la reconnaissance de sa dignité, de sa liberté et la place qui lui revient dans le concert des nations ? Je parle de l’héroïque peuple sahraoui. Je suis plus que jamais convaincu que le XXe sommet de l’O.U.A. ne se tiendra ni à Conakry ni ailleurs aussi longtemps que la R.A.S.D., membre reconnu par l’O.U.A., ne siégera pas avec nous. Sur cette question de principe, il n’y a aucun désaccord, aucune équivoque dans la majorité qui règne au sein de l’organisation panafricaine… »

Cela nous amène à une autre question cruciale qui se posera au XXe sommet : l’affaire du Tchad.

Thomas Sankara. le peuple tchadien mérite notre respect et nous devrions nous battre pour lui comme pour notre propre peuple. Nous sommes donc convaincus que nul ne peut, ne doit aller au Tchad sous prétexte de faire le bonheur des tchadiens, qui est de leur seul ressort. Certes, ils peuvent demander les secours ou l’assistance dont ils ont éventuellement besoin.

Mais il est essentiel que cette demande soit démocratique. Par conséquent, l’appui apporté à telle ou telle tendance ne signifie absolument rien si le peuple ne l’a pas choisi démocratiquement.

Il nous semble par conséquent indispensable que toutes les forces étrangères qui interviennent au Tchad commencent par se retirer, et que la possibilité soit donnée au peuple tchadien de dialoguer, de discuter et de faire connaître ses aspirations nationales. Sans vouloir me mettre à la place des Tchadiens, je reste persuadé aujourd’hui, en ma qualité d’Africain, que tout ce à quoi ils aspirent, c’est à la paix. A une paix totale, complète. Je suis également persuadé que le peuple tchadien sait qui, par ambition personnelle, empêche la paix de se réaliser sur sa terre.

L’O.U.A. pouvait-elle accélérer ce processus ?

Thomas Sankara. Je pense que l’O.U.A. pourrait peut-être, en tant que conscience africaine, aider à réaliser cet objectif. Je dis bien l’O.U.A. en tant que conscience africaine, car je ne parle pas de l’organisation en tant que regroupement d’Africains. Cela dit, il est nécessaire que chacun de nous contribue à faire entendre la voix du peuple tchadien tout en faisant taire celles des individualités.

Bien sûr, vous pourrez faire allusion aux tendances qui devraient se rencontrer. Mais l’essentiel, tout d’abord, est que les forces étrangères doivent se retirer. Les tendances finiront par se rencontrer ; le peuple tchadien finira par le leur imposer d’une manière ou d’une autre, soyez-en sûr. Autour d’une table, ou même… dans un parc.

Vous avez rencontré, à Delhi, les présidents Samora MâcheI et Dos Santos, ainsi que les dirigeants de la S.W.A.P.O. et de l’A.N.C. Quelle est votre opinion sur les récents événements en Afrique australe, après la signature du « traité de non-agression » entre Maputo et Pretoria ?

Thomas Sankara. Je dois dire, tout d’abord, que je suis Quelque peu troublé par les derniers développements. Nous les avons un peu ressentis comme une douche froide, notamment l’accord entre Maputo et Pretoria. Mais je ne voudrais jeter la pierre à personne, car nous partons du principe fondamental que nos camarades angolais et mozambicains connaissent mieux que nous tous les réalités de la situation et qu’ils sont plus à même de définir la voie à suivre. Certes, nous constatons, nous analysons, et parfois nous spéculons. Mais comment oublier dans ce contexte tout le capital d’espérance qu’ont représenté pour nous ces deux pays ? Par leur lutte implacable contre les digressions sud-africaines, le racisme, l’apartheid, par leurs sacrifices considérables, les Angolais et les Mozambicains ne se sont pas seulement battus pour leur propre libération, mais aussi pour la nôtre. Et demandez-vous ce qu’ont fait l’O.U.A. collectivement, et les pays africains individuellement, pour donner à Luanda et à Maputo l’aide qui leur était si nécessaire, alors que leurs enfants tombaient, martyrs de l’Afrique…

