Cet article est extrait du numéro 28 datée du décembre 1987 de la revue politique africaine www.politique-africaine.com. Vous y trouverez en particulier une version PDF du présent article. René Otayek, alors l’un des meilleurs spécialistes universitaires de l’époque du Burkina Faso, s’est rendu sur place 2 semaines après le 15 octobre 1987 et livre ici ses impressions et ses premières analyses après l’assassinat de Thomas Sankara. Un point de vue certes critique sur les insuffisances du processus révolutionnaire mais qui mérite toute notre attention de par la connaissance et la qualité des analyses.
Bruno Jaffré
Burkina Faso : “Quand le tambour change de rythme, il est indispensable que les danseurs changent de pas”[1]
René Otayek
Y a-t-il encore, y a-t-il jamais eu un seul partisan de Thomas Sankara au Burkina Faso? On peut se le demander à l’issue de quinze jours passés dans ce pays et un peu plus de trois semaines après la mort du premier président du Faso. En effet, discuter avec un Burkinabè ayant un minimum de responsabilités officielles, dans le contexte actuel, a quelque chose d’irréel. Les critiques contre l’ex-chef du CNR (Conseil national de la révolution), sont si nombreuses, si violentes par fois, qu’on se demande s’il s’agit bien du même homme encensé à longueur de colonnes et d’antenne quatre années durant. Mais l’usage de la langue de bois se généralisant de haut en bas de la pyramide politique, on aurait plutôt tendance à penser que le tambour ayant changé de rythme, les danseurs, tous les danseurs, se sentent obligés de changer de pas. Quitte à brûler aujourd’hui l’idole adorée hier.
Cela étant, ce nouveau changement politique par le recours aux armes – le quatrième depuis novembre 1980 – suscite de multiples interrogations. Quelles sont les divergences qui opposaient Thomas Sankara à ses trois compagnons *historiques du CNR, Blaise Compaoré, Jean-Baptiste Lingani et Henry Zongo? Comment son régime, apparemment solide, s’est-il écroulé comme un vulgaire mur en banco mal séché? Comment expliquer l’absence de réactions populaires à sa mort ? Quelles sont les perspectives qui s’offrent aujourd’hui au Burkina ? Sans prétendre fournir de réponses définitives à ces questions – quinze jours, c’est court pour se faire une idée précise, d’autant que, la peur aidant, les gens ne se livrent pas facilement -, on peut tout de même risquer quelques remarques qui ne relèvent pas exclusivement du genre “impressions de voyage”.
Choses vues à Ouaga
Ce genre, sacrifions-y rapidement quand même pour évoquer l’ambiance à Ouagadougou telle qu’on l’a sentie dix jours après le coup d’Etat. Visiblement, les Ouagalais sont encore sous le choc. Cliché facile mais qui rend parfaitement compte des sentiments d’une population peu habituée à la violence politique. L’ex-Haute-Volta n’a-t-elle pas été longtemps célébrée pour le pacifisme de ses mœurs politiques, la révolution du 4 août 1983 ayant constitué à cet égard une fracture historique puisque, pour la première fois, le sang avait coulé ? C’est dire que l’homme de la rue ne comprend pas qu’on ait pu tuer celui qui incarnait la ” révolution démocratique et populaire”. S’il avait commis des fautes, pensent beaucoup, même parmi ses adversaires les plus résolus, il fallait l’arrêter et le juger. Au hasard des promenades dans les rues de la capitale burkinabè, au détour d’une conversation, à quelques graffiti, à certains regards, à mille petits détails impalpables, on a pu se rendre compte combien la mort du P.F [2] avait été traumatisante. Comment ne pas évoquer aussi ce sentiment de désarroi, de découragement, d’anxiété mêlés, accentué par la chaleur étouffante, donnant l’impression de se trouver sous une chape de,plomb ? Comment ne pas remarquer la démobilisation populaire, déjà sensible du vivant de Sankara, aggravée par le vide politique que le fantomatique Front populaire n’arrive pas à combler ? Comment, enfin, ne pas céder à l’irrésistible envie de qualifier la situation de surréaliste avec des vainqueurs visiblement embarrassés par leur victoire et, face à eux, un chef de garnison militaire – celle de la ville de Koudougou – qui “résiste”, sans qu’on en comprenne trop les raisons, à coups de communiqués et de déclarations à la presse internationale ? , Ouaga attend. Un affrontement qui tournera court. Un nouveau gouvernement. Des explications. Ouaga, en cette fin d’octobre 1987, vit une “saison blanche et sèche”.
