C’est l’un des fils du Sergent-Chef Hamadou Sawadogo qui parle. Son père était avec Thomas Sankara le 15 octobre 1987 lorsque les assaillants ont fait crépiter les armes. Ils ont été abattus. De même que onze autres personnes, présentes ce jour-là avec eux dans les locaux du Conseil de l’Entente. Abdoul-Aziz Romaric Sawadogo n’avait que trois ans. Aujourd’hui, près de 34 ans après le coup d’État, l’heure de vérité a sonné. «Il faut que justice soit rendue», dit-il dans cette interview. Et ce n’est pas tout. 

 Courrier confidentiel : Où étiez-vous le 15 octobre 1987, à 16h30 mn ?

Abdoul-Aziz Romaric Sawadogo : Je n’avais que trois ans quand mon père a été assassiné. De ce que j’ai appris de certains membres de la famille, j’étais à la maison lorsque le drame est survenu. Mon oncle, le grand-frère du Sergent-Chef Hamadou Sawadogo, m’a dit qu’aux environs de 16h30 mn, il était au service des Cadastres avec son patron pour des formalités relatives à un terrain. Soudain, ils ont entendu le crépitement des armes. Ils sont sortis rapidement du Cadastre. Et ont constaté que la rue était presque vide, pas vraiment de monde en circulation. Mais ils ne savaient pas ce qui se passait réellement. Ils sont donc rentrés précipitamment chez eux. Un peu plus tard, dans la soirée, des rumeurs circulaient, tendant à dire qu’il y a eu un coup d’Etat. Mais mon oncle ne savait pas, en ce moment-là, que son frère avait été tué.

Que s’est-il passé par la suite ?

Après le coup d’Etat, ma mère m’envoyait chaque dimanche au camp militaire de Kamboinsé où mon père était Délégué général de l’Escadron de transport et d’intervention rapide (ETIR). Ainsi, le 18 octobre 1987, quelques jours après le coup d’État, nous nous y sommes rendus. Après avoir échangé avec un militaire, ma mère s’est mise à pleurer. C’était la première fois que je la voyais couler des larmes. Je n’ai pas supporté cela. Et je me suis également mis à pleurer. Quelques années après, j’ai su réellement pourquoi elle pleurait.

Parce que le Sergent-Chef Sawadogo a été tué ?

Sergent-Chef Hamadou Sawadogo au milieu

Je n’ai pas pu capter, à l’époque, la conversation entre maman et le militaire en question. J’ai appris, bien plus tard, que maman avait reçu l’information que papa a été tué pendant le coup d’État, mais elle avait espéré, jusqu’à ce 18 octobre, que ce ne soit pas vrai. Elle était abasourdie quand le militaire lui a confirmé la mauvaise nouvelle : son mari, mon père, le Sergent-Chef Hamadou Sawadogo, avait ainsi été abattu au Conseil de l’Entente au même moment que le président Sankara. C’était vraiment triste.

Avez-vous déposé une plainte pour assassinat ?

Nous aurions dû le faire. Mais il y avait la peur. J’apprécie bien Mariam Sankara, la veuve du Président assassiné, et la plainte qu’elle a posée en octobre 1997 auprès de la Justice burkinabè. Sans elle, la Justice ne se serait probablement pas mise en branle pour faire la lumière dans cette affaire. D’autres familles n’ont pas pu poser plainte. Et cela me tracasse énormément. J’avais demandé à maman pourquoi notre famille, par exemple, ne l’a pas fait après le coup d’État. Elle m’a répondu qu’elle avait peur et que la famille craignait des représailles qui viendraient du nouveau pouvoir alors dirigé par Blaise Compaoré. J’ai également rencontré la famille de Abdoulaye Gouem, chauffeur du président Sankara au moment des faits, dans le cadre d’un documentaire que je réalise. Elle m’a dit pratiquement la même chose. Il y a eu des menaces de mort à peine voilée. Et c’était difficile et même très risqué, dans ces conditions, de poser plainte pour assassinat. Ou de mener toute autre action officielle qui tendrait à réclamer justice dans cette affaire.

Des menaces de mort, dites-vous ?

La veuve de Abdoulaye Gouem m’a dit qu’à l’époque, elle a été l’objet de grosses pressions, dans un contexte où certains proches de Sankara étaient recherchés et certains tués après le coup d’État. Une façon de dire que si elle osait porter plainte, on lui rendrait la vie impossible. J’ai également rencontré d’autres familles, celles de Frédéric Kiemdé et de Der Somda, et j’envisage de rencontrer d’autres encore dans le cadre d’un documentaire que je réalise sur la situation de ces familles. L’hommage qu’on pourrait rendre à Gouem, à Papa et aux autres, c’est déjà de commencer à parler d’eux lorsqu’on parle de Thomas Sankara. J’invite particulièrement les journalistes à mettre en lumière ceux qui sont morts avec le Président Sankara. Ils ont eux aussi apporté leur pierre à l’édification du pays sous la Révolution. Il y a des familles de victimes qui, depuis 1987, sont complètement oubliées. Et chaque fois qu’elles entendent parler de Thomas Sankara, cela leur donne de mauvais souvenirs. Parce que leurs proches, abattus en octobre 1987, ne sont pas évoqués et tombent ainsi, petit à petit, dans l’oubli.

