Sankara, l’ultime révolutionnaire

Pascal Baeriswyl

AFRIQUE • Il y a une vingtaine d’années était assassiné Thomas Sankara. Après avoir défié la «Françafrique», le leader burkinabé est aujourd’hui encore l’objet d’une vraie ferveur.

 «Pour nous, génération des années 60, Thomas Sankara symbolisait une Afrique qui osait relever la tête…» Ecrivain burundais, expert en géopolitique, David Gakunzi partage le sentiment d’autres témoins historiques interrogés par Didier Mauro et Thuy-Tiên Ho, auteurs d’un documentaire intitulé «Fratricide au Burkina – Thomas Sankara et la Françafrique » (diffusé lundi soir prochain sur la TSR).

 Souvent considéré comme le Che Guevara africain, Thomas Sankara est une figure à part dans l’histoire contemporaine du continent noir. Ex-directeur du «Monde diplomatique», Ignacio Ramonet rappelle la modernité du président tué il y a un peu plus de vingt ans: «Sankara fait partie de la génération qui s’oppose non plus au colonialisme, mais au néolibéralisme. Son idée de «produire burkinabé, consommer burkinabé », c’est un peu l’idée de Gandhi en Inde. Il s’inscrit dans la tradition de la résistance active, par le boycott et par la transformation économique». Un «leader altermondialiste» avant l’heure, en résumé.

 

Du frère au fratricide Un peu à l’image du Che, l’officier arrivé au pouvoir à 33 ans va rapidement comprendre les risques d’«une révolution qui mange ses enfants». Compagnon d’armes et ami de Blaise Compaoré, sa rupture idéologique avec celui-ci va peu à peu s’exacerber jusqu’au point final: son exécution commanditée par ce même Compaoré, président actuel incrustré à la tête du pays depuis plus de 20 ans. «C’est un scandale qu’un chef d’Etat accusé d’assassinat reste au pouvoir alors que toute la vérité n’a pas été faite sur le crime», déplore Ramonet. De fait, la vérité n’est pas pour demain. En 2006, pourtant, le Burkina Faso était condamné par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies. Une condamnation historique qui sanctionnait l’absence de toute enquête ou procès après l’assassinat de Sankara. Mais lorsque l’on sait que sur son acte officiel de décès figure la mention «mort naturelle», tout est dit sur le régime de Ouagadougou.

 Il faut dire qu’au début des années 80, le jeune commandant marxiste Sankara apparaît comme la dernière bouture d’une révolution à la cubaine. Ses multiples réformes menées au pas de charge bouleversent des traditions séculaires et ébranlent le néocolonialisme ambiant. Dans les pays voisins, qui font tous peu ou prou partie du pré carré de la France, l’inquiétude grandit. Et alors même que le fameux discours «tiers-mondiste » du président Mitterrand à Cancun (1981) est encore dans les mémoires, la France est piquée au vif. «Incompréhension mutuelle, défiance, chantages diplomatiques… ainsi peut-on résumer les relations entre Thomas Sankara et Paris de 1983 à 1987», note Frédéric Lejeal, fin connaisseur du Burkina*.

 En peu de temps, le fougueux chef burkinabé multiplie les vexations envers l’ancien pays colon, allant même jusqu’à rétablir l’obtention d’un «visa» pour les Français souhaitant se rendre au Burkina! Le début du déclin Cette relation conflictuelle se cristallise dans la fameuse passe d’arme entre Mitterrand et Sankara, en novembre 1986 à Ouagadougou, lors de l’une de leurs rares rencontres. Lejeal raconte: «Tantôt chaleureux, tantôt virulent,

Sankara interpelle son hôte sur le registre de la lutte antiapartheid.» Réplique cinglante de Mitterrand: «C’est un homme dérangeant le capitaine Sankara. Il ne vous laisse pas la conscience tranquille […] J’admire ses qualités qui sont grandes, mais il tranche trop. Il va plus loin qu’il ne le faut. Je l’encourage mais pas trop. Ce n’est pas parce qu’il y a une jeune équipe dérangeante, quelquefois un peu insolente, au verbe libre, que nous devons faire moins et nous retirer sur la pointe des pieds. Vous avez 35 ans, j’en ai le double, il vous faudra mûrir. »

