Nous devons Accumuler des victoires
3 Septembre 1986
Thomas Sankara s’adresse au huitième sommet du Mouvement des pays non-alignés à Harare au Zimbabwe
Publié dans Carrefour africain du 12 septembre 1986.
En raison du choix de Harare, notre huitième Conférence doit être une réponse à l’attente des mouvements de libération. C’est pourquoi cette conférence au sommet doit se tenir sous le thème d’actualité qu’est le rapport étroit entre le non-alignement et les exigences concrète es luttes de libération surtout en matière d’alliances et de soutiens.
L’expérience des luttes des peuples du monde entier démontre tous les jours que l’on peut et que l’on doit être non-aligné, même si par nécessité on a été fortement épaulé dans le combat par des pays et des États puissants. Pour réussir cela, il faut s’être armé d’une idéologie qui garantisse de façon correcte la conduite de la lutte par une ligne politique conséquente et fondamentalement juste. Les trois dimensions de ce combat libérateur sont : la dimension anti-colonialiste; la dimension anti-impérialiste; la dimension de la lutte des classes.
Tous ceux qui ont acquis leur indépendance l’ont réussie grâce à la lutte anticolonialiste. Cette indépendance n’a été réelle que lorsqu’ils ont compris que d’autres combats devaient suivre contre le néo-colonialisme et l’impérialisme.
Selon nous, le monde est divisé en deux camps antagonistes: le camp des exploiteurs et le camp des exploités. Toute lutte de libération nationale s’inscrit en principe dans le camp des exploités, en faveur des peuples. Naturellement une alliance automatique s’établit avec tous les pays et régimes qui sont dans le camp du peuple. Mais cela ne suffit pas à mettre les pays à l’abri d’un nouveau joug. Il faut être capable de voir au-delà et maintenir la permanence du combat. On peut se faire assister sans se faire assujettir. On peut nouer des alliances et rester indépendant et non-aligné. On peut se proclamer de la même famille de pensée que d’autres et conserver son autonomie. C’est notre intime conviction.
Camarade président,
Excellences,
Camarades,
Mesdames,
Messieurs :
Je voudrais saluer la mémoire de Madame Indira Gandhi qui m’a donné l’occasion exceptionnelle de parler de ma conception du non-alignement et surtout, de recueillir de sa part de précieux conseils. Aujourd’hui, elle me manque.
Etant parmi les plus jeunes en âge et en ancienneté, je me sens le devoir de vous livrer le sentiment d’un jeune de ce monde, un jeune tiers-mondiste, un jeune Africain, un jeune du Burkina Faso. Je voudrais ici dire ce que pensent tous ceux qui comme moi ont dans leur enfance entendue parler du Mouvement des non-alignés, qui dans leur adolescence ont proclamé avec fanatisme que le Mouvement des non-alignés est une force face au colonialisme, au néo-colonialisme, à l’impérialisme et au racisme ; que le Mouvement des non-alignés est une force qui gronde et qui, tel un volcan, va bientôt embraser la terre pour créer un ordre international nouveau.
Nous sommes en 1986, j’ai depuis longtemps enterré mes dix-huit ans. L’histoire de mon pays m’a conduit au milieu des dirigeants du Mouvement des non-alignés. Le non-alignement a déjà vingt-cinq ans. Aujourd’hui c’est plutôt un sentiment de déception, d’échec, de frustration qui a ravi la place à la certitude, à l’enthousiasme prometteur de victoires et à la satisfaction pleine d’espoir’. C’est peut-être cela qui s’appelle réalité, et réalisme. Dans ce cas, que le réalisme est triste ! Je préfère donc le rêve ! Car c’est ce rêve qui a permis les audaces les plus folles de l’époque. Et ce sont ces folies qui ont permis à des hommes de se dresser contre le barbare colonialiste, de croire en leur victoire et de vaincre effectivement.
Certes, toutes les victoires anti-colonialistes n’ont pas été remportées après la création du Mouvement des non-alignés. De nombreuses indépendances, quelle que soit leur nature, ont été obtenues bien avant la naissance du Mouvement des non-alignés. Mais quant au fond, la philosophie des luttes multiformes qui ont débouché sur ces indépendances n’a été rien d’autre que l’application des principes généraux du Mouvement des non-alignés.