Le décalage, on l’aura compris, est énorme entre le discours officiel et le sentiment profond de l’homme de la rue qui découvre avec stupéfaction que la révolution avait été dévoyée par celui qui l’avait portée sur les fonts baptismaux. Toute la liturgie construite autour de Sankara n’avait donc servi qu’à établir et consolider un pouvoir autocratique, celui d’un homme auquel on ne reconnaît plus pour unique mérite que celui d’avoir incarné l’espoir ” pour le peuple burkinabè à un moment de sa vie”. Maigre bilan de quatre années de sankarisme triomphant.
Sankara revisité
A vrai dire, l’entreprise de démythification de Sankara à laquelle se livre, dès le lendemain du coup d’Etat, la presse burkinabè, n’a rien de surprenant. Pour légitimer Blaise Compaoré, il faut illégitimer, disqualifier son prédécesseur. Tâche difficile dans la mesure où le premier fait figure de fratricide, circonstance aggravée par l’absence de sépulture décente donnée à Sankara “chose mal acceptée par les Burkinabè” et par le fait qu’on a peine à imaginer que la responsabilité du nouveau chef de l’Etat dans la dérive autoritaire du CNR soit nulle. D’ailleurs, ce qui frappe, c’est la persévérance avec laquelle les médias tentent de justifier le coup. Chaque jour, le quotidien officiel Sidwaya “La Vérité est venue” apporte une nouvelle pièce au dossier : personnalisation et concentration excessives du pouvoir de Sankara, refus de la collégialité au sein du CNR, décisions arbitraires et peu réfléchies …, on découvre même qu’il est responsable “d’assassinats politiques, restés jusque-là secret d’Etat” (Sidwaya 27 oct. 1987) et l’on conclut, fort logiquement, que si Compaoré n’avait pas bougé le premier, c’est Sankara qui l’aurait fait puisqu’un complot dit “de 20 heures” devait aboutir, le 15 octobre, à l’élimination physique des adversaires de Sankara au sein du CNR (Sidwaya, 27 oct. 1987). Il se murmure que l’idée en aurait été soufflée à ce dernier par Mengistu Haïlé Mariam, alors qu’il fêtait à Addis-Abeba le dernier anniversaire de la révolution éthiopienne. En somme, Compaoré n’aurait fait que prendre les devants. Paradoxalement, le luxe de détails fournis par la presse n’apporte que peu d’éclairages sur les divergences qui déchiraient le CNR. Celles-ci étaient cependant de notoriété publique. Bien avant son déclenchement, des rumeurs couraient sur l’imminence d’un coup. Les dernières semaines précédant la mort de Sankara, les tracts s’étaient multipliés, chaque camp préparant visiblement le terrain en dénonçant l’autre. Le 2 octobre, célébrant l’anniversaire du DOP (Discours d’orientation politique), sorte de charte de la révolution, Thomas Sankara avait été vertement et publiquement critiqué par le responsable des CDR de l’université. L’épreuve de force était donc inéluctable. Comme était programmée selon toute vraisemblance la mort du P.F. Ecarté du pouvoir mais vivant, il aurait représenté un dan- ger permanent, un risque de guerre civile, dit-on même. Pressé d’agir, Compaoré l’aurait fait en surmontant son aversion pour la politique. Ne dit-on pas, en effet, que tout ce qui l’intéressait, c’était s’occuper de son unité de commandos de Pô (celle-là même qui avait porté Sankara au pouvoir le 4 avril 1983 et l’en a délogé le 15 octobre dernier) et que, pour lui, assurer l’intérim pendant les voyages à l’étranger du “camarade-président” tenait du cauchemar ? A l’origine du conflit, il semble bien aujourd’hui qu’il y ait eu accumulation et conjonction de plusieurs facteurs. Certains tenaient incontestablement à la personne même de Sankara et à la manière dont il exerçait le pouvoir. Depuis le 15 octobre, il est de bon ton au Burkina de critiquer l’autoritarisme du P.F. Sans aller avec certains jusqu’à parler de “dictature”, on doit reconnaître qu’il y a du vrai dans les reproches faits à Sankara. Peu à peu, grâce à son charisme, son don de la parole, sa capacité à utiliser les médias audio-visuels, du fait aussi, sans doute, de la sympathie qu’il a su inspirer à bon nombre d’intellectuels occidentaux “tiers-mondistes” et des sollicitations