Que le Burkina Faso se retourne 35 ans en arrière en ce samedi 4 août 2018, cela représente « un échec collectif » pour le peuple burkinabè. Un échec imputable aux vivants, notamment à l’élite dirigeante du pays à l’origine de ce retour des regards de la jeunesse « vers le cimetière pour se redécouvrir un repère ».
Par Oui KOETA
Cela fait 35 ans jour pour jour que la révolution s’opérait dans la Haute-Volta indépendante qui ne tardera pas à devenir Burkina Faso, « terre des hommes intègres ». A l’occasion de ce 35ème anniversaire de la révolution d’août 1983, le Comité international mémorial Thomas Sankara (CIM-TS) place la commémoration de la mémoire du père de la révolution sous le sceau du refus de l’oubli.
Le constat que dresse Serges Bayala du cadre estudiantin « 2 heures pour nous, 2 heures pour Kamita » est que si l’oubli, il n’est pas totalement consumé, la mémoire de Sankara se vide progressivement de la conscience collective. Derrière cette triste constatation, il dit voir « tout un programme structurel mis en place pour faire en sorte que Sankara ne soit pas une référence parce qu’on sait toute la portée, toute l’insurrection des mentalités qu’il peut engager si la jeunesse se réfère à lui ».
Pour le président du comité, le colonel à la retraite Sanon Bernard, ce projet est une « œuvre fédératrice visant à mettre en commun toutes les idées, les initiatives et moyens afin de voir naître enfin un ou plusieurs sites dédiés au père de la révolution burkinabè d’août 1983 et de ses compagnons ». L’idée est de sauvegarder, préserver et promouvoir l’héritage politique de la révolution et les idées révolutionnaires de Thomas Sankara pour l’« édification d’un Burkina nouveau ».
Trois décennies plus tard, il est du devoir de la jeunesse, dit-il, de reprendre le flambeau de la révolution comme processus de construction du présent et de l’avenir. Il fonde l’espoir que le mémorial qui naitra – même si le concours a été déclaré infructueux pour la deuxième fois – ouvre les routes de l’avenir au travers d’un développement endogène, durable qui compte sur les ressources propres du pays.
Du « symbole œdipien relatif à Sankara »
La journée de commémoration, c’est aussi et surtout les témoignages « sur » le parcours de Sankara et « autour » de Sankara, ce camarade insaisissable pour beaucoup d’entre eux. Dramane Konaté, écrivain, conseiller du ministre de la culture, a été le modérateur du panel avec autour de lui des écrivains qui ont observé une halte pour écrire sur le père la révolution.
« L’insurrection, c’est surtout de la jeunesse sankariste, la jeunesse qui s’est abreuvée aux valeurs et aux idéaux défendus par Sankara », a commenté l’homme de culture. L’homme de lettres est allé jusqu’à comparer le parcours du révolutionnaire à celui d’Œdipe décrit dans mythologie grecque, comme celui qui a tué son père pour épouser sa mère. « Mais là, a développé Dramane Konaté, le symbole œdipien relatif à Sankara, c’était l’enfant révolté contre le colonialisme, ce père qui casse l’enfant et Sankara dès son jeune âge était révolté contre le colonialisme ».
Alfred Sawadogo, écrivain, a dirigé le bureau de suivi des ONG sous Sankara. Cet homme, confie-t-il, «a incarné le rêve collectif de tout un peuple » avec qui il dit avoir eu une collaboration extraordinaire. Sur ce sujet, dira-t-il, les chefs d’Etat en Afrique ont imité Sankara et créé des bureaux qui collaboraient avec les mouvements associatifs. Tout ceci lui fait parler de « la vision d’anticipation du président Sankara sur l’avenir du Burkina et du monde » qui les rendait « chaque jour étourdis par ses initiatives ».