Justement à ce propos, quels souvenirs gardez-vous du rôle joué par le Sergent-Chef Hamadou Sawadogo aux côtés du Président Sankara ?

Suite aux événements de 1982, Sankara a été enfermé, selon ce qui m‘a été rapporté, à Ouahigouya, dans le nord du pays. Il voulait faire une grève de la faim pour protester contre sa détention. Mon père et d’autres militaires ont bravé les consignes et sont allés lui remonter le moral. Et quand les supérieurs hiérarchiques l’ont su, ils ont été sanctionnés.

Quelle a été la sanction ?

Je ne sais pas exactement. Mais on leur reprochait d’avoir enfreint la règlementation, les consignes militaires notamment. Les évènements se sont ensuite précipités en août 1983. Sankara est arrivé au pouvoir. Et en tant que chef de l’État, il a fait venir mon père à Ouagadougou, précisément au camp militaire de Kamboinsé et lui a confié le poste de Délégué général de l’ETIR. Ils étaient tous très engagés dans l’action révolutionnaire. En octobre 1987, le Président Sankara a demandé à ce que mon père fasse partie de sa garde rapprochée. Il a ainsi pris fonction lundi 12 octobre. Et quelques jours après, le jeudi 15 octobre, le coup d’État s’est produit.

Quelles valeurs essentielles votre père vous-t-il inculquées, vous et les autres membres de la famille ?

Je ne saurais le dire avec précision. Je n’avais que trois ans lorsqu’il a été tué. Mais j’ai pu échanger avec sa mère (qui n’est malheureusement plus de ce monde). J’ai ainsi appris que c’était un homme engagé pour les valeurs d’intégrité, d’amour de la patrie, d’intérêt général. Il s’est battu, aux côtés des autres révolutionnaires, pour le bien de notre pays. Je suis tout à fait d’accord avec ce genre de révolutions. Certes, certaines libertés étaient restreintes, mais c’était dans le sens de l’intérêt général, de l’union sacrée pour le bien du peuple. Ils se sont battus pour un même objectif : le bien du pays. Les résultats obtenus en quatre ans, de 1983 à 1987, sont énormes.

Et puis, 15 octobre 1987, coup d’État, fin de la Révolution. Quelle analyse en faites-vous ?

Je ne pense pas que ce soit une fin en tant que tel. La Révolution a plutôt été interrompue.

Il y a eu tout de même l’avènement du Front populaire, dirigé par Blaise Compaoré, qui a dissous officiellement le Conseil national de la Révolution…

La Révolution aurait pu continuer. Il est indéniable que les résultats engrangés au cours des quatre ans de Révolution sont concrets et même mieux que ce qui s’est passé par la suite. Si la Révolution s’était poursuivie pendant, ne serait-ce que trois autres années, le Burkina serait très avancé en matière de développement.

Près de trente-quatre ans après le coup d’État, la Justice vient de donner un signal fort. L’ancien président, Blaise Compaoré, et treize autres personnes ont été mis en accusation, entre autres, pour «attentat à la sûreté de l’État», «assassinat» et «recel de cadavres ». Comment la famille du regretté Hamadou Sawadogo a-t-elle accueilli cette nouvelle ?

C’est pour nous un grand espoir. Nous avons espéré cela depuis plus de trente ans. Nous souhaitons vivement que justice soit faite. Nous avons besoin de savoir ce qui s’est réellement passé le 15 octobre 1987, les circonstances de l’assassinat de Sankara et des douze autres personnes tuées. De même que ceux qui ont été traqués et tués les jours et semaines qui ont suivi le 15 octobre.

Sur leurs certificats de décès figurent des mentions assez troubles : «mort de mort naturelle» ou «mort accidentelle». Qu’en-t-il de celui du Sergent-Chef Hamadou Sawadogo ?

La famille n’avait pas reçu, contrairement à d’autres, un certificat attestant du décès de papa. Comme je vous l’ai dit, à l’époque, la peur régnait en maitre. Même pendant les années qui ont suivi le coup d’État, les familles des suppliciés craignaient des représailles. Certaines familles ont reçu un certificat de décès de leur proche. Mais même là, la cause du décès qui figure sur le certificat n’est pas exacte. Un tel certificat, qui est visiblement un faux, ne nous aurait pas intéressé. Ce serait une atteinte à la dignité et à la mémoire de notre père. Du reste, la priorité pour les familles des victimes, c’était, en l’absence du père assassiné, de s’occuper surtout des orphelins. Les veuves se sont battues pour assurer la survie et l’avenir des enfants. Je leur tire mon chapeau pour les efforts qu’elles ont consentis dans un contexte particulièrement difficile.

Il y a eu ensuite, en 2015 notamment, l’exhumation des restes des corps supposés de Sankara et de ses compagnons pour raison d’enquête. Comment avez-vous vécu cet épisode ?

