Cette interview, qui n’avait jamais été publiée jusque-là, a été réalisée en mai 1984 par Augusta Conchiglia et Cherifa Benabdessadok, toutes deux journalistes au mensuel Afrique Asie—un journal auquel travaillait également le journaliste malien Mohamed Maïga jusqu’à sa mort le 1er janvier 1984 à Ouagadougou.

Ce qui frappe d’emblée, c’est cette espèce de séduction qui s’installe, et de façon réciproque, entre Sankara et ses interlocutrices. Et cela se comprend aisément: Sankara est interviewé par deux femmes qui, de surcroît, viennent d’un journal sympathisant de la Révolution. La détente qui s’installe entre eux est donc telle que le Président se sent parfaitement à l’aise pour développer tranquillement son analyse.

Nous ne connaissons pas la date précise de l’interview ni à quelle occasion elle a été faite, mais il est fort probable qu’elle ait eu lieu fin mai 1984, en tout cas quelques jours avant le 11 juin 1984, date à laquelle sept personnes accusées d’un complot qui devrait se tenir le 28 mai ont été exécutées.

Dans cette interview, Thomas Sankara évoque en effet l’utilisation de groupes de pression sensibles tels que les syndicats comme manœuvre de déstabilisation politique; il parle du licenciement de 1400 instituteurs et de la mise en place d’un bureau qui devrait réexaminer leurs cas. Mais il parle beaucoup plus longuement de complots contre-révolutionnaires déjoués et d’arrestation d’une cinquantaine de militaires et civils en attente d’être jugés.

Parmi les militaires, il cite nommément le lieutenant Ouédraogo Moumouni et le colonel Didier Ouédraogo. Ce dernier est accusé d’avoir dirigé un complot qui devrait coïncider avec le 28 mai 1984, date à laquelle Sankara devrait être en Côte d’Ivoire. Le 27 mai 1984, on assiste effectivement à l’annulation d’une visite officielle de Sankara en Côte d’Ivoire, les autorités ivoiriennes ayant refusé que celui-ci se rende à Abidjan.

Sankara revient également sur la crise qui existait entre le CNR et les organisations politiques révolutionnaires comme la LIPAD (Ligue patriotique pour le développement) et le PAI (Parti africain de l’indépendance) mais aussi les différentes démarches qui étaient en cours pour assurer l’union entre tous ces groupes, y compris la possibilité d’une ouverture vers le PCRV (Parti communiste révolutionnaire voltaïque).

Cette interview nous a été fournie sous forme d’audio. Le travail de retranscription a été coordonné par Joagni Paré avec la participation volontaire et productive de Guibien Cléophas Zerbo, Ikakian Romuald Somé, Kelly Zama Paré, Amado Gérard Kaboré, Rasmané Denné, Guillaume Launa, Tangi Bihan et Bruno Jaffré, tous membres de l’équipe du site thomassankara.net. Nous les remercions chaleureusement pour leur temps et leur collaboration.

Joagni Paré


Pour écouter l’enregistrement audio de cette interview, cliquer sur la flèche

 


Thomas Sankara : […] Ça me rappelle Mohamed Maïga, la première fois qu’il m’a interviewé à Paris. Donc, si nous n’arrivons pas à nous remettre en cause, à accepter de nous remettre en cause, nous ne pourrons pas faire avancer la Révolution parce que nous serons par moments tentés de confondre la lutte pour la consolidation de la Révolution et la lutte pour la consolidation de nos fauteuils. On ne saura pas faire la différence. Et c’est pourquoije ne sais pas si je vous livre un secret là, mais enfinmoi-même je travaille à me convaincre que je suis là de passage et que celui qui est à côté de moi devra prendre la place. Ce n’est que comme ça qu’on peut l’accepter aisément. Sinon, humainement parlant, c’est très dur. Vous êtes là et un beau jour, on vous dit non, ce n’est plus vous, c’est un autre. Il faut se conditionner.

Journaliste : Dès le début? 

Thomas Sankara : Ah oui, dès le début, il faut se conditionner. Et comme ça, la déception ou la frustration n’est pas très forte et ne déclenche pas des luttes âpres pour maintenir coûte que coûte un fauteuil, sinon … J’espère que j’ai encore au moins 30 ans à vivre. Alors,

sinon si je devais passer 30 ans à me battre pour conserver un fauteuil, c’est triste! C’est triste! Rien qu’à y penser, mais c’est terrible! Et moi j’envie les présidents qui sont d’un certain âge. Parce que eux au moins ils quittent la Présidence, ils prennent une bonne retraite là, ils écrivent des livres ou ils font autre chose et cultivent des jardins, ça va!

Journaliste : Alors que vous … difficile de vous recycler?

Thomas Sankara :  Alors que moi, eh bien, recyclage difficile, suspicion permanente, on ne pourra pas comprendre que … Si moi aujourd’hui je quitte la Présidence—qui que ce soit qui vienne me remplacer—pour aller reprendre les commandos comme cela me plaît, ça ne convaincra personne! Si on m’envoie comme attaché militaire, ça ne me plaira pas. Je ne peux pas accepter ça, parce que ce sont des postes que je n’aime pas. Alors, c’est un peu ça.

Journaliste : Et nous avons vécu ici ces trois semaines qui ont coïncidé avec des événements, enfin, une crise gouvernementale quand même. Même une menace de coup d’État. 

Thomas Sankara :  Ah oui, pour laquelle quand même, j’aimerais dire un mot hein. 

Journaliste : Oui

Thomas Sankara : Bon, il y a une réelle menace de coup d’État. Depuis un certain temps, nous avons eu des pressions directes. D’abord, c’était l’agression barbare et à ciel ouvert de mercenaires. C’est vrai que nous avons risqué par plusieurs fois d’avoir des débarquements de mercenaires.

Journaliste : Après le 4 août?

Thomas Sankara :  Après le 4 août. Dès le 5 août. Un chef d’État me l’a confié, il a été contacté pour cela. Il a été contacté par d’autres États.

Journaliste : Ils avaient mal choisi leurs interlocuteurs alors.

Thomas Sankara :  Non, non, non, il les a… Enfin, oui ils les avaient mal choisis parce que lui aussi, non pas qu’il soit un allié à nous, mais…

Journaliste : Il ne voulait pas être un allié?