Jean Hubert Bazié a dirigé le quotidien d’Etat sous la révolution. Parmi les anecdotes partagées par le journaliste, il y a celle de la rubrique « colonne de l’intrus », « cette colonne (qui) était tellement importante qu’elle faisait vendre Sidwaya » (le président Sankara en était un contributeur) à tel point qu’avec la création d’un Intrus indépendant, « il y a eu beaucoup de tristesse dans Sidwaya parce que Sidwaya a retrouvé sa monotonie habituelle » et l’Intrus a été lancé.
Collaborateur du père de la révolution, Bazié l’a comparé au 44ème président des Etats-Unis. « Quand j’ai vu Obama le soir de sa première élection faire son discours, il m’a semblé voir Thomas Sankara. Extraordinaire ».
Sankara et l’émancipation de la femme
Sous Thomas Sankara, qui « a été l’un des présidents africains à responsabiliser les femmes », la camarade Ganou Damata a été coordonnatrice des Comités de défenses de la révolution (CDR) de services. « Proposée pour la nomination de la plus jeune haut-commissaire », rapporte-t-elle, le secrétariat national des CDR ne l’a pas laissée partir parce qu’il fallait coordonner.
« Ce n’est pas les postes qui intéressaient les gens comme aujourd’hui. C’est une nomination mais une nomination c’est pour servir le peuple. C’est une mission. Quand les gens commencent à danser parce qu’on les a nommés, il faut se poser des questions ».
Décrit tel « un homme très élégant » par la camarade Ganou, le révolutionnaire voulait sortir la femme de l’exploitation afin qu’elle s’épanouisse car « il a très bien compris – comme c’est un génie – que si la femme n’est pas libérée, on ne peut pas se développer ». Aujourd’hui, constate Ganou Damata, « on est reparti dans des travers féodaux ».
De la prostitution dans les rues à l’image de la femme même dans les publicités qu’on chosifie, elle reste dubitative. « Moi ma copine, je lui ai acheté une moto, une voiture. Mais pourquoi, c’est l’homme qui va acheter une voiture et puis elle devient une chose, elle est contente. C’est grave. On est reparti en arrière ».
« S’inspirer d’un cadavre », « un échec collectif »
Serges Bayala, qui se pose en héritier de Thomas Sankara, assure qu’il ne pouvait pas manquer un rendez-vous comme celui-ci, un lieu pour mieux découvrir l’homme à qui il veut ressembler tant il est fasciné par son héritage politique, idéologique, moral. « Pour moi, dira-t-il, c’est comme des rendez-vous cultes. C’est comme les dimanches ou les vendredis, les messes ou les rendez-vous moraux sont obligatoires. Des choses à ne manquer sous aucun prétexte ».
Co-fondateur du cadre estudiantin « 2 heures pour nous, 2 heures pour Kamita », il y a nécessité à commémorer ce 35ème anniversaire sous le signe du refus de l’oubli car « volontairement ou involontairement, il y a des mécanismes de l’oubli qui sont mis en place et qui ont de l’effet sur les masses populaires ». Et si, 35 ans après, des officines se donnent autant de mal parce que « le Burkina Faso est obligé de se référer ou de tourner le regard vers le cimetière pour se redécouvrir un repère », c’est que « la société des vivants n’offre un repère qui force l’admiration ».
A ses yeux, il s’agit là d’ « un échec collectif » de toute la société obligée de « s’inspirer d’un cadavre ». Toute l’élite politique, religieuse, traditionnelle est ici interpellée à jouer pleinement son rôle afin que « l’adulte ne soit qu’uniquement âgé, qu’il n’ait pas uniquement que des cheveux blancs, que le jeune ne soit pas uniquement fort de ses muscles, mais que nous soyons tous ensemble forts par la pensée, la qualité de la pensée et bourrés de compétences illimitées qui roulent sur des principes moraux ». En somme, tout ce que pour l’instant seul « Sankara peut nous aider à obtenir ».
Oui KOETA
Source : https://burkina24.com/2018/08/04/sous-thomas-sankara-une-nomination-cest-pour-servir-le-peuple/