incessantes dont il était l’objet de la part de la presse internationale, il avait eu tendance à se poser en principal, voire unique centre de décision du CNR. S’ajoutait à cela un goût prononcé pour la mise en scène politique (discours ponctués par des applaudissements et des slogans commandés par un chœur, concours pour la désignation de l’enfant l’imitant le mieux, uniformes chamarrés et excentriques) renforcé par une certaine servilité de la presse locale, peu ou prou contrainte de célébrer le culte du chef, dont on peut penser, il est vrai, qu’il a fini par porter ombrage à ses camarades militaires. Du reste, ces derniers avaient d’autres sujets de mécontentement, en particulier les appels directs de Sankara à la troupe, pour dénoncer les officiers “contre-révolutionnaires”, son projet de création de la FIMATS (Force d’intervention du ministère de l’Administration territoriale et de la Sécurité) appelée à devenir “son” unité, comme Compaoré avait la sienne, sous le commandement d’un non-militaire, Vincent Sigué, exécuteur des basses œuvres du régime ; autant de mesures qui ne pouvaient qu’indisposer une armée burkinabè très jalouse de son esprit de corps en dépit de sa transformation en “armée populaire”.
La révolution dans l’impasse
Il est cependant probable que ces désaccords n’auraient pas dégénérés en conflit armé s’ils n’étaient venus se greffer sur une situation politique et économique extrêmement tendue. L’enthousiasme révolutionnaire s’était vite épuisé. Les grands projets (en particulier la bataille du rail pour l’exploitation du manganèse de Tambao) étaient en panne. Les infrastructures construites dans l’euphorie du PPD (Programme populaire de développement) se trouvaient condamnées à la paralysie, le plus souvent faute de moyens. La population, à qui on avait demandé de gros sacrifices, n’y croyait plus. Pourtant, le CNR avait mis en place, sous couvert de mobilisation populaire, un système de contrôle politique et social apparemment sans faille. Il y avait les CDR, bien sûr. Mais d’excès de toutes sortes en reprises en main, ils s’étaient condamnés à devenir un simple instrument du pouvoir, souvent mal supporté par la population. Les femmes, les enfants, les anciens avaient été dotés de structures d’encadrement. La paysannerie s’était vue coiffée d’une Union nationale. On avait redécoupé administrativement le territoire et installé des PRP (Pouvoir révolutionnaire provincial) ; on avait réformé l’appareil judiciaire et élaboré un nouveau code de la famille. Bref, s’était mis en place un Etat qui se voulait fort, un Etat que très tôt à Politique africaine (no 20, déc. 1985), nous avions qualifié de “totalisant”, marqué par la volonté de pénétrer et de contrôler étroitement la société civile. Particulièrement douloureux était également l’échec de la stratégie de modification des alliances sociales. Le CNR entendait faire de la paysannerie sa principale base sociale, au détriment des couches salariées urbaines, notamment les agents de l’administration, sur lesquelles s’appuyaient les régimes précédents. Dans cette perspective, il avait adopté un large éventail de mesures salariales et fiscales qui, combiné avec la compression des effectifs de la Fonction publique, devait aboutir à un transfert de ressources vers les campagnes. Parallèlement, il avait revalorisé les prix payés aux producteurs et entrepris de .réorganiser les circuits de commercialisation. Mais la pièce maîtresse sur laquelle reposait cette stratégie était la réforme agro-foncière, destinée à “libérer” les paysans de l’emprise de la “féodalité”. Son application s’est cependant heurtée à de multiples résistances. En milieu urbain, si elle a abouti à une restructuration foncière articulée autour de lotissements attribués par l’Etat, elle n’a pas réussi à éliminer l’influence des chefs coutumiers. Autrefois propriétaires, ils ont développé des stratégies leur permettant de sauvegarder en grande partie leur pouvoir, en faisant attribuer, par exemple, -des lotissements aux membres de leur famille. En milieu rural, l’application