Thomas Sankara : Il veut avoir la tranquillité du côté de la Haute Volta pour s’occuper d’autres choses. Alors, donc cette menace permanente là nous l’avons vécue. Mais maintenant il y en a de moins en moins. Non pas qu’elle soit totalement écartée!—le cas du Bénin est là pour dire qu’après cinq ans de pouvoir, ils ont quand même connu une agression de 72 à 77—mais parce que nos ennemis estiment que c’est une tactique qui n’est pas payante, ce n’est pas la bonne. Ils ont à un moment donné essayé la tactique de la déstabilisation politique. Aujourd’hui, en Haute-Volta, c’est les syndicats, c’est les groupes de pression, c’est très sensible. Ils ont essayé cela et nous avons eu une action qui nous a permis de nous mettre à l’abri de leur manœuvre. C’est ainsi que nous avons été amenés à licencier 1400 instituteurs. Ça, nous ne le regrettons pas du tout. Aujourd’hui même, nous allons publier—vous entendrez au compte rendu du Conseil des ministres—nous allons publier qu’un bureau a été mis en place pour réexaminer les cas. Déjà à Koupéla moi j’ai ré-examiné certains cas.

Journaliste : Sur ces 1400 enseignants?

Thomas Sankara :  Oui sur ces 1400 enseignants licenciés. Quelques cas, comme ça en passant. Et maintenant ils s’accrochent sur les opposants potentiels-là, tous ces licenciés, dégagés et autres qui ne semblent pas du tout contents de nous. Et il y en a des militaires, des civils. C’est sur eux qu’ils s’appuient. C’est avec eux qu’ils ont tenté maintenant de s’organiser réellement. Et les coups d’État, parce qu’en fait il y en a plusieurs, mais les coups d’État que nous avons déjoués s’appuient essentiellement sur des militaires. La réaction civile a passé les armes aux militaires, a confié la question des affaires aux militaires.

Journaliste : Pour être plus proche du centre du pouvoir, l’ennemi?

Thomas Sankara :  Alors … Non, mais heureusement, ce n’est pas des dissidences, c’est des manifestations de ce à quoi nous nous attendions. Et c’est pourquoi aussi nous ne sommes pas du tout surpris. Nous ne sommes pas du tout ébranlés par cela, parce que ces éléments là, nous les savions comme au minimum opportunistes, au maximum véritablement ennemis à nous, plus ou moins déclarés. Et nous avons pu les suivre pas à pas. Ce coup d’État, nous n’avons pas connu sa naissance; nous avons pris le train en marche, mais nous l’avons suivi jusqu’à aujourd’hui. Les réunions et tout, ce sont nos hommes qui étaient dedans avec eux et qui les ont suivis. Je dois dire très sincèrement que nous souhaitions maîtriser la chose jusqu’au déclenchement de leur assaut. 

Journaliste : Mais…?

Thomas Sankara :  Mais certains éléments nous ont échappé et nous, nous pensons qu’ils ont flairé un peu l’infiltration. Alors ils pourraient donner à nos sous-marins-là, nos taupes-là des fausses informations pour nous prendre. Et c’est pourquoi nous avons arrêté plus tôt que prévu. 

Journaliste : On peut connaître le  nombre?

Thomas Sankara : Pour les militaires, ils sont environ une dizaine: deux officiers en activité, deux lieutenants, un lieutenant artilleur… Non, quatre officiers en activité. Finalement quatre officiers avec les dernières arrestations, parce qu’il y en a eu cette nuit. 

Journaliste : Ah bon?

Thomas Sankara : Oui. Vous voyez que nous n’avons pas dormi. Mais ça, on est un peu habitués maintenant. Puis, au total avec les civiles, une bonne cinquantaine de personnes. Mais tous ne sont pas… Il y a ceux que l’on a mis dans le projet de gouvernement—ministres de ceci sans les avoir consultés, parce qu’on sait qu’ils n’aiment pas le CNR. Ça c’est évident, mais ils n’ont pas comploté. Il y a ceux-là, et puis il y a ceux vraiment qui cogitaient, qui préparaient quelque chose. Mais vraiment ceux qui étaient au cœur de la préparation, je crois que ça ne dépasse pas la dizaine de personnes. 

Journaliste : Ils avaient déjà pu constituer leur projet, leur plan?

Thomas Sankara : Oui, leur projet était simple: pour eux c’était une attaque contre quelques personnes, notamment ce matin en conseil des ministres ils pensaient qu’ils devaient nous attaquer…

Journaliste : Aujourd’hui?

Thomas Sankara : Heureusement que je n’ai dit ça qu’après le conseil [Éclats de rire], parce que ça pouvait ne pas y avoir lieu…. la liquidation, on allait bacler le dossier. On allait nous avouer tout cela [Éclats de rire]. Et la remise en cause de tout ce qui a été fait jusque-là, ce qui est fondamental, un peu comme la Guinée hein – la Guinée après Sékou TOURÉ. Plus de TPR, plus de camarades, plus de CDR…

Journaliste : Un recentrage comme on dit en Europe…

Thomas Sankara : Oui, un recentrage. Bon alors, c’est comme ça, un recentrage total. Un de leurs meneurs, le lieutenant Ouedraogo Moumouni que nous, nous avions nommé comme responsable de l’assainissement de la ville – histoire de lui trouver un poste, donc que  nous connaissons très très très bien!

Journaliste : L’assainissement de la ville? Celui qui s’occupe des latrines?

Thomas Sankara : Non, celui qui s’occupe des latrines c’est un autre, c’est l’ancien directeur de protocole. Oui, et nous lui disions qu’il y a ceux qui sont gênés par toutes ces saletés et qui estiment qu’il faut nettoyer la ville, et puis il y a ceux qui estiment qu’on peut laisser ces saletés là aussi. Alors des deux qui est le plus propre, quoi!

Journaliste : [Éclats de rire!]

Thomas Sankara : Non, c’est un…lui il était chargé des poubelles, c’est différent. Ça c’est vraiment différent. Alors le lieutenant Ouédraogo Moumouni était chargé des poubelles et nous lui disions, “bon, écoute. Si tu veux entrer dans la révolution il faut y entrer par la grande porte, c’est-à-dire par l’alliance totale avec les CDR. On ne peut pas faire le nettoyage de la ville de Ouagadougou sans les CDR, puisque nous n’avons pas de grands moyens, des services de voirie, etc. Alors donc ou tu es d’accord avec les CDR ou tu n’es pas d’accord avec eux. Et tu ne peux être d’accord avec les CDR qu’en adoptant leurs mots d’ordre, etc. donc en vivant la Révolution. [Audio interrompue]…la Haute Volta est un pays de savane, par conséquent on se voit bien et il est difficile de faire un croc-en-jambe à qui que ce soit. C’est comme ça que nous avons filé, encouragés dans leur projet. Et puis, ils avaient choisi leur euh… le jour où il fallait les arrêter nous les avons arrêtés. 

Journaliste : Il y en avait encore en liberté, non?