La situation était déjà difficile pour nous, les orphelins. Nous avons grandi sans nos pères. Mais c’est en réalité en 2015, lors de l’exhumation des corps pour les besoins de l’enquête, que j’ai accepté, finalement, que papa n’était plus de ce monde. Surtout quand on nous a présenté la mâchoire supérieure de mon père. Dès l’âge de dix ans, ma mère me préparait à accepter le fait que papa n’était plus. Chaque fois qu’on parlait de Sankara, j’étais un peu remonté. Je me disais que Sankara n’est pas mort seul. Mais pourquoi on ne parle que de lui ? Nous avons beaucoup de respect pour le travail qu’il a mené, sa carrure, sa personnalité d’homme d’État. Mais il n’était pas seul le 15 octobre lorsque les armes ont crépité. D’autres personnes sont mortes au même moment que lui. Avec l’exhumation des corps, nous avons pu voir certaines réalités. Certes, au début, certaines familles de victimes se sont opposées à  cette exhumation. Au sein de notre famille par exemple, mon oncle était contre. Il a estimé que d’un point de vue de la tradition, il n’était pas normal d’exhumer un corps.  Mais la Justice nous a convaincus que c’était une étape importante pour la manifestation de la vérité. Nous avons donc accepté. Aujourd’hui, l’affaire suit son cours en Justice. Mais ce qui est regrettable, c’est qu’on parle de Thomas Sankara mais très rarement de nos papas. Sankara a été un homme intègre, un leader exemplaire. Mais souvenons-nous qu’à ses côtés, d’autres personnes ont travaillé et sont aussi mortes pour la patrie. Il est bon de leur rendre hommage.

Dans le cadre de l’instruction du dossier, un mandat d’arrêt a été lancé contre Blaise Compaoré et Hyacinthe Kafando mais sans suite pour le moment. Avez-vous le sentiment que le procès en perspective aura un goût d’inachevé ?

Blaise Compaoré a le droit de venir s’expliquer devant la Justice. Mais il peut aussi refuser de le faire. Dans tous les cas, nous espérons que le procès se tiendra. Déjà, le fait de conduire le dossier jusqu’au jugement est un grand pas. Nous espérons que justice sera faite.

Au même moment, le gouvernement annonce un forum de réconciliation nationale. Etes-vous pour ou contre ?

Je suis tout à fait d’accord avec la réconciliation. Mais je veux qu’elle aille jusqu’au bout. En 2001, il y a eu un semblant de réconciliation nationale. Il faut éviter de retomber dans ce folklore. J’entends dire qu’il faut œuvrer au retour des exilés politiques. Mais j’estime aussi qu’il faut que justice soit faite par rapport à certains dossiers. N’oublions pas également que depuis 2016, des soldats tombent au front dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Pour moi, un soldat qui tombe au front est synonyme de veuves et d’orphelins. La réconciliation dont on parle prendra-t-elle en compte ces veuves et ces orphelins ou se limitera-t-elle au retour des exilés politiques ? Cette situation doit être tirée au clair.

Il est de plus en plus question de justice transitionnelle. Selon cette option, certains dossiers ne devraient pas être réglés par la voie de la Justice classique. Cela vous parait-il pertinent ?

Tout ne saurait être réglé effectivement par la Justice classique. Certaines familles de victimes ont juste besoin aujourd’hui qu’on les considère. C’est une sorte de réconciliation.

Cela suppose-t-il une indemnisation financière par exemple ?

Pas forcément une indemnisation financière. Certaines familles meurtries ont besoin de ne pas se sentir abandonnées par l’État. Elles ont besoin que l’État les considère et les protège. Et cela est largement suffisamment.

Qu‘avez-vous envie de dire de plus pour terminer cette interview ?

Les veuves des personnes tuées le 15 octobre 1987 se sont battues pour prendre en charges leurs enfants. Cela n’a pas été du tout facile. Mais j’aurais voulu que les orphelins s’organisent en association pour mieux faire entendre leur voix. Nous pourrons ainsi aider les veuves qui souffrent le martyre depuis 1987. Mais pas seulement à ce niveau. Comme vous le savez, depuis 2016, plusieurs militaires burkinabè, engagés dans la lutte contre le terrorisme, ont perdu la vie, laissant sur le carreau, des veuves et des orphelins. L’association pourrait leur apporter un réconfort, les mettre également en contact avec des avocats pour défendre leur cause.  Nous pourrons ainsi être utiles dans bien d’autres domaines liés à la situation des veuves et des orphelins. Je pense que c’est le meilleur  hommage que nous puissions rendre à nos pères tués le 15 octobre. Il faut que leurs noms restent gravés dans l’histoire comme celui de Thomas Sankara. L’État pourrait, par exemple, prendre des dispositions pour que des avenues, des édifices, des monuments et d’autres places de haute importance portent leurs noms. Aujourd’hui, dans notre pays, certaines rues ou avenues portent des noms de personnalités françaises de la période coloniale. Pourquoi ne pas les rebaptiser au nom de certains Burkinabè morts pour la patrie ?  C’est mon vœu le plus ardent.

Propos recueillis par Hervé D’AFRICK

Source : Courrier Confidentiel N°233 du 15 juillet 2021

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