Cet article est extrait du numéro 33 de mars 1989 de la revue Politique Africaine. Vous pouvez en charger une version PDF sur le site de la revue à l’adresse http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/033050.pdf
Auteur : Charles Kabeya-Muase
POUVOIR ET SYNDICATS
Par un curieux hasard, le coup d’État qui, dans la nuit du 3 au 4 août 1983, porte le CNR (Conseil national de la révolution) au pouvoir intervient alors que l’un des plis importants syndicats burkinabè, le SNÉAHV (Syndicat national des enseignants africains de Haute-Volta) tient son XXVIIe congrès à Bobo-Dioulasso. Avec une remarquable célérité, les congressistes prennent acte du changement politique au sommet de l’État. Sans attendre la clarification de la situation nouvelle créée par l’arrivée au pouvoir de l’aile radicale de l’armée, ils appellent sans détour le peuple à se « démarquer de la proclamation du 4 août et de son CNR qui n’est qu’une autre appellation du fascisme déjà célèbre du CSP première formule » (l). Dans un communiqué rendu public le 25 septembre suivant, le SNÉAHV confirme sa condamnation du coup de force dans lequel il ne voit « que l’expression des contradictions internes » de l’armée. L’affirmation est sans doute excessive, l’armée reflétant en fait les contradictions traversant la société tout entière. Elle n’en est pas moins révélatrice de l’opposition originelle d’une partie du mouvement syndical au pouvoir révolutionnaire, opposition qui s’élargira à l’ensemble des syndicats par la suite, pour dégénérer en une épreuve de force avec le pouvoir révolutionnaire.
Ce dernier point éclaire la position du SNÉAHV. Pour mieux la comprendre, il faut rappeler que le SNÉAHV avait été l’unique syndicat à appuyer sans ambiguïté le régime du CMRPN (Comité militaire pour le redressement politique national) du colonel Saye Zerbo qui, en novembre 1980, avait eu raison de
Dans la foulée, le SNÉAHV critique le mystère qui entoure les objectifs du CNR, ses structures et sa composition, déplore le fait que les CDR (Comités de défense de la révolution) « se constituent sans texte de base avec des individus de moralité douteuse, dans un climat de suspicion et de menaces » et accuse le nouveau régime de prendre des « mesures anti-travailleurs sans critères objectifs préalablement établis.
(Ce qui est intéressant dans les affirmations du SNÉAHV, c’est qu’elle portent déjà en germe l’essentiel des critiques sur la base desquelles va s’organiser la résistance syndicale. En se posant très tôt comme principal adversaire du CNR, le SNÉAHV ambitionne, semble-t-il, de se faire le porte-parole de l’ensemble du mouvement syndical, guère habitué, au Burkina, à être marginalisé, exclu du pouvoir. C’est le sens qu’il convient de donner à sa demande d’un gouvernement d’union nationale, demande dénoncée par
Peu entendu au Burkina, le SNÉAHV dramatise alors le débat en alertant l’opinion syndicale mondiale. Au nom de la défense du libre déplacement des syndicalistes burkinabè à l’étranger, il lance donc une campagne de protection des libertés syndicales, bafouées selon lui par le CNR. Le Secrétariat général national des CDR ripostera en accusant le SNÉAHV d’alerter « la réaction nationale et internationale dans le but de l’amener à renverser notre pouvoir populaire ». Pour le CNR, le SNÉAHV, par son attitude, s’était désigné de lui-même comme un « ennemi du peuple ».
Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que le conflit suive une courbe ascendante. Le 9 mars 1984, le CNR fait arrêter, sous l’accusation de complot contre la sûreté de l’État, les leaders du SNÉAHV. Celui-ci réplique en appelant les enseignants à une grève d’avertissement, qui a lieu du 20 au 22 mars et est largement suivie. Nouvelle escalade aussitôt puisque le CNR licencie sur-le-champ 2 600 instituteurs (1 300 selon lui) qu’il remplace par des jeunes formés à la hâte et, croit-il, idéologiquement sûrs.