Vous avez eu de nombreux problèmes avec la France avant et après le 4-Août, et notamment au sujet du déclenchement de la contre-révolution des putschistes du 17-Mai. Où en êtes-vous aujourd’hui ? On parle de certains signes précurseurs d’une véritable détente entre les deux capitales et du souci de l’Elysée d’établir, selon vos propres souhaits, de nouveaux accords de coopération fondés sur une évaluation plus correcte, plus juste de vos relations…

Thomas Sankara. L’erreur de certains milieux est de s’être forgé une image totalement faussée, déformée, du peuple voltaïque d’aujourd’hui. Tu as eu l’occasion de nous voir au travail durant ton séjour ici. Notre peuple n’est pas un peuple de moutons bêlants. C’est un peuple qui s’interroge, c’est vrai, mais qui interroge aussi. Il remet tout en question, lui- même et ce qui l’entoure. On pensait que notre position était facile à deviner, car se décidant en fonction de celle d’autres capitales africaines qui faisaient, chez nous, la pluie et le beau temps. Que l’on ne s’y trompe pas ! Le peuple voltaïque tient à montrer à tous que le combat qu’il mène n’est un combat ni francophobe ni xénophobe. Il n’existe ni rancœur, ni esprit de revanche. C’est un cri que nous lançons.

Lorsque les ouvriers français se mettent en grève contre ceux qui les exploitent, est-ce que les Voltaïques leur disent ce qu’ils doivent faire ? Ce sont leurs propres intérêts qui les poussent à agir, à crier. Pourquoi voudrait-on que nous, Voltaïques, acceptions ceux qui sont rejetés, contestés par le peuple travailleur français lui-même ? C’est bien cela que nous mettons en question. C’est toutefois vers ceux qui, en France, proclament des positions justes, vers ceux qui ont remporté la victoire du 10 Mai et même vers ceux qui, se n’étant pas réjouis du 10 Mai, sont, néanmoins, des amis du peuple voltaïque que nos regards se tournent. Je pense que si l’on acceptait la critique et l’autocritique, nos rapports avec Paris pour­raient constituer l’exemple d’une coopération saine, fructueuse et honnête.

L’essentiel, c’est de développer des rapports égaux, mutuellement bénéfiques, sans paternalisme d’un côté ni complexe d’infériorité de l’autre. Nous sommes d’ailleurs heureux de consta­ter que certains dirigeants français comprennent ce langage et agissent dans ce sens, même s’ils sont parfois contraints de se démarquer d’une attitude qui pourrait être perçue comme trop pro-voltaïque. Cela aussi, nous le savons, Mais nous continuerons à les encourager dans cette voie.

En somme, ce que vous reprochez à certains milieux français, c’est bien le maintien de pratiques néocoloniales…

Thomas Sankara. Vingt-trois ans de néo-colonialisme, cela ne s’efface pas du jour au lendemain. Après tout, n’y a-t-il pas en France, aujourd’hui, des milieux qui refusent au peuple français lui-même sa liberté, sa dignité, ses droits et cherchent parfois à lui faire subir le poids d’autres puissances ?

Pourtant, vous avez rencontré le président Mitterrand, vous avez lu et ana­lysé le programme du Parti socialiste, particulièrement sa politique tiers-mondiste… Etes-vous aujourd’hui déçu ?

Thomas Sankara. Nous ne nous sommes pas fait d’illusion lorsque la gauche a pris le pouvoir en France le 10 mai. Nous étions, bien sûr, satisfaits que des progressistes, des socialistes, des commu­nistes puissent se prononcer, parler et agir en France. Il restait à s’assurer que le contenu du programme politique serait respecté, appliqué. Je connais les difficultés qu’affronte le président Mitterrand, il se trouve souvent contraint d’adopter une politique qu’il ne délai pas. Nous devons lui apporter notre contribution en dénonçant les forces qui veulent perpétuer une politique colonialiste en Afrique et ailleurs.

Et que pensez-vous de l’argumentation de ceux qui redoutent que la France puisse perdre ses positions en faveur des Américains, à moins qu’elle ne tienne sa politique actuelle ?

Thomas Sankara. Elle ne tient pas. Pour ses tenants, l’Afrique est comme un parc zoologique. Ils estiment que n’importe quel amuseur de cirque peut venir ici et faire ce qu’il veut. Ils ne comprennent pas encore que la remise en question en cours est fondamental. Si le « vide » auquel tu fais allusion doit être rempli par les Américains, qu’ils viennent ! Et nous traiterons alors vautours comme ils le méritent.