de la réforme a été quasiment nulle. Pire encore, en dépossédant les autorités traditionnelles de leur pouvoir – celui-ci est désormais confié aux CDR -, le CNR a laissé s’accumuler une multitude de conflits (entre éleveurs et agriculteurs, entre autochtones et migrants …) qui, autrefois, se réglaient par l’intervention de ces autorités. Sans compter que la “révolution des mentalités” voulue par l’introduction des CDR dans les campagnes n’a pas eu lieu, les autorités traditionnelles réussissant là aussi à récupérer partiellement, sinon à neutraliser (par la sorcellerie ou par des stratégies familiales ou lignagères), la nouvelle institution. Le CNR a donc perdu sur les deux tableaux. Il n’est pas parvenu à s’assurer de l’adhésion de la paysannerie à son projet de transformation sociale et n’a pas su empêcher les salariés urbains de se détacher de lui, comme l’atteste la confrontation, souvent violente, avec les syndicats. Dans nos conversations avec des fonctionnaires, nous avons souvent perçu une sorte de rancœur doublée d’un sentiment d’injustice – fondé ou pas, là n’est pas la question – à l’égard de la politique suivie en ce domaine, sentiment sans doute renforcé par les diatribes du pouvoir contre les “intellectuels”, les sacrifices salariaux plus ou moins forcés (comme l’obligation de s’abonner au Journal officiel) et la multiplication des contraintes (le devoir de s’habiller en cotonnades, par exemple) qui, conjugués, ont achevé de, consommer le divorce entre l’Etat et ses agents. Sur le plan spécifiquement économique, la situation était au moins aussi difficile. Ces derniers mois, le CNR avait multiplié les mesures d’encadrement perçues comme autant d’entraves à la liberté d’entreprise. Tous les secteurs d’activité avaient été sommés de se constituer en GIE (Groupements d’intérêts économiques), ce qui s’était traduit par un surplus de taxes et de contraintes administratives. Plus récemment, il avait décidé l’interdiction d’importer des fruits des pays voisins (en particulier de la Côte-d’Ivoire), mesure qui avait provoqué des pénuries, fait monter les prix et pénalisé les grossistes comme les revendeuses au détail, sans parler du manque à gagner pour les transporteurs routiers. Inquiets de cet interventionnisme, les entrepreneurs nationaux demeuraient sur le qui-vive, sourds aux sollicitations pressantes (et contradictoires) du pouvoir.
Sankara face à lui-même
C’est donc sur ce fond de crise que doit être analysée la prise de pouvoir de Blaise Compaoré. De ces échecs, de ces blocages et du désenchantement qui les accompagnait, Sankara était conscient. Comme il l’était, sans doute, du rétrécissement de son assise politique. Ainsi, on saura peut-être un jour de quel poids a pesé dans sa chute la vaste campagne qu’il avait engagée contre la corruption et qui avait abouti au démantèlement de nombreux réseaux clientélistes qui s’étaient multipliés dans l’administration pendant les années soixante- dix, à la faveur de la politique de “voltaïsation”. Il n’est pas inintéressant de mentionner à cet égard le fait que certains des tracts attribués à la fraction “sankariste” mettaient en doute l’intégrité morale de Compaoré, alors qu’en retour, quelques jours après le coup, Sidwaya se demandait à demi-mot où étaient passés les produits de la vente de L’Intrus, hebdomadaire satirique alors totalement contrôlé par Sankara en personne. Dans le même ordre d’idée, on s’est entendu dire que l’instauration d’une Commission du peuple pour la prévention de la corruption, devant laquelle les principaux responsables politiques devaient venir. déclarer leurs biens (Sankara le fit en premíër) était une “arme anti-Blaise” (en fait, c’est à travers son épouse, Ivoirienne de l’entourage de Houphouët-Boigny, que Compaoré était visé). De là à penser que les lésés de la politique de moralisation de la Chose publique ont vu – ou cru voir – en Compaoré un moyen de retrouver leur lustre d’antan, il y a un pas que, pour le moment, peu d’éléments nous permettent de franchir. Dernier élément enfin qui fragilisait le pouvoir de