Nous vous proposons ci-dessous une interview de Thomas Sankara, restée inédite depuis sa publication, début juillet 1984, dans le mensuel Afrique Asie aujourd’hui disparu. Sankara donne des informations sur le complot contre la Révolution déjoué le 27 mai. On notera qu’il évoque aussi la question de l’unification des organisations révolutionnaires, déjà donc à l’ordre du jour. Les discussions ont duré tout au long de la Révolution mais n’ont jamais abouti. Ce fut même une divergence majeure qui opposa Thomas Sankara avec le GCB (Groupe communiste burkinabè) et l’UCB (Union des communistes burkinabé). La retranscription a été réalisée par Achille Zango, membre de l’équipe du site.

La rédaction du site


Ce qui s’est passé le 4 août dernier en Haute-Volta n’est pas un banal coup d’État du style plus ça change, plus c’est la même chose La preuve en est que le putsch déjoué le 27 mai devait, par la violence et la liquidation physique des principaux acteurs du mouvement du 4-Août, remettre ce pays sur les rails bien huilés du néo-colonialisme. Il s’agit bien d’un processus révolutionnaire, et les Voltaïques entendent qu’on les laisse le mener à terme. Nos envoyées spéciales Chérifa Benabdessadok et Augusta Conchiglia étaient sur place lors des événements du 27 mai. Voici le résultat de leur enquête qui confirme bien cette phrase du président Sankara : « Oui, c’est bien une révolution ! »

Publiée Afrique Asie N°325 du 2 juillet 1984

Une enquête de nos envoyées spéciales CHERIFA BENABDESSADOK et AUGUSTA CONCHIGLIA

On assimile le mouvement du 4-Août au caprice de quelques militaires auxquels on reconnaît, à la rigueur, la bonne foi. On hésite ou l’on se refuse à y voir un processus en voie de secouer profondément l’immobilisme d’une société que les régimes néocoloniaux les plus injustes, voire les plus féroces, ont entériné grâce à l’appui actif de l’ex-métropole. En effet, la « férocité structurelle » ne réside-t-elle pas dans la dilapidation systématique des biens publics des milliards de francs C.F.A dans le détournement de l’aide ou des investissements étrangers ? Que vaut un pseudo-libéralisme et une pseudo-clémence quand l’écrasante majorité de la population vit dans la misère, ta menace de la famine, quand le legs le plus triste de ces régimes à la Haute-Volta d’aujourd’hui réside dans des records dramatiques tels que te taux le plus élevé du monde en matière d’analphabétisme et de mortalité infantile ?

Or, on le sait, le passage à une société plus juste et moderne ne se réalise pas sans heurts ; on ne peut impunément ménager des intérêts contradictoires en cédant aux pressions et aux compromis. « Nous ne sommes pas contre ce que vous faites, déclarait récemment à Bobo-Dioulasso un ancien militant du R.D.A. (1) à un dirigeant de la révolution du 4-Août, mais vous ne pouvez pas réussir : en vingt-trois ans, on n’a jamais vu autant de choses, de projets se faire simultanément. Le peuple ne vous suivra pas longtemps à ce rythme. »

Pourtant, les choses se font. Et aujourd’hui, pour de nombreux Voltaïques, cette petite phrase qu’aime répéter le président Sankara prend tout son sens : « Sitôt vous menez une révolution, vous en engagez une autre… »

A.C. et C.B.

(1) Rassemblement démocratique africain, ancienne formation politique fondée dans les années et d’où est issue l’élite qui gouverne de nombreux pays de l’Afrique de l’Ouest.


La facilité avec laquelle vous avez déjoué la tentative de coup d’État et arrêté les responsables semble montrer que vous n’avez jamais perdu le contrôle de la situation…

THOMAS SANKARA. C’est vrai, mais la menace était réelle. En effet, depuis le 4 août, les tentatives de bloquer le processus de notre révolution se sont succédé les unes aux autres. On s’attendait même à une invasion de mercenaires. Un chef d’État qui avait été contacté par les comploteurs m’avait prévenu. Nous n’écartons pas la possibilité que des menaces venant de l’extérieur se manifestent un jour. Le cas du Bénin, agressé cinq ans après l’installation d’un régime progressiste, est là pour nous rappeler que ce type de danger existe toujours.