Thomas Sankara : Il y en avait encore en liberté un autre groupe. Finalement c’est deux groupes liés. Mais ils ont travaillé très habillement, au niveau de la base ils ont travaillé en groupes distincts de telle sorte que si un groupe échouait l’autre au moins ait la chance de réussir. Mais au sommet c’est la même chose, c’est les mêmes.

Journaliste : Ils apportaient des armes de l’étranger ou bien …?

Thomas Sankara : C’est nous qui leur avions fourni des armes. Par exemple, les armes de l’intérieur. Ils envisageaient de faire venir des troupes étrangères. 

Journaliste : C’était ambitieux comme projet!

Thomas Sankara : C’est ça. Ambitieux, réaliste. Ça se vend hein, aujourd’hui encore. Attaquer des points sensibles et puis, bon…

Journaliste : Pas vraiment des mercenaires mais des troupes?

Thomas Sankara : Des troupes! Bon, j’attends certaines conclusions, je ne sais pas ce qui va sortir ce soir. Pour les nationalités, nous les imaginons, mais grosso modo…

Journaliste : Les tracts aux tracts sont en cours … [Rires]?

Thomas Sankara : [Rires] C’est comme ça qu’on dit dans le milieu, mais sans violence hein. Nous ne torturons personne 

Journaliste : [Rires]…

Thomas Sankara : Bon, grosso modo ils auraient procédé de la façon suivante: pendant que eux attaquaient, les troupes arrivaient avec le message, la requête déjà rédigée il y a plusieurs mois. Donc dans les formes tout a été légitimé il y a longtemps, par avance. Les gens arrivent, voilà, sécurité des Français en danger par exemple. Bon, il suffit de brûler une ou deux voitures là et ça suffit là! Une ou deux voitures de Français brûlées ici ça suffit, et les troupes françaises ne sont pas loin d’ici. Il y en a chez notre voisin, notre ami, Houphouët Boigny; il y en à foison, et puis comme ça devait coïncider avec le 28 où moi je me trouvais de l’autre côté, ça allait être vraiment la belle victoire, la double victoire… Moi je serais obligé de demander l’asile politique, acceptant, reconnaissant les bienfaits de la sagesse, l’utilité de la sagesse, cette sagesse-là, un des bénéficiaires de cette sagesse. Après les manchettes de la presse « Sankara demande et bénéficie de l’asile de Houphouët! » Après des choses comme ça, une fois que l’effet de presse sera passée on me livre aux autres. Bon, c’était assez bien calculé de ce point de vu mais c’était compter aussi sur quand même un nombre d’expériences que nous aussi nous commençons à avoir dans le domaine des renseignements, et nos services, sans être à la hauteur des plus connus.

Journaliste : C’était compter sur les Hernu d’Europe ou de l’Afrique? 

Thomas Sankara : En tout cas les ordres seraient venus d’Europe. 

Journaliste : C’est toujours les mêmes alors?

Thomas Sankara : Je ne sais pas si Charles Hernu est impliqué. Je ne sais pas ça, mais c’est toujours les mêmes, oui. C’est sûr. C’est sûr. Mais ça allait être un carnage parce que aujourd’hui nous sommes sûrs qu’un événement de ce genre en Haute Volta déclencherait… chaque province serait un maquis en elle-même. Peut-être des maquis qui finiraient par tomber faute de coordination, d’organisation, de ceci et cela. D’accord, c’est possible. Mais sur un plan sentimental les maquis se seraient constitués partout. Alors, on aurait assisté à un carnage.

Journaliste : C’était finalement plus réaliste hein.

Thomas Sankara : Oui, de ce point de vue là en tout cas.

Journaliste : C’est étonnant que tout cela puisse se passer dans un calme absolu. Ce que l’on retient quand même c’est une stabilité du pouvoir, même une sérénité par rapport à… 

Thomas Sankara : Certainement

Journaliste : On n’a pas vécu l’anxiété ni la tension, et pourtant il y avait plus de deux événements parce qu’il y a eu tout de même la crise aussi.

Thomas Sankara : Oui, oui.

Journaliste : C’est vrai qu’on ne sait pas la mesure exactement mais elle a donné lieu à des rumeurs, à des débats. On aurait pu ressentir des tensions qui ébranlent un peu. 

Thomas Sankara : En réalité nous ça ne nous inquiète pas, ça ne nous trouble pas outre mesure. Nous savons que ce sont des tempêtes passagères parce que d’abord, le coup d’état lui-même, quelles sont ses chances? Vraiment très peu. On peut assassiner un homme en passant, d’accord. Surtout que nous ne prenons pas tellement de précautions. Ça c’est possible, mais la Révolution elle-même, il est difficile de la compromettre aujourd’hui malgré toutes les difficultés qu’elle pourrait connaître. De l’autre côté, la crise que nous avons avec la LIPAD et le PAI, je crois que le PAI est un parti qui lui-même comprend qu’il n’a pas intérêt à cette crise. Mais nous aussi nous devons comprendre qu’on ne blesse pas à ce point un parti et lui demander de se taire et en plus aussi de sourire! C’est difficile. Donc il est normal, tout ce que le PAI fait aujourd’hui, moi je trouve que c’est tout à fait normal. C’est même un effort particulier pour se contenir qui les a amenés à réduire, à limiter en tout cas l’expression de leur colère, de leur déception, etc. C’est normal, il ne faut pas leur demander davantage. 

Journaliste : Donc on n’a pas l’impression d’une stabilité mais plutôt une réalité…

Thomas Sankara : Certainement moi je… Je ne sais pas ce que pensent… Vous savez souvent il me vient à l’idée d’aller voir les chefs d’état que nous avons mis en prison et leur demander : “mais vous, à la veille de votre chute quels étaient vos sentiments? Est-ce que vous sentiez venir?” et voir si on peut établir quand même… parce que moi j’ai eu l’impression d’instabilité… Non je vous dirais sincèrement que c’est stable. C’est stable chez nous quoi qu’on dise, c’est plus stable chez nous que chez d’autres, chez des voisins dont on ne parle pas tellement. Parce que il n’y a pas de projets consistants. Il y a des mécontents chez nous, c’est vrai. Mais il n’y a pas un foyer qui puisse même entretenir un projet sérieux. Vous avez la gauche, une certaine gauche qui n’est pas d’accord avec nous. Nous nous rejoignons par en bas. Il y a des vases communicants, enfin, il y a des labyrinthes par lesquels nous nous rejoignons qui font que tout compte fait, ils constituent une espèce de mauvaise conscience utile. La droite elle-même est désemparée et aujourd’hui elle ne sait plus sur qui s’appuyer, sur quoi s’appuyer à l’intérieur. Même à l’extérieur, elle a des difficultés. Il faudrait vraiment faire de la Haute Volta… Si on décide, bien sûr si on décide de faire de la Haute Volta la Grenade, c’est possible. 