Sankara, la perte de ses appuis au sein du CNR. Celui-ci, on le sait, était constitué des représentants de plusieurs formations d’extrême-gauche, profondément divisées entre elles et – c’est important de le souligner – regroupant toutes tendances confondues quelques centaines de personnes à peine. Pour imposer son autorité, Sankara a, semble-t-il, joué successivement ces groupes les uns contre les autres (Carrefour africain, 23 oct. 1987). Mais ces derniers mois, seul l’un d’entre eux – l’ULCR (Union des luttes communistes “reconstruite” – appuyait l’ancien chef du CNR. On dit même qu’il aurait été lié à certains de ses membres – en particulier deux ministres – par une appartenance commune à l’ordre rosicrucien. Carrefour africain (23 oct. 1987) semble d’ailleurs faire allusion à cela en évoquant l’influence que des “forces mystiques” auraient exercé sur Sankara. Quoi qu’il en soit, cette situation mettait Sankara en demeure d’agir. La solution, il crut la trouver dans la dissolution de toutes les formations politiques, prélude à la création d’un parti unique. Mis en minorité sur ce point en juin dernier, il revint à la charge quelques mois plus tard. Sans plus de résultat, sauf celui de convaincre Compaoré et ses compagnons qu’il était temps d’intervenir. Pour eux, cette mesure était prématurée. Plus fondamentalement, on peut penser qu’ils craignaient, via ce parti, une totale mainmise de Sankara sur le pouvoir. Il y a fort à parier, par ailleurs, que, compte tenu de leurs divergences, les groupuscules soutenant le CNR ne voulaient pas de ce projet qui aurait signifié leur disparition. D’autant que le système d’organisation du CNR leur permettait de se neutraliser réciproquement, donc de maintenir un certain équilibre entre eux. Une structure unique, contrôlée par Sankara, aurait pu mettre un terme à ce jeu et faciliter le contrôle du parti par un groupe dominant, celui soutenu par Sankara.
Quelle voie pour le Front populaire ?
Dans l’ensemble, le Front populaire a bien “négocié” la situation après son coup. Profitant de la démobilisation des structures populaires [“cette révolution … avait fini par ne plus exister que dans le discours” (Carrefour africain, 23 oct. 1987)] – et du choc consécutif à la mort de Sankara, que les Burkinabè n’apprirent que plus de vingt-quatre heures après, et par “Africa no 1”, maniant habilement la carotte (proclamation du lendemain du coup d’Etat “jour férié” pour “réfléchir” au bilan de quatre ans de révolution et réintégration de plus d’un millier d’enseignants licenciés en 1984 pour fait de grève) et le bâton (étalement sur une semaine de la rentrée scolaire et déploiement militaire discret mais efficace devant les établissements réputés les plus remuants comme le lycée Zinda Kaboré), il réussit à prévenir toute manifestation populaire. Mais ce répit, à l’évidence, ne sera que très provisoire si le Front populaire ne se réconcilie pas rapidement avec les Burkinabè qui, dans leur majorité, jugent sévèrement ce nouveau pouvoir aux mains tâchées de sang (souvent, d’ailleurs, le CNR est confondu dans le même jugement : “Depuis que vous êtes là, dit-on à l’adresse des militaires, on se tue. Avant, ce n’était pas comme ça”). D’ailleurs, ses multiples appels à l’organisation de manifestations de soutien en sa faveur sont, pour l’instant, demeurés sans écho. Conquérir une légitimité ne sera donc pas chose facile pour Compaoré. Pour cela, il lui faudra regagner la confiance des salariés urbains, sans renier, au moins symboliquement, l’orientation “paysanne” du régime précédent. Mais sa marge de manœuvre risque de s’avérer des plus étroites. Il lui faudra aussi élargir sa base sociale et politique. La première proclamation du Front populaire comportait un appel direct aux syndicats et à “toutes les organisations patriotiques et révolutionnaires” pour qu’elles s’associent au “processus de rectification”. A ce jour, les premiers n’ont pas encore répondu. Et la laborieuse gestation du nouveau gouvernement – formé quinze jours après le coup ! – reflète sans équivoque possible à la fois la