Le rêve vivificateur du Mouvement des non-alignés, c’est cette entreprise moralement juste, techniquement logique qui a donné naissance à nos projets économiques : Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, Nouvel ordre économique international… Et même si ces contacts étaient congénitalement limités de par certains aspects réformistes, il n’en demeurait pas moins vrai que l’utopie des uns alliée à la grande prudence pragmatique des autres produisait des effets bénéfiques. Et l’association de ces deux courants produisait une force résultante à même d’impulser un ordre où les rapports économiques cesseraient d’être invariablement en défaveur de nos peuples.
Le rêve téméraire que nous préférons, c’est cette ferveur bouillonnante, antiraciste, anti-apartheid, anti-sioniste qui a permis de croire un moment que le glas avait sonné pour l’ethno fascisme qui dans la diaspora a relégué nos frères au rang de bêtes de somme, sur tous les continents. Ce même ethno-fascisme qui, au Moyen Orient, a installé pour le malheur du peuple palestinien le déni de justice le plus inique; le même ethno-fascisme qui non loin d’ici maintient le nazisme de notre époque avec, dans le rôle de Hitler, Pieter Botha [Afrique du Sud] et sa superstructure et dans le rôle des Non-aryens, les Noirs ;eEncore eux !
Le Mouvement des non-alignés, c’est cet éveil et ce refus d’être l’herbe que les éléphants dans leurs affrontements, piétinent impunément. C’est cette force que l’on est obligé de respecter, avec laquelle l’on est obligé de compter. Le Mouvement des non-alignés, c’est la dignité recouvrée.
Mais aujourd’hui, l’on se surprend à vouloir crier : Tito, Nehru, Nasser, Kwame Nkrumah, réveillez-vous ! le Mouvement des non-alignés se meurt ! L’on voudrait leur dire de toute la force des poumons et de la foi : au secours ! la Namibie est toujours occupée, les Palestiniens continuent de chercher un toit, la dette extérieure nous traumatise ! Qui oserait en douter ?
Ne voyons-nous pas que les Palestiniens sont des fils en plus dispersés, qu’ils sont désormais agressés, bombardés même dans des Etats souverains qui ont bien voulu les accueillir, à des milliers de kilomètres des zones à hauts risques, des parages de leur territoire. Le Mouvement des non-alignés n’a pas encore rétabli les Palestiniens dans leurs droits. L’acceptation de l’OLP au sein du Mouvement des non-alignés a cessé de produire ses effets de calmant pour ces frères qui errent depuis des décennies et qui ne sont capables que de nous dire où ils ont passé la dernière nuit, mais jamais où ils passeront la prochaine ! Et cela dure depuis longtemps. Eux aussi attendent du Mouvement des non-alignés une protection définitive.
En Afrique du Sud, en Namibie, les Noirs continuent d’être traités en esclaves dans des réserves. Une expression mondialement connu dit que l’on n’est bien que chez soi. En Afrique du Sud, pour nos frères, cela est faux. Les Noirs ne sont pas bien chez eux. C’est dans le monde, la seule patrie qui fait également office de prison collective. Quand on est né Noir, on fuit l’Afrique du Sud pour respirer l’air de la liberté. Eux aussi ont eu foi dans le Mouvement des non-alignés. Entre autres soutiens, celui du Mouvement des non-alignés les a revigorés. Ils sont sortis de leur townshipet ont affronté les racistes. Hélas, ils meurent de plus en plus nombreux. Car après les matraques et les chiens policiers des Blancs, ce sont les bombes à gaz et les balles explosives des fusils qui sont devenus les instruments de base de la répression raciste. Où est donc le Mouvement des non-alignés ? Que fait le Mouvement des non-alignés ?