Journaliste : C’est possible?

Thomas Sankara : C’est possible! Grenade avec un débarquement massif, de grands moyens… 

Journaliste : La Grenade, c’était quand même détruit de l’intérieur…

Thomas Sankara : Oui, c’était détruit à l’intérieur. C’était détruit à l’intérieur. Bon, mais si on décide …

Journaliste : Mais les données ne sont pas les mêmes qu’ici…

Thomas Sankara : Non, je ne crois pas, je ne crois pas. Nous, pour l’instant non, ça ce n’est pas possible. Je ne pense pas, je ne souhaite pas que ce soit possible, mais enfin. Il y a quand même une véritable stabilité. Et moi je reçois régulièrement… si j’avais ici les dossiers de police là j’allais vous les faire lire. Mais régulièrement on m’envoie des notes: “Camarade président vous devez limiter vos sorties, camarade président vous devez limiter ceci, etc.” Je comprends pour un policier, mais vraiment on les met sur les nerfs quoi ! Je les comprends mais moi non, je n’ai pas l’impression que je me balade en ville, je n’ai pas l’impression que je prends des risques. Je n’ai pas l’impression que je prends des risques, mais je me dis qu’en chaque Voltaïque se cache un “dégagé” aigri, ça c’est possible. Ou même—bon là, peut-être que je manque de modestie en le disant—il est même possible quand je lis un peu ce qui est arrivé à d’autres (le Pape ou des vedettes) que par un sentiment contraire des gens viennent poser des actes dangereux. Bon, même ça je me dis que … Bon enfin, on n’est pas encore arrivé à ce stade là. Donc on est protégé par un environnement qui évolue avec son niveau normal.

Journaliste : Donc vous n’allez pas renoncer à vos sorties, à votre liberté? 

Thomas Sankara : C’est difficile hein, j’avoue que c’est difficile! Moi j’étais à Koupéla, j’allais à Pô où nous avions des manifestations… Ça me fait faire dans la nuit 600 km, enfin, c’est-à-dire que chaque kilomètre est un lieu d’embuscade, quoi. Le chauffeur somnole, vous-même vous somnolez, on ne sait plus qui conduit [Rires].

Journaliste : Quand vous parlez de Koupéla, je vous imagine un peu isolé dans une petite case au milieu de la brousse. En ce moment on pouvait penser qu’un séjour long aurait pu donner des velléités à des gens? Une maladresse peut-être de votre part? 

Thomas Sankara : En fait j’ai été à Koupéla parce que Koupéla c’est le fief de la réaction. 

Journaliste : Pas pour les provoquer?

Thomas Sankara : Voilà, c’est tout. Je suis allé m’installer chez eux. 

Journaliste : On parle de Koupéla comme un lieu conservateur traditionnellement acquis à certains… 

Thomas Sankara : Est-ce que sans indiscrétion, je peux vous demander qui vous a parlé de Koupéla ?

Journaliste : Eh bien, on m’a parlé de Koupéla là bas, et puis [nom mentionné mais inaudible]

Thomas Sankara : Alors, ça se comprend.

Journaliste : [Rires] Pourquoi? Elle est soupçonnée de…

Thomas Sankara : Ah oui. Elle est de Koupéla, je comprends! Elle a son jugement de Koupéla et elle trouve que nous dramatisons un peu trop.

Journaliste : Quelle est la réaction d’aujourd’hui?

Thomas Sankara : Oh, c’est une réaction qui se meurt, hein. C’est une réaction qui se meurt, elle n’est plus tellement… La preuve, entre les premiers jours de notre installation là-bas et de nos jours, il y a une différence de ton. Le dernier jour vous n’étiez… Est-ce que vous étiez là quand il y a eu le procès du chef-là ?

Journaliste : Non, on était là la veille !

Thomas Sankara : Vous étiez là la veille. Bon, le chef de Koupéla—ça c’est terrible—il y a eu un TPR sur place, il a été interpellé, il a dû s’expliquer, se justifier face à un peulh et tout, tout , tout. Bon, moi je n’ai pratiquement pas pris la parole parce qu’on m’avait taxé de régionalisme, de tribalisme et autres…(rire…) 

Journaliste : [Rires] Ah bon? Vous êtes entre les deux alors ? 

Thomas Sankara : Je suis entre les deux. Bon, ça dépend. Parfois je me sens plus d’un côté que d’un autre.

Journaliste : Vous avez le sens de la justice quand même?

Thomas Sankara : Oui, mais on allait me soupçonner en tout cas d’être un parti pris pour le peulh parce que c’était lui la victime.

Journaliste : Il semble que les questions ont été posées et que les choses ont évolué un petit peu. 

Thomas Sankara : Nettement! En quelques jours les choses ont manifestement évolué et comme je le leur disais, il faut que nous retournions, il faut que d’autres retournent là-bas faire des meetings. Moi je n’ai pas voulu faire de meeting parce que la période n’était pas propice. Mais d’autres pourraient y retourner et feraient un bon boulot là-bas.

Journaliste : Il faut qu’on aborde cette question de conflits qui sont généralement sociaux et même de classes si on peut le dire; des conflits d’intérêt mais qui peuvent cacher derrière des conflits ethniques. Avant de venir ici j’ai entendu, j’ai lu, j’ai entendu beaucoup parler des Mossi et de leur emprise sur l’appareil d’État et que rien ne peut se faire dans ce pays sans eux. Si on est pas Mossi, on ne compte pas en quelque sorte. Est-ce que vous croyez encore que quelqu’un peut compter sur ce clivage, sur ces rivalités ?

Thomas Sankara : Non! Non, non! Aujourd’hui n’importe qui de n’importe quelle région peut venir à la tête de ce pays sans rien craindre des Mossis. Bien-sûr il y a encore, il y a encore, peut-être des vestiges … en tout cas il y a des forces encore qui restent, qui proviennent de ce complexe qu’ont les Mossis.  Il y a encore de cela. Mais ce sont des forces qui s’éteignent petit à petit. Et aujourd’hui faire un calcul là-dessus c’est vraiment se tromper lourdement hein. C’est se tromper très, très lourdement. Et moi d’ailleurs je ne joue pas tellement dessus. Bon, je me dis… Quand je leur fais des concessions, je me dis tant qu’à faire si on peut aussi avoir cette fraction des gens qui compte encore sur ce que sont les Mossi ou ce que devraient être les Mossi ici. Si on peut les avoir avec soi, autant leur ouvrir des portes. Comme ce vieux qui me disait mais pour parler de démocratie, mais la vraie démocratie c’est la loi du plus grand nombre. C’est nous les Mossis qui sommes les plus nombreux et le gouvernement devrait, dans sa composition, montrer que la part a été faite aux Mossi, etc. Non! Si le fait de le recevoir et de le subir pendant quelque quart d’heure, si ça peut lui faire plaisir, tant mieux. Il y a des marches comme ça, comme le fait de recevoir les imams de Haute Volta…

Journaliste : Il vaut mieux les neutraliser au moins?