Ainsi, la réaction a décidé d’emprunter le chemin plus audacieux du complot armé…

T.S. Oui, elle a essayé de mobiliser les opposants réels ou potentiels susceptibles de réunir autour d’eux une certaine force. La direction du putsch a été confiée par les civils aux militaires.

Parce qu’ils sont plus proches des centres du pouvoir ? …

T.S. Non, heureusement, il ne s’agissait pas de dissidents. Ce sont des éléments que nous connaissions pour être opportunistes, ou même, carrément, ennemis de notre révolution. Nous les suivions pas à pas et nous n’avons pas été pris par surprise.

Quel était leur plan ?

T.S. C’est simple ; ils préparaient la liquidation de quelques dirigeants ; ils avaient même prévu d’attaquer le Conseil des ministres lors d’une réunion hebdomadaire. Ils pensaient aussi occuper quelques points sensibles de la capitale : l’aéroport, le conseil de l’Entente, etc. A la base, ils travaillaient en deux groupes distincts. C’est ainsi que nous avons arrêté certains responsables quelque jours seulement après le 27, grâce aux informations recueillies après les premières arrestations. Une liste du nouveau gouvernement avait également été élaborée.

 Mais avaient-ils une chance de réussir ?

T.S. En comptant sur leurs seules forces, aucune ! Mais ils espéraient un concours extérieur. Profitant de la confusion qu’auraient engendrée les premières actions, les attentats ou les occupations de points cruciaux de la capitale, ils auraient fait appel à une intervention extérieure. Ils auraient prétexté, par exemple, la sécurité des citoyens étrangers. On a déjà vu cela ailleurs, n’est-ce pas ? L’appel avait été rédigé, et ils disposaient de la radio pour émettre vers les pays « sauveurs certes, l’absence du chef de l’État aurait pu rendre crédible la thèse du « vide du pouvoir » et de l’insécurité pour les civils…

Quels sont les pays impliqués ?

T S. Nous savons sur quels pays les comploteurs comptaient, mais nous n’avons pas les preuves que ces États s’apprêtaient effectivement à intervenir à leurs côtés. Ceux qui, parmi les putschistes, se trouvent à l’étranger s’étaient engagés à obtenir un concours militaire extérieur.

Le complot a été déjoué en douceur, la vie de la capitale n’a nullement été perturbée par les mesures prises à l’encontre des putschistes…

T. S. En effet, nous contrôlions la situation. Mais nous n’en étions pas moins sur le qui-vive, car ils auraient quand même pu s’attaquer individuellement à des personnes, à des dirigeants, d’autant que nous ne prenons pas assez de précautions. Mais nous sommes aussi convaincus que, même si certains parmi nous devaient être victimes d’un attentat, la révolution ne serait pas mise en danger, car ses racines sont désormais très profondes.

Alors, l’impression de stabilité que l’on ressentait ces jours-ci, en dépit de ce qui se passait, repose-t-elle sur une réalité ?

T. S. Je crois sincèrement que, malgré tout, la situation est plus stable chez nous que chez certains de nos voisins dont pourtant on ne parle pas beaucoup … Notre opposition est là ; elle existe, mais elle n’a pas de projet sérieux. Elle ne constitue pas une alternative crédible mais elle peut faire des dégâts ; c’est pourquoi il faut décourager toute velléité de ce genre.

Malgré les risques, vous n’avez pas cessé de vous déplacer à travers le pays. Quatre jours après l’arrestation des comploteurs, vous vous êtes rendu à Koupéla (1). Pendant les quelques jours que vous y avez séjourné, vous en avez fait la capitale du pays. Mais bien peu de mesures de sécurité pour assurer votre protection ont été prises. Et j’ai entendu dire que Koupéla est, en quelque sorte, le fief de la réaction !

T.S. C’est peut-être la raison pour laquelle j’y suis allé à cette période-là ! Ce séjour a été très profitable. J’ai, entre autres, eu une rencontre très cordiale avec les évêques. Il faut savoir que Koupéla est le siège de la plus ancienne mission catholique de Haute-Volta.