Nous sommes à Harare à une heure de vol du bunker de Pieter Botha, du Quartier général du nazisme. Nous ne sommes guère loin des cités-dortoirs où des mères enterrent leurs enfants fauchés par les balles des Blancs, où des cercueils sont chaque jour mis en terre à cause de la répression. Oui, au-delà des murs de cette auguste et sécurisante salle de conférence, c’est la mort pour tous ceux ici qui ne sont pas Blancs ; c’est la douleur morale pour tous ceux qui, sans être Noirs, s’opposent par idéal à la classification des hommes par la couleur de leur peau.
Oui, en sortant d’ici, nous rencontrerons à quelques pas un univers où la mort est la délivrance suprême, la seule voie de liberté qui reste !
Et que faisons-nous ? Allons-nous, par des discours enflammés, continuer d’exciter nos frères noirs d’Afrique du Sud, les tromper sur notre détermination et ainsi les jeter imprudemment face aux hordes des racistes ? En sachant pertinemment que nous n’avons rien fait pour créer un rapport de forces favorable aux Noirs, ne sommes-nous pas criminels d’exacerber des luttes auxquelles nous ne participons pas ?
Et que dire de notre devoir vis-à-vis des pays de la Ligne de front, rempart vivant qui nous protège des fauves d’Afrique du Sud? Avons-nous fait notre devoir de militants non-alignés ? Ce pays [le Zimbabwe] a été bombardé, les autres de la Ligne de front sont, eux aussi régulièrement attaqués militairement, économiquement, directement ou par bandits interposés. Que fait le Mouvement des non-alignés ?
En nous réunissant à Harare, certes, nous témoignons de notre solidarité avec tous ceux d’Afrique du Sud et de la Ligne de front qui luttent. N’oublions pas qu’ainsi, nous faisons rager les racistes qui concentreront leur colère rancunière sur ceux que nous allons bientôt abandonner. Que ferons-nous ? Des messages de soutien, de compassion, de condamnation ? Non. Cela ne rendra pas aux mères leurs enfants tués, cela ne restaurera pas l’économie sabotée du pays !
Que ferons-nous si, dès notre départ, et à cause de nos discours très menaçants, Pieter Botha lance des chasseurs-bombardiers sur le Zimbabwe coupable d’impertinence en abritant un tel Sommet unanimement anti-apartheid? Il ne sert à rien de féliciter et de vanter Robert Mugabe [le Président]. Encore faut-il le protéger lui et tous les autres de la Ligne de front.
Le Mouvement des non-alignés, c’est aussi la lutte pour notre développement. Or nos économies sont aujourd’hui malmenées par ce terrible problème de l’endettement. En la matière, pendant que nous sommes chaque jour menacés par nos créanciers, nous avons recherché en vain le Mouvement des non-alignés. Chacun de nous a alors tenté de calmer son mal à sa manière. Les uns parlent de rembourser, mais sollicitent un moratoire, d’autres estiment que ce sera unilatéralement qu’ils détermineront leur moratoire, d’autres enfin estiment que la dette n’est pas à rembourser. En fait, nous remboursons tous selon le bon vouloir des capitalistes parce que nous sommes désunis.
Or, il faut pouvoir dire non. Et cela parce que le remboursement de la dette n’est pas un choix moral de prétendu respect d’engagement. C’est une question concrète à résoudre concrètement. Objectivement, nous ne pourrons pas continuer de rembourser. C’est un calcul élémentaire qui le montre.
Mesdames,
Messieurs,
Camarades :
Le Burkina Faso est un petit pays enclavé de l’Ouest africain. Membre du Mouvement des non-alignés, le Burkina s’y maintient parce qu’il y voit son intérêt et parce que les principes du mouvement sont conformes à sa foi révolutionnaire. Mon pays, le Burkina Faso, est venu à Harare pour chercher des solutions à ces problèmes de sécurité, de paix, de bon voisinage, de coopération économique, de dette extérieure et enfin, pour espérer échapper à l’humiliation des petits par les grands, au mépris de la sagesse des nations qui refusent que la force prime le droit. Le Mouvement des non-alignés peut-il m’aider en cela dès aujourd’hui, ou faudra-t-il encore attendre vingt-cinq ans ?