Thomas Sankara : De cette façon-là. Ils viennent, ils disent oui à la Révolution. Bon, tant pis pour eux s’ils se retrouvent avec des contradictions. Nous, ça ne nous gène pas. 

Journaliste : Est-ce que parmi ces officiers dégagés il n’y a pas des nostalgiques ? En tout cas des personnes qui pouvaient, disons, sentir disons que la dignité, le pouvoir mossi avait été atteint ? 

Thomas Sankara : Oui bien sûr. Notamment un des colonels, le colonel Didier dégagé que nous venons d’arrêter. Notamment lui. Par exemple lui…

Journaliste : Ça existe comme sentiment… ? 

Thomas Sankara : Chez les dégagés, oui ; chez les dégagés, oui. Mais personne, enfin, très peu de gens les suivent. 

Journaliste : Donc le pouvoir reposait un peu sur eux auparavant. C’était une réalité ? 

Thomas Sankara : C’était une réalité, c’était. C’était une réalité mais qui avait commencé à disparaître mais qu’on avait essayé d’entretenir artificiellement pour les besoins de la cause. Et nous, en privant cette idée-là de son aliment, de sa propagande habituelle, nous la laissons mourir d’elle-même, sans effort. Ç’est pourquoi on dit ici “à bas le tribalisme !” On entend cela mais c’est pour allonger la liste des sentences, c’est pour allonger la litanie. C’est tout. Ce n’est pas que l’on s’attaque à un problème vraiment sérieux. Ce qu’on constate par contre, qui a son importance … La région ouest Bobo Dioulasso, vous y avez été toutes les deux, non ? 

Journaliste : Oui. Trop vite quand même. 

Thomas Sankara : Ah bon! Vous avez pu voir DIALLO ? 

Journaliste : C’était très rapidement parce que…. D’abord on est allé à la vallée du Kou, on est allé à Banfora et puis le commissaire a cru que pour nous il était plus important de rencontrer les femmes du début jusqu’à la fin.

Thomas Sankara : [Rires] C’est ça. C’est ça!

Journaliste : [Rires] Les femmes avec les femmes. 

Thomas Sankara : C’est ça ; c’est un problème, c’est un autre problème. Ah oui, d’accord. D’accord ! D’accord ! Je n’ai pas pu l’avoir au téléphone, le haut-commissaire. 

Journaliste : Mais j’avoue que je l’ai côtoyé à un moment donné. Mais je m’attendais à voir un officier en uniforme et je n’ai pas fait l’association. Ce n’est qu’après que j’ai regretté d’avoir raté l’occasion. Mais j’espère qu’il y en aura d’autres. 

Thomas Sankara : Bon, donc du côté de l’ouest là à Bobo Dioulasso, il y a une espèce de régionalisme non tribal hein, non tribal. Bobo Dioulasso a été pendant la colonisation, sous la colonisation, la ville économique de la Haute Volta, même de la sous-région. Elle a été aussi la ville militaire. L’armée française y était installée très fortement, etc. Donc ceux de Bobo, aujourd’hui, ne comprennent pas que ce soit Ouagadougou qui ait pris le pas. Surtout que Maurice Yaméogo—le premier président—qui l’a fait, qui a renversé l’équilibre, il l’a fait de manière pas très adroite. Il est allé jusqu’à menacer les gens. Si bien que ceux de Bobo, ça leur est resté à travers la gorge jusqu’à aujourd’hui. Alors si bien que nous, pour certaines décisions, nous sentons que Bobo est lent à venir. On prend la décision à Ouagadougou, on a publié à la radio mais il faut encore faire un déplacement à Bobo pour…. Ah là ils sont contents, ils sont flattés. Ça nous impose des déplacements. 

Journaliste : Ç’est deux capitales hein, en fin de compte… 

Thomas Sankara : Oui, ça fait la concurrence permanente. Bon, il y avait dans le temps Ouahigouya au Nord, Ouahigouya Nord-est de Ouagadougou. 

Journaliste : Ç’est pas une zone mossi quand-même ? 

Thomas Sankara : Oui, c’est mossi mais, entre Mossi ils ne s’entendent pas ; entre Mossi, ils ne s’entendent pas. Il y a les Mossi du centre-là, Ouagadougou. Et puis les Mossi de Ouahigouya, eux, ils estiment que les Mossi, ils sont d’accord que les Mossi sont les nobles mais eux ils sont les nobles des Mossi. 

Journaliste : Les nobles des nobles. 

Thomas Sankara : Voilà ! Et ça c’est autre chose. Il y a des chansons ici, mais c’est terrible. Alors eux en fait c’est parce que aussi ils étaient trop alignés derrière un homme, Gérard Kango, premier ministre, président de l’Assemblée nationale, un homme vraiment charismatique. Un charisme négatif, mais un charisme quand même, il faut le reconnaître. Il s’est imposé, gentleman de Londres comme on l’appelait. Un homme plein de prévenances, de manières, de courtoisie mais sur la scène internationale ça a été l’un des Voltaïques qui s’est le plus imposé. Malheureusement il n’a pas eu la présence en public pour justement pouvoir entrer dans tous les forums. Mais s’il l’avait eu, il aurait laissé son nom dans l’histoire africaine. Puisque c’est un homme qui a le sens du show business, il a le sens du one man show, quoi. Il en a vraiment le sens et il le réussit. 

Journaliste : Il est où maintenant ?

Thomas Sankara : Il est à Pô. Il cultive un champ à Pô. Blaise m’avait envoyé un mot pour me dire comment ça évoluait.

Journaliste : Et ça évolue bien ?

Thomas Sankara : Si, ça va. Il est tombé, il a eu des vertiges. Parce que sur le champ, voyez-vous, l’homme comme il est, qui veut démontrer que lui il est plus révolutionnaire que les autres qui sont détenus avec lui, qui veut cultiver plus vite et plus fort que les autres, mais alors qui se surpasse tellement que… il a eu des crises, il est tombé en syncope. Il a fallu le réanimer.

Journaliste : C’est stakhanoviste quand même ce qu’il a fait?