Certains relèvent, non sans un certain étonnement, que le régime du 4 Août ne parle pas du tout de socialisme ni d’une voie socialiste. Pourquoi ?

 Thomas Sankara: On ne choisit pas le socialisme comme un produit dans un super- marché. Ce n’est pas parce que l’on se proclame socialiste que le socialisme existe. L’essentiel, pour le moment, c’est de laisser notre peuple construire le pays, mettre un terme à ses maux, régler ses problèmes à tous les niveaux. Si demain c’est le socialisme qui fait son bonheur, eh bien, ce sera le socialisme ; si c’est autre chose, ce sera autre chose.

Thomas Sankara reste silencieux pen­dant quelques secondes. Puis son visage se détend :

” Puisque c’est ta dernière question, je voudrais dire merci à “ Afrique-Asie ”, qui occupe une place très importante dans la lutte que le peuple voltaïque mène depuis longtemps, et notamment depuis sa révolution.

« Nous rendons hommage à ce journal et il nous plaît de le considérer comme notre propriété collective, parce qu’il est la voix de nombreux combattants à qui les journaux ont fermé leurs colonnes, à qui des radios et des télévisions ont refusé leurs micros ou leurs caméras. Nous pensons aux travailleurs immigrés en Europe, en France principalement, et aux Noirs des Etats-Unis dont “Afrique-Asie” doit faire connaître davantage les luttes, comme il l’a fait pour le peuple palestinien avec lequel nous sommes entièrement solidaires. Nous ne saurions conclure cette interview sans rendre hommage à notre ami, notre frère, notre camarade de lutte Mohamed Maïga qui, à travers “Afrique-Asie”, s’est donné à fond pour notre cause, qui était la sienne. »

                     Propos recueillis par SIMON MALLEY


GUY PENNE

” La France accepte la révision des accords avec la Haute-Volta ” affirme le conseiller du président Mitterrand pour les Affaires africaines.

Les efforts du gouvernement français pour améliorer ses relations avec les dirigeants de Haute-Volta se poursuivent depuis quelques semaines. C’est ainsi que l’aide budgétaire française à Ouagadougou _ 70 millions de francs _ a déjà été versée aux autorités voltaïques, alors que le conseiller présidentiel pour les Affaires africaines, Guy Penne, étudie sérieusement, avec les responsables du ministère de la Coopération, la possibilité de revoir, conformément aux désirs du régime Sankara, les accords de coopération existant entre les deux pays : « Nous sommes en mesure d’affirmer, nous a dit Guy Penne, que le gouvernement français a accepté la révision des accord qui sera complétée d’ici au 4 août prochain. Entre-temps, diverses délégations françaises et voltaïques échangeront des visites officielles afin d’apporter aux nouveaux accords un meilleur esprit de coopération, d’amitié et de compréhension. » «Je me réjouis d’autant plus de cette évolution, ajoute le conseiller présidentiel français, que nous sommes parfaitement conscients de l’importance du rôle que jouent la Haute-Volta et son nouveau régime dans la région pour sa stabilisation ainsi que son développement. » Guy Penne a précisé, en outre, qu’en application des assurances données par la France au président Thomas Sankara, Paris avait déjà envoyé à Ouaga­dougou un certain nombre de voitures et que d’importantes quantités d’outils agricoles viennent d’y être expédiées :

« J’aimerais ajouter, précise-t-il, que nous suivons avec beaucoup d’intérêt les efforts positifs que poursuivent le chef de l’État voltaïque et son gouvernement pour assurer | leur pays un véritable développement économique et social dans l’intérêt du bien-être du grand peuple de Haute-Volta. Le gouvernement français, quant à lui, ne man­quera pas de poursuivre dans la voie d’une coopération sans cesse plus importante et constructive avec le nouveau régime voltaïque... »

Précisons, d’autre part, que le nouvel ambassadeur de France à Ouagadougou ne cesse de transmettre de nombreux messages au Quai d’Orsay pour souligner le souci qu’il a de consolider les rapports entre les deux Etats. Des messages qui contribuent sans nul doute à assainir davantage le climat franco-voltaïque.

Simon Malley

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