Vous avez aussi assisté à des veillées-débats avec les Comités de défense de la révolution…

T.S. Oui, et il y a été question des problèmes concrets qui se posent à la région : de l’attitude d’un chef coutumier mossi et des problèmes de distribution des parcelles de terre. J’ai préféré ne pas intervenir car nous souhaitons que les paysans posent et résolvent leurs problèmes au sein des CD.R., à travers le débat et par la prise de conscience des obstacles à leur progrès. Cela ne peut être un processus imposé d’en haut.

Y avait-il parmi les comploteurs des défenseurs des chefferies traditionnelles mossi, autrefois très puissantes dans l’appareil D’état ?

T.S. Assurément. Certains des officiers qui ont comploté, et notamment l’ex-colonel Didier Tiendrébeogo, n’ont pas dû apprécier le changement de statut du Moro Naba dans notre société. En effet, tout en respectant le Moro Naba, nous ne voyons pas de raison pour que l’État prenne en charge ses frais personnels (2). Il est vrai que le pouvoir reposait largement sur les liens entre les chefferies et les hommes politiques. Mais cette réalité était en train de se modifier avant même le 4 Aout.

Cependant, pour les besoins de la cause, on entretenait, quelque peu artificiellement, les relations entre le pouvoir et les représentants traditionnels de ce groupe ethnique majoritaire dans notre pays. Aujourd’hui en cessant d’alimenter l’idée de l’inéluctabilité de l’emprise des chefs mossi sur le pouvoir, nous la laissons mourir d’elle-même.

En outre, je ne pense pas que le tribalisme soit une plaie dans notre pays et les clivages ethniques ne peuvent devenir un instrument efficace dans les mains de la réaction. Plus sérieux nous paraît être le phénomène régionaliste, engendré par les caractéristiques de la colonisation qui a favorisé l’émergence de deux centres urbains concurrents au niveau national : Ouagadougou et Bobo-Dioulasso. Cette rivalité avait été quelque peu exacerbée au cours des premières années de l’indépendance, notamment par le brusque revirement de tendance qu’a représenté l’arrivée au pouvoir de Maurice Yaméogo. Ce qui est important, à mon sens, c’est qu’aujourd’hui les origines sociales, régionales ou ethniques ne sont pas des critères pour le choix de nos cadres et dirigeants.

  • Un centre à 140 kilomètres à l’est de Ouagadougou.
  • Il s’agissait notamment des d’eau et d’électricité concernant son palais payé par l’État depuis l’indépendance

Le coup d’État de la droite a, bien entendu, relégué au second plan les contradictions qui avaient surgi au sein de la coalition des forces de gauche réunies dans le C.N.R. et le gouvernement.,.

T.S. Nous sommes dans la bonne voie pour dépasser nos dissensions internes. Nous venons de faire une proposition à toutes les composantes politiques du C.N.R. pour l’établissement d’un calendrier visant à la constitution d’un mouvement unique. Le débat était déjà ouvert depuis un certain temps, mais nous souhaiterions en accélérer le rythme.

On a l’impression que certains de vos interlocuteurs ne sont pas vraiment pressés…

T.S.  Vous savez, quand on veut constituer une équipe de football où il n’existe que deux Pelé, on est obligé de subir tous leurs caprices. C’est normal. Mais il suffit de jeter la balle dans la rue pour que tous les enfants apprennent à jouer et pour que les Pelé deviennent des milliers… Au bout d’un certain temps, il y en aura tellement que les « premiers » Pelé seront obligés de courir pour pouvoir toujours faire partie de l’équipe ! Et il est normal que, tant que l’on conçoit l’union autour de soi uniquement, on ne soit pas pressé. C’est peut-être curieux, mais force est de constater que, chez nous, ce sont les militaires qui sont les moins sectaires, les plus tolérants. Ce sont eux qui prônent une union effective des forces de gauche y compris une ouverture à des courants de cette sensibilité qui, actuellement, ne font pas partie du CNR. Le peuple nous jugera sur les réalisations que nous aurons été capables de mener à bien, sur l’amélioration effective de ses conditions de vie. Et puisque rien n’est possible sans le concours du peuple, nous devons lui prouver que nous méritons toujours la confiance qu’il a placée en nous.

Propos recueillis par AUGUSTA CONCHIGLIA

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