Thomas Sankara : Alors stakhanoviste à mort, et tout, quoi. C’est lui, Gérard Kango. Premier partout. Premier partout : premier en prison, premier dehors. Bon, donc Gérard Kango, il se porte bien. En dehors de ça, on ne peut pas dire que ce soit un point d’ancrage possible pour une opposition; c’est très faible.

Journaliste : Du point de vue des brassages, les Mossis sont un peu partout. Ils sont partout mais se battent entre eux. 

Thomas Sankara : Oui, c’est surtout les Mossis qui sont un peu partout. Il faut dire aussi que par nécessité…c’est un peu comme les Juifs, par nécessité ils …

Journaliste : Les Juifs étaient minoritaires alors que les Mossis sont majoritaires.

Thomas Sankara : Je veux dire que eux, partout où ils sont ils excellent parce qu’ils vivent des conditions plus dures, ils ont connu chez eux des conditions vraiment dures. Il faut les voir à l’ouest, ils s’installent et c’est eux qui deviennent les chefs de village. Ils sont nombreux, ils font beaucoup d’enfants, ils cultivent beaucoup, etc.

Journaliste : Ils cherchent à monter dans la hiérarchie…

Thomas Sankara : Systématiquement. On dit que quand deux Mossis tombent dans un trou, dans un puits, la première des choses qu’ils font, ils ne cherchent pas à sortir. Ils cherchent d’abord à savoir qui sera le chef. Et la question de sortir ne sera posée et résolue qu’après qu’on ait résolu la question « qui est le chef ? »

Journaliste : Donc celui-ci n’étant pas un problème de premier plan, la Révolution n’est pas menacée directement par les complots—qui ont, comme vous l’avez dit, très peu de chances de réussir. Il y a cependant des problèmes qui se posent, j’imagine. Notamment il me semble qu’il y a des problèmes au sein même de la coalition si on peut dire, entre les militaires et la partie civile. Je sais bien que vous n’aimez pas cette distinction parce que vous êtes aussi civil que les autres, je suis d’accord. Est-ce qu’on peut faire rapidement le bilan de cette situation ? L’union se fortifie, l’éclaircissement est en cours ou bien il doit encore venir ?

Thomas Sankara : [il fait sortir un papier qu’il montre aux deux journalistes]: Voilà, cette lettre-là, par exemple, montre que nous sommes en train de surpasser nos dissensions, nos querelles.

Journaliste : C’est de qui à qui ?

Thomas Sankara : De moi aux organisations qui sont partie prenante, qui sont avec nous au PAI, à l’ULC et aux militaires, aux organisations militaires.

Journaliste : On peut la lire ?

Thomas Sankara : Non, je ne peux pas vous la lire. Mais simplement je vous donne l’idée. C’est simplement une lettre que nous envoyons pour confirmer par des désignations de personnes et autres …

Journaliste : Votre engagement à maintenir le dialogue?

Thomas Sankara : C’est ça. Enfin non, c’est plutôt un calendrier que je trace là de la constitution d’un mouvement unique.

Journaliste : Ah bon ? Donc vous avez fixé des échéances, des étapes ?

Thomas Sankara : Oui, le débat est ouvert il y a quand même un certain temps.

Journaliste : L’impression qu’on a c’est que certains ne sont pas vraiment pressés.

Thomas Sankara : Oui, on les comprend. Vous savez, au football quand vous voulez constituer une équipe de football où il n’y a que un ou deux Pelé, vous devez subir, supporter leurs caprices, c’est normal. Mais il vous suffit de jeter la balle dans la rue, tous les enfants apprennent à jouer. Au bout d’un certain temps il y en a tellement que, eh bien…

Journaliste : Que l’union peut se faire sans les Pelé.

Thomas Sankara : C’est ça. Ou que les Pelé sont obligés de courir pour ne pas rater l’union. C’est normal que certains ne soient pas pressés. Parce que chacun conçoit l’union autour de lui. « Venez à moi c’est ça l’union, hors de moi ça ne s’appelle pas union. » Nous, nous avons quelques problèmes là-dessus parce qu’après tout, ce sont les militaires qui sont curieusement les moins sectaires, qui sont les plus tolérants. Si on doit parler de sectarisme, ce sont les militaires qui sont les plus tolérants. Or le faire autour des militaires donne l’impression que les militaires se posent en pouvoir qui guette, qui joue la duplicité avec les autres. C’est ça la réalité.

Journaliste : Est-ce que vous allez vous acheminer vers une reformulation, une redéfinition de la plateforme politique ?

Thomas Sankara : À partir de celle qui est déjà définie.

Journaliste : Oui, à partir du discours du 2 août.

Thomas Sankara : Oui, oui.

Journaliste : Ça va se faire dans les prochains mois ?

Thomas Sankara : Pas de sitôt quand même parce que…

Journaliste : Vous avez quand même mis l’accélérateur en cette union effective des forces de gauche à la recherche d’une union…

Thomas Sankara : Même une ouverture vers le PCRV…

Journaliste : Ah ça! [Rires] … C’est une raison personnelle, mais le PCRV … les dogmatismes me font peur. Moi j’étais militante dans un parti communiste. Je dis ça sans aucune difficulté à me sentir d’un parti communiste. Je n’ai pas de tabous de ce genre, mais je crois que leur façon d’interpréter la politique…

Thomas Sankara : Mais en fait, il y a  moins de dogmatisme dans ce qui se fait que de querelles subjectives. 

Journaliste : Peut-être. Mais la lecture des documents qui sont publiés….

Thomas Sankara : Par contre moi quand je l’ai lu ça m’a encouragé.

Journaliste : Ah bon? Ce n’était pas les mêmes? 

Thomas Sankara : Lequel vous avez lu? Le numéro 18?

Journaliste : Non, une sorte de bilan des différentes revendications des syndicats sous la tutelle du PCRV. C’est pas un document politique, c’est un document syndical.

Thomas Sankara : Ah bon, mais ça c’est un peu vieux! Ça c’est un peu vieux là. C’est pas très très récent. 

Journaliste : Ah bon, y a eu évolution depuis?

Thomas Sankara : Non, même cela. Par rapport à ce qu’ils étaient, il y a eu une évolution terriblement.

Journaliste : Mais ça nous a paru quand même très déplacé par rapport au contexte. C’est l’impression qu’on a eue.

Thomas Sankara : Mais je sais aussi que toutes les organisations qui sont avec nous ne sont pas prêtes à les accepter. Mais nous, nous ne refusons pas hein.

Journaliste : Et pour être directe, avec la LIPAD et le PAI, il y a eu une entente? Actuellement les choses sont précisées? 