difficulté de trouver de nouveaux partenaires (autres que ceux qui étaient associés au CNR) et celle d’arbitrer entre leurs exigences contradictoires. Résultat, un gouvernement où, certes, les militaires ne sont plus que quatre – occupant les ministères clés de l’Economie et de la Défense -, mais dont les autres membres – dont sept du précédent gouvernement – sont dans leur très grande majorité issus des mêmes groupuscules d’extrême-gauche qui soutenaient le CNR. Il faut cependant noter que le poids de l’ULCR a substantiellement diminué, au profit de deux autres groupes, l’Union des communistes burkinabè (UCB) et le Groupe communiste burkinabè (GCB). La formation de ce gouvernement est donc loin de lever toutes les inconnues. L’attitude de la LIPAD (Ligue patriotique pour le développement) en est une. Evincée du CNR en 1984, mais rompue à l’action clandestine, bien organisée, elle est demeurée silencieuse jusqu’à présent. On murmure – mais on murmure tellement de choses à Ouaga ces derniers temps – qu’elle ne serait pas étrangère au coup de Compaoré. L’attitude future des syndicats, en particulier la Confédération syndicale burkinabè à laquelle la LIPAD est très liée, sera, à cet égard, révélatrice. Mais si “l’hypothèse LIPAD” se vérifiait, c’est, compte tenu de ses orientations marxistes “classiques” – lire “fidèles au modèle soviétique” -, vers un durcissement certain que le Burkina irait. A vrai dire, peu d’éléments, pour l’instant, militent en faveur de cette thèse (mais les événements ont tendance à s’accélérer au Burkina) sauf, peut-être, l’intention que l’on prête à Compaoré de rendre le pouvoir aux civils (mais quand ?) : en effet, de toutes les formations politiques autorisées et clandestines, c’est la LIPAD qui paraît la plus à même de se saisir du pouvoir. Les groupuscules d’extrême-gauche auraient du mal à le faire, compte tenu de l’exiguïté de leur base sociale et de leurs divisions, et un retour pur et simple aux partis de notables de la IIIe République semble aléatoire, quand bien même des rumeurs font état d’ouvertures du nouveau régime en direction de l’opposition “progressiste” incarnée par Joseph Ki-Zerbo. Car, quel que soit le jugement porté sur l’œuvre de Sankara, il est incontestable qu’elle a profondément, et sans doute durablement, marqué l’imaginaire politique burkinabè, se substituant au souvenir, souvent exalté, des journées insurrectionnelles de janvier 1966 qui avaient abouti à la chute de Maurice Yaméogo. Ceci pour souligner combien les intentions du nouveau régime demeurent floues. Il semble apparemment décidé à mettre un terme à l'”aventurisme” et au “spontanéisme” de la période antérieure ; il prétend également restaurer le débat démocratique pour revitaliser les structures populaires existantes (Carrefour Africain., 23 oct. 1987), le tout en se posant en continuateur de la révolution d’août 1983. Ce discours, vague à souhait, semble circonscrire à deux le choix des possibles : soit faire du sankarisme sans Sankara, soit revenir sur la politique suivie depuis quatre ans, mais en conservant la référence symbolique au 4 août 1983. Autrement dit, vider progressivement la révolution de son contenu… Le Front populaire entend également – et ceci est peut-être une indication intéressante – rétablir ou conforter les relations de bon voisinage avec les Etats formant son environnement régional (on pense bien sûr à la Côte-d’Ivoire en premier lieu). Objectifs louables, mais dont on ne peut s’empêcher de penser qu’ils ne suffisent pas à justifier un coup d’Etat sanglant. Entre les rumeurs, les hypothèses et les conjectures, il est en fait une certitude, et une seule : celui qui détenait la force armée a triomphé. Et cette réalité grève lourdement l’avenir politique de Blaise Compaoré. Au Burkina, il est à craindre que le tambour n’ait pas fini de changer de rythme.
René Otayek (Ouagadougou, 7 novembre 1987)
[1] P.C. Ilboudo, Aduma ou la force des choses, Paris, Présence africaine, 1987, p. 32.
[2] P.F. (Président du Faso), abréviation par laquelle on désignait familièrement Thomas Sankara.