Le Burkina Faso est un pays qui refuse de continuer d’être classé pauvre parmi les plus pauvres. Un des obstacles au développement de mon pays est cette fameuse question de la dette extérieure. Mon pays sait que cette dette lui a été conseillé, imposée dans un piège infernal par ceux qui, aujourd’hui, à notre égard, sont d’une intransigeance et d’un cynisme que seuls leurs portefeuilles comprennent. Le Burkina Faso sait que la dette extérieure est un cercle vicieux dans lequel on veut l’enfermer : s’endetter pour payer ses dettes et s’endetter encore. Pourtant le Burkina Faso veut en finir avec cette situation. Cependant il sait que seul, il n’y pourra rien, ou presque rien. Il lui faut au moins quinze autres pays pour qu’ensemble nous résistions victorieusement.
Le Mouvement des non-alignés compte plus de cent membres ! Lorsque les pauvres se seront mobilisés, à l’instar de l’OPEP (groupe des pays producteurs de pétrole), ils imposeront aux riches leur loi. On peut être sûr que ce ne sera qu’une loi de justice. Alors, l’économie mondiale se réorganisera d’elle-même. Il y a vingt-cinq ans que nous parlons d’un Nouvel ordre économique international. Allons-nous attendre encore vingt-cinq ans de vaines supplications ?
Désarmement, paix et développement sont des notions intimement liées pour les non-alignés. On ne peut vouloir sincèrement l’un, sans lutter pour les autres.
Le développement ayant comme préalable la fin de la famine, de l’ignorance et de la maladie. C’est en cela que nous souhaitons que la Journée mondiale de l’alphabétisation, célébrée le 8 septembre de chaque année, soit une occasion de profondes réflexions pour tous les membres sincères du Mouvement. L’analphabétisme doit figurer parmi les maux à éliminer au plus tôt de la surface de notre planète, afin de favoriser l’avènement de lendemains meilleurs pour nos peuples. C’est en cela que l’action de l’UNESCO est et restera irremplaçable.
Ce sont les faiblesses objectives du Mouvement qui expliquent notre incapacité à nous en tenir aux principes, et qui provoquent notre instabilité liée au rapport de forces international du moment et aux pressions réelles des puissances impérialistes qui téléguident les positions d’Etats théoriquement indépendants et non-alignés. Ce sont ces faiblesses qui font que le choix d’un pays pour abriter le neuvième Sommet est un cauchemar pour ceux qui rejettent le non-alignement et s’alignent derrière les puissances qui minent les eaux territoriales des autres, bombardent des villes, envahissent les territoires d’autrui, imposent des régimes politiques et destituent d’autres, financent des mouvements créés, organisés et encadrés par eux, parce qu’ils sont simplement les plus forts.
Le Burkina Faso aurait pu être candidat pour abriter notre neuvième Sommet. Ce n’est pas la préoccupation du manque d’infrastructure d’accueil qui nous retient. Ce n’est pas non plus la règle non écrite de l’alternance des continents qui s’impose à nous. C’est tout simplement parce que nous pensons qu’il existe un peuple qui souffre plus que 1 nôtre et qui mérite de ce fait, plus que nous, d’abriter ce Sommet : le Nicaragua, plus qu’aucun autre pays aujourd’hui, connaît le prix du non alignement. Il paie quotidiennement ses courageuses options par le sang et la sueur.
Si la Conférence des non-alignés apporte quelque chose à L préparation de la victoire du pays qui l’accueille, alors, nul doute que nous nous rendrons à Managua pour soutenir le Nicaragua, le réconforter dans sa lutte et lui permettre de garantir défectueusement à ses agriculteurs de travaux agricoles paisibles, à ses enfants d’aller en classe sans la hantise des attaques contre-révolutionnaires, à tous ses habitants de passer de nuits paisibles.
Le Mouvement des non-alignés doit survivre, gagner. Des milliers d’hommes et de femmes lui vouent leur espoir, des générations de jeunes du Tiers Monde ont vu naître le Mouvement des non-alignés dans l’euphorie et la passion. Ils ne se sont découragés que plus tard. Faisons en sorte que les générations à venir qui connaissent moins notre Mouvement le découvrent par les victoires qu’il va amonceler !
La patrie ou la mort, nous vaincrons ! Je vous remercie.