En choisissant la confrontation, le CNR signifie sans détours la limite à ne pas dépasser aux syndicats d’opposition. Dans le même temps, il dévoile la nature du rapport qu’il entend avoir avec les institutions de la société civile qui ne se reconnaissent pas dans ses références idéologiques et culturelles. Démarche grosse de contradictions dans la mesure ou, paradoxalement, le CNR s’affirme comme l’héritier des luttes syndicales des années soixante-dix et qu’il identifie son pouvoir à celui les travailleurs.
Quel syndicalisme pour le CNR ?
Par-delà sa fonction légitimante, la prétention du CNR d’être le pouvoir des travailleurs pose la question du rapport entre les syndicats et l’État en situation autoritaire. Comme les régimes précédents, le CNR nourrit l’ambition de contrôler plus étroitement les syndicats mais, pour ce faire, il privilégie des pratiques différentes de celles de ces prédécesseurs. La division, au lendemain de la révolution d’août, du front syndical lui facilite considérablement la tâche. Dans sa stratégie de contrôle de tous les pouvoirs, C. KABEYA-MUASE
il sait, ou plutôt croit, pouvoir compter sur l’appui de
L’opposition entre
Latent, le conflit sera porté sur la place publique le ler mai 1984. Le secrétaire général de
Trop sûr de lui, le tandem CSB-LIPAD croit pouvoir forcer la décision en s’emparant de postes de responsabilité politique ‘ et économique et en imprimant sa marque au processus révolutionnaire. Mais ce sera l’échec : Soumane Touré ne réussit pas à prendre la place de Pierre Ouédraogo au poste de secrétaire général national des CDR ; la marche sur la mairie de Ouagadougou est un fiasco (7) ; la tentative de récupération des manifestations « anti-impérialistes » de mai 1984 se retourne contre ses organisateurs. l’échec est entériné en août 1984 avec le renvoi des ministres « lipadistes » du gouvernement et leur arrestation. Dès lors, l’opposition de
Le Front syndical contre le CNR
En fait, les prémisses de ce Front remontent au 9 octobre 1983, c’est-à-dire deux mois après la prise du pouvoir par les commandos de Pô et en plein bras de fer entre le SNÉAHV et le CNR. A l’origine de ce Front, on trouve quatre syndicats de salariés et l’UCÉV (Union générale des étudiants voltaïques). La première
déclaration de ce Front met alors en doute la capacité des pouvoirs issus des coups d’État à promouvoir la situation générale du pays. Pour les militants de ces syndicats, les interventions des militaires « visent à désamorcer les tensions sociales et à circonscrire les luttes des travailleurs dans les limites acceptables par le système néocolonial » et à « s’opposer à la montée et la radicalisation du mouvement démocratique et révolutionnaire » (8).
Par cette déclaration d’une part et. par l’attitude de
Mais la situation se modifie avec la déclaration du 28 janvier 1985 que co-signent, outre les artisans de la déclaration du 9 octobre 1983, six autres syndicats, et notamment
Pour y parvenir, celui-ci à recours, chronologiquement, à deux tactiques. La première, de 1983 à 1985, consiste à disqualifier les leaders syndicaux aux yeux des militants ; déclarés « ennemis du peuple », ils sont accusés de tromper les travailleurs, de se servir des organisations syndicales pour leurs intérêts personnels, voire d’attenter à la sécurité de l’État et donc de freiner la marche de
Refusant l’invite, ces derniers organisent leurs propres festivités. Il y aura d’un côté celles du « cartel » CNTB-ONSL-USTB et de l’autre, celles du Front syndical. Mais lors de la réunion de celui-ci, un groupe d’« inconnus » surgit et s’en prend violemment aux participants. Les échauffourées qui s’ensuivent entraînent l’intervention des CDR et l’arrestation de quelques syndicalistes. Les arrestations se poursuivront au-delà du fer mai.