Thomas Sankara : Il y a une entente quand même. Il y a eu entente et je sens que eux aussi ils ne veulent pas céder si facilement. C’est de bonne guerre. C’est-à-dire qu’il s’agit de le comprendre et puis de ne pas trop s’en faire, quoi. Moi ça ne me gêne pas du tout. Les ministres du PAI sont là au gouvernement avec nous, aux conseils des ministres ils participent, ils discutent aussi activement que les autres, on les envoie en mission, il y en a qui viennent de rentrer, etc. 

Journaliste : Donc au gouvernement, il n’y a pas de crise, pas d’utilisation du gouvernement à des fins politiques?

Thomas Sankara : Non, non, non. Bon, maintenant il y en a qui se disent déçus, déçus parce qu’ils ne pensaient pas que nous leur ferions ceci ou cela. 

Journaliste : Le premier déçu c’est bien vous quand-même?

Thomas Sankara : Oui. Enfin, moi je pense que c’est une crise utile parce que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase…Moi des gouttes d’eau comme ça j’en ai connu hein, mais peut-être à un niveau tellement personnel que c’était gênant par pudeur comme ça de poser le problème. Mais je savais…

Journaliste : Vous en avez connu quand?

Thomas Sankara : Maintenant et un peu avant. Même avant le 4 août. Mais je savais qu’au niveau militaire le niveau politique n’est pas toujours très très élevé, et puis il y a des instincts qui resurgissent. Quand commence la bagarre, bon, les militaires, ils ont appris à se battre …C’est ça qui revient hein! Ils veulent des choses carrées, et nos camarades civils qui sont habitués avec nous autres à la politique politicienne même sont désemparés quand les éléments militaires—je ne dirais pas militaristes—les ramènent à cette autre réalité. Alors, il faut faire avec ça. 

Journaliste : Vous croyez que ce n’est pas de là que viendraient les crises futures? 

Thomas Sankara : Non, non, non! C’est pas très grave. Maintenant ce qu’il faut craindre…Bon, quand une organisation politique rencontre des difficultés, surmonte une crise avec une autre organisation, il se crée forcément au sein de l’organisation qui a subi la crise-là des dissensions, du fractionnisme. En tout cas la cohésion n’est plus totale même si ça ne va pas jusqu’à des …. c’est comme des lézardes. Il y aura les purs et durs; il y aura les modérés, les conciliateurs, les réalistes, etc. Et puis il y aura au milieu ceux qui tenteront de réconcilier, de colmater les brèches. Alors là, ça appelle les surenchères, la démagogie. Alors, qui dans le PAI, œuvrera quand même pour sauvegarder la cohésion? Parce que moi je sais, je sens, je connais quand même le PAI. Il surmonte ces crises-là, mais qui aura intérêt à s’en saisir pour dire que plus que jamais les troupes alignées, il faut que… Enfin, c’est la guerre de cent ans. 

Journaliste : Plus que jamais…?

Thomas Sankara : Plus que jamais ça doit être la guerre à mort. 

Journaliste : Profiter de l’occasion pour s’affirmer une fois pour toutes?

Thomas Sankara : Oui. Et nous, nous n’avons pas intérêt à ce que le pays soit affaibli par des dissensions, des crises internes. Nous n’avons pas du tout intérêt à ce qu’il soit affaibli. 

Journaliste : Ça dépend d’où vient l’affaiblissement. Est-ce que l’affaiblissement signifie que la base du pays se dissocie de certains dirigeants et adhèrent aux CDR par exemple ou bien ?

Thomas Sankara : Alors, personnellement c’est ce que je crains le plus. Que ça prenne… enfin, qu’il n’y ait des dissensions en leur sein. Ceux qui sont d’accord, par exemple la question pourrait se poser ainsi : on reste ou on ne reste pas dans le gouvernement. Ceux qui vont estimer que c’est une telle humiliation, c’est là dans le sang et puis etc. Écoutez, ils ne seraient même pas suivis par 25 personnes hein, mais quand même. L’histoire aussi a montré que ceux qui s’en vont avec les issues des troupes sont ceux qui font le plus de dégâts [Rires]. 

Journaliste : Mais on n’en est pas là? 

Thomas Sankara : Non! Non! Non, on n’en est pas là et je sais que le PAI a intérêt et il ira vers l’unité. Peut-être qu’il posera plus de conditions pour l’unité—chat échaudé craint l’eau froide, d’accord. Et ça aussi c’est normal, ils auront raison. 

Journaliste : Quelles conditions le PAI pourrait-il demander?

Thomas Sankara : Vis-à-vis des autres organisations surtout, quoi! Parce qu’en fait, quoi qu’on dise, le problème n’est pas en rapport avec nous. C’est entre eux qui se connaissent bien avant nous. 

Journaliste : Il n’y en a pas beaucoup, les organisations? Il n’y en pas en grand nombre?

Thomas Sankara : Non, il n’y a en pas en grand nombre, il n’y a pas de masse. C’est eux [le PAI] et l’ULC surtout. Bon, les autres ne sont pas organisées. 

Journaliste : On a comme l’impression que d’une certaine façon, en tout cas dans certains secteurs, il contribue à bloquer un peu les situations en ne partageant pas les activités des uns et des autres, des gens qui sont soit dans une autre organisation, qui sont des indépendants. Il y a des gens qui viennent de s’engager dans la Révolution et qui sont actuellement pleins de projets, pleins de possibilités, d’initiatives et d’imagination et qui, me semble-t-il, sont un peu bloqués par des choses qu’ils ne comprennent pas ou alors par une sorte d’inertie qui est due à ce que vous disiez tout à l’heure—la course au fauteuil ou le maintien du fauteuil. 

Thomas Sankara : Oui, ça c’est vrai. Et c’est pourquoi il faut de temps en temps un minimum de fermeté pour secouer les gens. Ce matin par exemple, moi je n’ai pas assisté au conseil des ministres. J’étais dans un de nos offices là en train de faire le gendarme, mais on a  besoin de ça…

Journaliste : En train de faire le gendarme?

Thomas Sankara : Oui, en train de faire le gendarme. Mais on a besoin de ça. On a besoin de ça. Sinon les gens ne comprennent pas hein. Il s’installe trop facilement, trop vite. On a besoin de montrer à chacun qu’il n’est pas là pour de bon. Et puis, il doit écouter les autres. Ce n’est pas parce qu’il est déjà installé ou nommé ministre du CNR que sa parole est vérité d’Évangile. 