 Symboliquement, ce clash verbal marque le début du déclin du dernier espoir révolutionnaire africain. Craignant la «contamination» des pays voisins de la Françafrique, Paris porte alors un regard de plus en plus bienveillant sur Blaise Compaoré, dont le clan s’oppose frontalement, au sein même du pouvoir, à celui de Thomas Sankara. «Il gênait tout le monde»

 La suite des événements tragiques de cette année 1987 est connue. Présidente de l’Association de lutte contre le soutien de la France aux dictateurs africains,

Odile Biyidi-Awala commente: «L’élimination de Sankara a été prévue par les services français. Car Sankara allait à l’encontre des intérêts de la Françafrique. »

 Un autre de ses biographes, Bruno Jaffre précise: «Sankara gênait tous les gouvernements de la Françafrique de par sa lutte sans limite contre la corruption, ce qui était une pétaudière dans n’importe lequel de ces pays.»

 La révolution évaporée, le Burkina Faso est redevenu un pilier de l’influence française, Compaoré remplaçant en quelque sorte l’Ivoirien Houphouët- Boigny. Président de continuité plus que de «rupture» en Afrique, Nicolas Sarkozy rechausse désormais les bottes de ses prédécesseurs, en y ajoutant sa touche personnelle: la lutte contre l’immigration incontrôlée. «La Patrie ou la mort, nous vaincrons!» clamait naguère Sankara…

 Voir «Jeune Afrique», du 21 octobre 2007. Sur le sujet: François-Xavier Verschave: «La Françafrique» (Stock) et «Noir Silence – Qui arrêtera la Françafrique » (Les Arènes), 2000.

 


 

L’homme qui allait trop vite trop loin

Pascal Baeriswyl

«Sankara est-il mort? Non, il est immortel. Les assassins ont certes supprimé l’homme, mais pas son œuvre. Je te remercie et te respecte, Grand frère»… Ce genre de témoignage de ferveur fleurit, aujourd’hui encore, sur la Toile. Fauché en pleine jeunesse, comme le Che deux décennies plus tôt, Sankara doit le culte dont il est l’objet à une personnalité visionnaire.

Frugalité, intégrité, radicalité: son mode de vie se voulait exemplaire, à l’image de sa voiture officielle, une modeste Renault 5. Sans doute, sa principale erreur fut sa précipitation à vouloir «changer l’homme» burkinabé autant que la société. En quatre ans, un nombre phénoménal de réformes sont lancées: diminution du train de vie des fonctionnaires, création de tribunaux populaires, lutte contre la corruption, libération de la femme (interdiction de l’excision, réglementation de la polygamie, etc.).

Mais aussi des projets de terrain: redistribution des terres, vaccinations de masse, reboisement à large échelle, construction de logements, de dispensaires, de barrages, encouragement à la consommation de produits locaux, etc.
Des réformes au départ bien reçues, mais qui se heurteront bientôt aux traditions culturelles et aux pesanteurs sociales. Sans parler de leurs effets pervers: musellement de la presse, multiplication des emprisonnements politiques.
Début 1987, de plus en plus isolé, le leader de la révolution décide alors de «faire une pause». Trop tard, l’échec est consommé. La machine de mort destinée à le «rectifier» est en marche. Résumant l’issue fatale de la révolution sankarienne, David Gakunzi rappelle cette sagesse africaine: «Ce n’est pas parce qu’on dort sur la même natte, qu’on
fait les mêmes rêves»…

Source :  Ces deux articles ont été publiés en Suisse dans La Liberté daté du 27 juin 2007 (voir à  Sankara, l’ultime révolutionnaire – La Liberté 27 juin)

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