L’année suivante, le CNR ira plus loin encore ; voulant signifer que les organisations de salariés sont minoritaires, il associe symboliquement les paysans à ses festivités, notamment la « semaine révolutionnaire » organisée par le ministre du Travail. Dans son très long discours du fer mai, ce dernier proclame alors que « l’ancienne vision des choses était tronquée ». Et de poursuivre : « Il faut reconnaître que tout salarié n’est pas automatiquement travailleur et qu’il existe des travailleurs qui ne sont point salariés, et notre pays regorge de ces travailleurs qui vivent sans savoir ce qu’est le salariat ou le fonctionnariat. (4. Les dirigeants syndicaux se comportent en véritables féodaux (…) se servant du syndicalisme pour créer des bureaux de promotion personnelle et individuelle. »
Compte tenu de la représentation négative que se faisait désormais le CNR du mouvement syndical, l’étape suivante ne pouvait se traduire que par une accentuation de sa pression. Celle-ci prendra la forme d’un décret redéfinissant les principes fondamentaux régissant les activités syndicales : limitation à un syndicat par catégorie économique dans les limites d’une province, promesse du syndicat d’agir désormais en collaboration avec le pouvoir révolutionnaire, subordination des intérêts économiques professionnels à l’intérêt national, obligation, pour les syndicats, de communiquer au ministre du Travail l’état de leurs finances, le mode d’élection de leurs représentants ainsi que la durée de leur mandat, autorisation des affiliations internationales, mais assujettie à l’abstention de toute propagande. Mais surtout, nulle mention du droit de grève, celui-ci étant sans doute supposé être sans objet.
Par ses dispositions contraignantes, ce décret aboutit à l’inverse du résultat escompté. Au lieu d’illustrer la maîtrise du mouvement syndical par le CNR, il souligne au contraire l’incapacité de ce dernier à faire reconnaître par le corps social sa légitimité de référent idéologique et culturel, autrement que par la coercition. Dans les faits, cela va se traduire par une aggravation de la répression à l’encontre des syndicats et, parallèlement, par l’aggravation des divergences au sein du CNR quant à l’attitude envers eux. C’est dans ce contexte — et sans que l’on sache encore de quel poids exact a pesé la question syndicale dans la crise entre Thomas Sankara et Blaise Compaoré que le Burkina s’acheminera vers le dénouement tragique du 15 octobre 1987.
L’échec de la politique syndicale du CNR est finalement exemplaire en ce sens qu’il illustre le mode de rapports que le pouvoir révolutionnaire a entretenus avec la société burkinabè. Un mode conflictuel marqué par la négation des valeurs et des institutions en lesquelles celle-ci se reconnaissait et se reconnaît encore; au nom d’un idéal érigé en référent universel et unique. Les syndicats ont su et pu s’opposer aux velléités hégémoniques du CNR à son projet totalisant, parce qu’ils sont les vecteurs d’une sorte de culture politique nationale originale, sur laquelle il faudra bien se pencher avec plus d’attention un jour ; il faudra le faire non seulement pour être fixé sur le processus qui a inexorablement conduit à l’implosion du CNR, mais également pour comprendre pourquoi le pluralisme syndical a résisté au Burkina alors qu’un peu partout en Afrique triomphe le monisme syndical…
Charles Kabeya-Muase
Centre d’études économiques et sociales de l’Afrique de l’Ouest Bobo-Dioulasso
(1) Le CSP (Conseil de salut du peuple) première formule dirigea le pays du 7 novembre 1982 au 17 mai 1983, date à laquelle Thomas Sankara, alors Premier ministre, fut arrêté, ce qui donna naissance au CSP II, lui-même écarté du pouvoir par la révolution du 4 août 1983.
(2) Pour plus de détails sur ce point, cf. Ch. Kabeya-Muase, Syndicalisme et structuration du champ politique au Burkina Faso (du Front populaire français au Front populaire burkinabè de 1963 à 1988), Paris, Institut catholique de Paris, Institut d’études sociales, 1988, pp. 514-525. Sous une forme revue et corrigée, cette thèse paraîtra, en 1989, à Karthala, en coédition avec l’INADES (Abidjan).
(3) Auquel assistent trois ministres du gouvernement du CNR.
(4) L’Observateur (Ouagadougou), 19-20 décembre 1983.
(5) Cf. son interview dans Afrique Asie, 24 octobre 1983
(6) S. Touré, discours du 1er mai 1984 (documentation personnelle).
(7) Organisée par
(8) Front syndical, déclaration du 9 octobre 1983 (documentation personnelle).
(9) Le Parti communiste révolutionnaire voltaïque parlera à ce sujet de « vaste mascarade », in Le Prolétaire, 15 mai 1985.