Journaliste : Pour finir avec tout cela, comment vous voyez les prochains mois? Des mois décisifs pour une consolidation de tout ce …

Thomas Sankara : Oui, je crois. Je crois sincèrement. Avec par exemple ce travail que nous faisons, le travail que nous avions déjà entrepris pour la consolidation de la tendance militaire—il se maintient, avec les bilans que nous allons faire, avec aussi la nécessité d’un recentrage, de repréciser nos objectifs. Ça va être des mois décisifs. Et surtout que nous nous acheminons vers bientôt le 4 août, ça va être l’heure des bilans. Et on retiendra, on saura qui a raison ou qui n’a pas raison, qui a moins raison et puis apprendre à faire plus attention. Et surtout, pour moi—en fait je croyais que vous alliez me poser cette question à moins qu’elle ne soit vers la fin—ce sont les problèmes économiques actuels qui me préoccupent. Parce que ces problèmes-là [politiques] ne me tracassent pas autant que ceux-là.

Journaliste : On a effectivement privilégié les questions politiques parce qu’on a l’impression qu’elles sont un frein à la résolution, du moins à la réalisation des projets, à la prise de conscience des problèmes réels.

Thomas Sankara : Ah oui c’est ça. Bon, les problèmes économiques, je me dis que le délai de grâce pour moi s’expire hein. Il faut faire bien, il faut faire mieux que ce qui a été fait. Bien sûr ce temps-là, nous devrons  développer encore plus d’initiatives et ce n’est pas facile surtout par des périodes comme ça où il y a des crises un peu partout  L’argent devient de plus en plus cher, même les conditions climatiques ne sont pas toujours favorables, etc. Mais moyennant le maintien, la mobilisation à un niveau donné—ce qui est aussi la condition politique—moyennant cela, nous avons un programme qui est réaliste, qui est très simple, qui est exécutable et qui va se traduire, qui va avoir des effets heureux et qui va mobiliser encore plus de monde. 

Journaliste : Ah bon?

Thomas Sankara : Oui. C’est-à-dire ce sont les projets par province. Nous avons rendu chaque province autonome pour un certain nombre de projets. Et cela va se faire. Au niveau de la province, elle dégage elle-même ses ressources et elle réalise ses ambitions. Et c’est de la qu’au niveau des masses on voit qu’il y a eu une transformation qualitative, concrète de leur existence. Ce qui nous permettra de dégager au niveau national plus de ressources encore pour certains projets de taille plus importante, d’une ambition beaucoup plus grande. 

Journaliste : Les Cités du 4 août, les ambitions de départ c’était quoi? 

Thomas Sankara : C’est une école, les Cités du 4 août. C’est l’école vraiment de la mobilisation et de l’organisation du chantier sur des bases démocratiques et populaires, sur des bases politiques. C’est pourquoi aussi, moi, on me reproche d’avoir lancé cela comme ça sans toute la préparation qu’il faut, etc. Et je sais que tout ça vient de… Heureusement qu’on se connaît, je sais d’où ça vient. Et c’est pourquoi ça ne me gêne pas. Mais je sais aussi que ceux qui le disent savent très bien que s’il n’y avait pas ça, le 4 août le bilan aurait été difficile à faire. Dire qu’il y a eu tant de marches de soutien, tant de meetings, tant de veillées débats, c’est pas des bilans qui s’annoncent, ça! Le FMI ne compte pas ça, le club de Paris, ça ne veut rien dire pour eux. Par contre, dire que nous avons 500 villas qui ont été réalisées, c’est quelque chose. [Audio interrompue par un coup de fil]…Il vient hein, il est consistant, le bilan que nous allons présenter le 4 août. 

Journaliste : Et après? 

Thomas Sankara : Et après maintenant, à partir de cette école de mobilisation-là nous avons un grand programme, c’est ce que j’ai fait à Koupéla surtout: construction d’écoles, de dispensaires, de maternités, de pharmacies, de bureaux de poste, de banques de céréales, de campements pour certaines localités, de salles de cinéma, et bien sur des salles, des pistes de danse. 

Journaliste : [Rires] C’est prioritaire aussi, ça?

Thomas Sankara : [Rires] Priorité des priorités. Vous savez que nous sommes en pourparlers avec le gouvernement français pour pouvoir lancer un orchestre? 

Journaliste : Ah bon!

Thomas Sankara : Ils ne comprennent pas là-bas… Ils commencent à se demander là-bas, à Paris, comment ça peut être la préoccupation d’un régime qu’on dit être en crise et tout, et qui parle de guitares et de tambours.  

Journaliste : C’est vraiment la création de structures de base. 

Thomas Sankara : C’est ça. Total! Nous voulons dire—vous l’avez remarqué quand vous avez quitté Ouagadougou, vous avez été à côté vraiment il n’y a plus rien.—Ce que nous voulons dire, ce que nous voulons faire, on dira: une province égale au minimum ceci et cela. Si vous pouvez en avoir plus, si vous pouvez avoir d’hôtels Silmandé, tant mieux, c’est votre affaire. Mais, le minimum c’est ceci et cela. Donc quand vous allez revenir ici dans deux ans, par exemple—je le souhaite—quand vous allez revenir dans deux ans, il faudrait que vous puissiez trouver une chaîne hôtelière partout. Modeste, simple, d’accord; mais propre, bien entretenue et fonctionnelle. Que vous n’ayez pas à vous poser des questions où loger, que vous soyez assurés d’avoir des projections de films régulièrement, d’avoir les infrastructures de sport un peu partout. 

Journaliste : Et pour cela il faut produire.

Thomas Sankara : Et pour cela il faut produire. Mais nous pensons que nous avons les ressources pour produire. C’est surtout l’agriculture, et il faut des retenues d’eau, et il faut des retenues d’eau partout. Nous encourageons les gens à cela, nous les incitons, nous les organisons, nous cherchons les moyens. Il faut que notre agriculture puisse…d’abord que ce soit vraiment l’autosuffisance alimentaire, mais même, et c’est une mission, faire en sorte que nous devenions une puissance alimentaire. 

Journaliste : Exporter?

Thomas Sankara : Oui. Et nous y croyons. Nous y croyons très sérieusement. Parce que nous voyons, à long terme, si les choses se maintiennent, si les tendances se maintiennent, quels sont les pays autour de nous qui vont acheter le riz voltaïque.

Journaliste : Le Mali, par exemple?

Thomas Sankara : La Côte d’Ivoire aussi.  Oui parce que la Côte d’Ivoire, ils ont commencé l’agriculture là-bas, mais nous savons à quoi ça tient. C’est très fragile. Il suffit d’un rien pour que… Nous, nous avons cette ambition-là de les ravitailler en produits vivriers.

Propos recueillis en mai ou juin 1984 par Augusta Conchiglia et Cherifa Benabdessadok, journalistes au mensuel Afrique Asie.

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